lundi 2 mai 2022

P.R.O.T.O.C.O.L.

Alors que l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. s’affiche un peu partout en ville, suscitant l’interrogation des plus curieux, d’autres, que l’on voit à peine, tentent de survivre dans la jungle urbaine. Ils vivotent dans les interstices d’un lieu qui n’a rien d’idyllique. Suite aux révoltes qui ont secoué le pays durant l’automne précédent, l’état d’urgence a en effet été décrété et le couvre-feu imposé. La cité est sous haute surveillance. Des milices privées circulent et ramassent (tabassent) ceux et celles qui, passée une certaine heure, traînent encore dehors. S’il paraît difficile de résister, ou même de tenter un pas de côté, dans un monde si cadenassé, il est toutefois impossible de mettre tous les habitants sous cloche. La plupart entendent continuer à vivre à peu près normalement quand quelques uns, plus radicaux, préparent des actions clandestines en vue d’un grand soir qu’ils espèrent flamboyant. Partout, les gens triment jusqu’à l’usure pour tenter de joindre les deux bouts. C’est vers ces gens, aux tempéraments et aux parcours différents, chacun défendant un pré-carré parfois minuscule, que Stéphane Vanderhaeghe porte son regard. Tous deviennent les personnages de la grande fresque qu’il entreprend de peindre en les suivant pas à pas, sur un certain laps de temps, et par intermittence.

Il y a là Mél., qui fait la manche à l’entrée du Market +, Oumar, le vigile du magasin, Cécile, prof dans un lycée, Katia, qui vend son corps à des types plutôt aisés, RE:AL, qui donne de l’éclat aux murs dès que la nuit tombe, Rrezon, qui a dû fuir son pays et qui livre des repas à domicile, Raton, le rat dominant qui règne en maître avec sa petite bande dans les sous-sols de la ville, Dédé, le S.D.F. qui disparaîtra bientôt, kidnappé par une bande de laveurs de cerveau et de bourreurs de crâne qui sillonnent les rues en estafette rouge, Jean-Christophe, le jeune cadre dynamique qui papillonne à droite, à gauche pour satisfaire ses appétits sexuels et d’autres solitaires, tel cet homme qui a décidé de frapper fort (de mourir mais pas seul) et dont les caméras retracent, après coup, les étapes de sa virée mortifère.

« Il n’existe plus déjà lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres. »

Tous ces êtres, suivis au jour le jour, s’activent, se croisent ou se rencontrent, chacun portant sa vie, ses espoirs, sa peine, ses désillusions dans un environnement quadrillé. Tous aimeraient ouvrir les fenêtres, vivre pleinement, envoyer valdinguer principes, us et coutumes et créer du collectif pour mettre fin à cet individualisme qui devient, de fait, la seule échappatoire possible. C’est peu dire qu’il y a de la colère dans l’air. De la violence rentrée. Un feu qui couve et qui finira bien par prendre. L’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L, pour peu que l’on parvienne à le déchiffrer, et à le propulser plus loin que les murs, annonce peut-être cela.

En attendant, la patience est de mise. Pour en savoir plus, il faut se laisser guider par l’imposant et épatant roman de Stéphane Vanderhaeghe, par sa prose dense et fouillée, par ses différentes strates d’écriture, par son exploration, à travers les pérégrinations de personnages attachants, des failles d’une société en crise. Personne ne passe à travers les mailles du filet invisible qui est tendu au-dessus de la ville. Personne sauf Raton qui, dégustant, en fin d’ouvrage, un repas de choix dans les souterrains, apostrophe ses congénères. Et peut-être aussi, par ricochets, ceux qui s’agitent en surface.

« Pendant que Raton faisait une partie de cache-cache, l’un des leurs s’était fait chopé au camp. Truc à la con, piège classique. C’était Raton qui était visé, décidément. Il faisait le fier pourtant, jouait les durs, je vous l’avais dit de faire profil bas, de vous méfier, regardez-vous, des siècles d’évolution et ça ne vous a rien appris ? Laissez-moi rire. »

 Stéphane Vanderhaeghe : P.R.O.T.O.C.O.L.,Quidam éditeur.

 

mercredi 20 avril 2022

Annkrist

Il y a d'abord eu, se faufilant entre le fracas des trains qui se cognaient dans la gare de triage et les roulements du vent en haut de l'immeuble, le timbre de cette voix étrange, jamais entendue, qui semblait sortir de nulle part, qui épousait la torpeur de la nuit, qui parlait de prison, de sortie d'usine, de ruelles sombres, de lumières irisées sur le port, de la solitude perceptible jusque dans l'eau trouble des flaques, une voix rauque, tendue qui vibrait, se glissait à hauteur de fenêtres pour accompagner les ombres des inconnus qui frôlaient les murs gris de la rue haute ou de La rue mauve
 

« Mon cœur bat à l'envers, voici une nuit qui a faim

La nuit a sur ses mains une odeur d'assassin...

Je m'enfouis sous les porches de la caverne des rues

Avec ma trouille moche... j'ai l'air d'avoir bu... !

 

 Cette voix, c'était (c'est) celle d'Annkrist que j'écoutais pour la première fois et qui n'a pas mis longtemps à m'émouvoir et à me transporter ailleurs. Les lieux qu'elle évoquait – en les ciselant avec des mots simples, des images précises – était peuplé d'êtres solitaires, presque invisibles, qui vivaient dans les angles morts de la ville et que l'on ne pouvait espérer rencontrer qu'à certaines heures de la nuit, quand la fièvre des touchers délicats délivrent de la fatigue.

Outre la voix et les mots, il y avait le son, la tonalité, la musique, les arrangements, le blues, tout ce qui s'imbriquait pour former un ensemble indissociable, une ambiance particulière où la mélancolie devait composer avec l'envie de vivre, de partager, de se frotter au réel, d'exprimer son ressenti, de s'inventer des espaces de liberté. Je vivais alors, travaillant de nuit au tri postal à Trappes, dans une cité-dortoir de la banlieue ouest et les chansons d'Annkrist m'ont extirpé du lieu en un clin d’œil. Les séquences âpres, lancinantes, parfois oniriques, souvent un peu secrètes, qu'elle donnait à entendre me donnaient l'illusion de me balader dans les rues de Brest et son imaginaire me rapprochait de ce qui était alors mon quotidien. Je recevais pleinement ces textes. Qui s'ancraient dans la nuit urbaine, se nourrissaient de lumières légèrement bleutées et de personnages qui n'attendaient pas l'arrivée des petits matins pour s'éclipser.

(extraits)

Annkrist, éditions Goater, livre (textes de toutes les chansons enregistrées ainsi que discographie complète, témoignages et photos) présenté et coordonné par Jean-Claude Leroy 

On peut retrouver (et écouter) Annkrist sur le site Tiens, etc.


mercredi 13 avril 2022

Ainsi parle le mur

Le mur dont il est question dans le titre du roman de Pascal Commère est doté d’un étrange pouvoir. On dirait que tous les villageois qui avaient l’habitude de projeter leur ombre sur lui sont entrés dans sa mémoire. C’est du moins ce que remarque le narrateur. Il lui suffit de l’effleurer du plat de la main pour revoir leurs silhouettes et pour l’entendre évoquer la personnalité bien affirmée de plusieurs de ces autochtones qui formaient communauté. Jadis, il s’adossait contre lui quand il attendait Yan, homme vif et débrouillard, avec lequel il s’était lié d’amitié, dès l’enfance, le considérant comme un grand frère capable de pallier la mort du père. Mais aujourd’hui Yan est entré dans une nuit dont il ne sortira pas. Seules les pierres parlantes peuvent le remettre d’aplomb. Au travail, au cinéma, au bistrot ou à la fête foraine.

« Et d’un !, tu t’écries. Et cela d’une voix forte comme toujours lorsque tu atteins ton but, puis tu souris, détends tes bras, tandis que le forain face à toi sort une balle de son tablier, la fait tourner entre ses doigts avant de la glisser dans la culasse. Est-ce parce que je ne sais pas tirer, je me blottis contre toi. Si près que je respire une odeur d’eau de Cologne et de sueur. »

C’est grâce aux mots, avec lesquels il se sent en affinité et qu’il prend plaisir à assembler à sa guise, que le narrateur peut répercuter les faits et gestes dont il a été témoin. Ils l’aident à reconstituer la vie du village, avec ses habitudes, ses anecdotes, ses personnages, ses figures marquantes. Il y a là Petit Soleil et sa faux, Grand Joly et son tambour, l’Évêque, le boucher à la lame implacable, Bou Diou, la femme noire qui « parle toujours du Bou Diou », Roger-qui-n’était-pas-Roger, Marie-Bé qui emmène sa vache au taureau et bien d’autres dont on ne connaît le plus souvent que le surnom, « Poitrin, Tend-Cul, Baille-ta-Gueule ou Transpire ».

« Prépuce s’approche du mur. Colle son ventre à la pierre, et son ventre sur la pierre laisse une écriture jaune. Et parce que je suis seul, est-ce que tu rentres bientôt, les mots dans ma tête se bousculent, en appellent d’autres. Cacheraient-ils des ombres ? »

Au fil du récit, celui qui parle grandit, devient adolescent et découvre le monde des adultes en gardant son regard étonné. Les années défilent. Sa mémoire se remplit d’histoires. Elle est comme un mur tactile qu’il effleure, par la pensée, pour que reviennent ces scènes éparses qui défilent, s’entremêlent, donnent à voir hommes et femmes au quotidien dans un village où la plupart exercent un métier qui met leur corps à l’épreuve. C’est également le cas de Yan, que le narrateur suit en permanence, se rappelant des différents moments vécus en sa compagnie. Il le fait en fragmentant sa remémoration pour y intégrer ses visites à l’hôpital où il assiste, impuissant, à l’anéantissement de cet homme dynamique, victime d’un accident, dont seules les mains bougent encore.

« Tu semblais tout petit sur la route. Sous le choc ton corps était presque redevenu celui d’un enfant. C’était un mercredi. La veille de mon anniversaire, je m’en souviens. Tu allais chercher du ciment, c’est du moins ce qu’on m’a dit quand j’ai téléphoné. »

L’écriture de Pascal Commère est dense et prenante. Il élabore son roman par touches successives, toujours poétiques, pas forcément chronologiques (les souvenirs le sont rarement), et réussit ainsi à donner corps à une histoire où les deux personnages centraux sont entourés d’une palanquée d’autres qui ne sont en rien secondaires. Tous, avec leurs différences et leurs particularités, alimentent la chronique (courant sur quelques décennies) d’un village qu’il fait bon visiter et arpenter en lecture en se réservant, en prime, plusieurs rencontres hautes en couleurs.

Pascal Commère : Ainsi parle le mur, éditions Le Temps qu'il fait.

lundi 4 avril 2022

Les heures

Lire Anne-Marie Beeckman, c’est entrer dans un monde que notre carapace blindée au réel nous empêche souvent de percevoir. Il est pourtant là, empli de sensations, à disposition pour peu que l’on ait gardé à portée d’esprit une part d’enfance, avec ses rêves, son imagination fertile, ses émotions, ses émerveillements, avec sa nature tranchante, ses contes, ses légendes où passent (et meurent aussi) des animaux aux yeux vifs et aux ventres qui quémandent. Pour pénétrer dans ces recoins secrets, rien de mieux que ce livre d’heures où mois et saisons égrènent leurs odeurs, leurs humeurs, leurs jeux d’ombre ou de lumière et leurs désirs susceptibles de donner de l’élan à tout être prêt à les recevoir et à s’en imprégner.

« Avril au campanile, noce de l’aiguille et du fil. Prépondérance du vert. L’étang, fourré de laîches et de petit-gris, retient les rames. Du fond du lac monte une bulle. C’est avril, tout s’effile et les avrils anciens sont écartés aux ronces. S’enfle le ventre de la parturiente, mûres noires en gésine.

Avril voulait la langue des oiseaux dans sa flûte. Avril poussait son herbe sur les tombes joyeuses où les amants passent aux cornes des béliers un anneau hésitant. Avril voulait rouler comme une pomme au bord du seau.

Avril aurait bien voulu, Mais avril mourait. Mai pourrait survivre. »

Les mois défilent. Le calendrier s’enrichit d’instants précieux, happés en regardant les haies onduler sous le vent de mai ou en surprenant les gémeaux qui basculent dans les andains de juin. Ailleurs « hommes et femmes partent pour la chasse au faucon ». L’été étire sa lumière. Les chèvres sont douces et les « grives saoules ».

« On regarde une bouffée de brume monter de la rivière. En un clin d’œil, la terre a disparu. On ne se cogne plus au fer acéré de l’ogre. On envisage un destin de ouate. Puis tout se déchire, on avale une goulée d’air. »

Parfois les heures voyagent. Anne-Marie Beeckman se transporte alors au Moyen-Age. Ou s’embarque pour le Grand Nord. En suivant Ursine, l’ourse au pelage mouillé (et parfois gelé) qui cherche de quoi augmenter son taux de graisse en pataugeant dans les cours d’eau ou en guettant du cormoran frais sur les berges.

« Ursine, les traces sanglantes autour de ton museau ne sont pas jus d’arbouse. On dit aussi busserole. On dit raisin d’ours. Mais au bel aujourd’hui ta faim est d’autre sorte. La grande volaille blanche se raidit et succombe, on trouve un enfant étendu sur une aile de cygne. »

Suggestive à souhait, recelant de nombreuses associations de mots qui n’ont pas l’habitude de s’accoler (et qui ouvrent ainsi en grand les fenêtres de l’imagination), la poésie d’Anne-Marie Beeckman est claire et lumineuse, comme peut l’être l’eau d’une rivière qui donne à voir le gravier doré de son lit en même temps que le ciel qui se reflète à sa surface. Poésie magique, sensuelle, d’une enivrante fraîcheur.

 Anne-Marie Beeckman : Les heures, éditions Pierre Mainard.

jeudi 24 mars 2022

L'Ukrainienne

Dans sa préface à l’édition française, Josef Winkler revient sur la genèse de son livre. En 1981, ayant grand besoin de calme pour finir son troisième roman, Langue maternelle (qui paraîtra l’année suivante), il décide de quitter Vienne et loue une chambre dans une ferme, à Mooswald, village de montagne en Carinthie. Il y arrive avec son manuscrit et sa machine à écrire Olivetti. Dans la journée, il travaille à l’élaboration de son texte et il ne descend que pour la collation du soir. S’ouvrent alors des moments particuliers durant lesquels il commence à échanger avec sa logeuse. Celle-ci, Valentina Steiner, lui parle de son passé, de sa vie rude, semée d’embûches, et lui apprend qu’elle a, elle aussi, il y a longtemps, occupée la chambre où il s’est installé. C’était en 1943. Elle avait alors quinze ans. Originaire d’Ukraine et déportée en Autriche par les allemands, dans le cadre du travail obligatoire, c’est dans cette exploitation agricole, qu’elle n’a jamais quittée, qu’elle fut placée. Sa sœur, qui connut le même sort, fut recrutée dans une autre ferme avant de quitter le pays après la guerre. Quand à sa mère, elle resta en Ukraine et elle ne la revit jamais.

Celle qui se confie à Josef Winkler a épousé l’un des fils de la ferme Steiner, où elle arriva, exténuée et malade, après un long périple à bord d’un wagon à bestiaux.

« Soir après soir, je l’écoutais. Elle attirait souvent mon attention sur le fait qu’elle m’avait logée dans cette même chambre où elle l’avait été elle aussi après avoir été transportée de force en Carinthie et où des années durant elle avait dû dormir près d’une servante. »

C’est l’histoire de cette femme, qu’il rebaptise Nietotchka Vassilievna Iliachenko, et de sa famille ukrainienne que raconte Josef Winkler. Son livre est construit en deux parties. Dans la première, il revient sur l’année qu’il passa à Mooswald et sur le destin de celle dont l’arrachement aux siens ne fut pas la seule des épreuves douloureuses qu’elle eut à traverser. Auparavant, il y avait eu, dans les années 30, la famine organisée par le pouvoir soviétique, la confiscation de toutes les terres et la création des kolkhozes. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas y travailler risquaient la mort ou la déportation. Ce fut le cas de son père, amputé d’une jambe pendant la première guerre mondiale, qui quitta le village pour sauver sa peau après avoir été dépouillé de tous ses biens (maison, terre, bêtes et outils) et qui ne donna jamais plus de nouvelles.

« Il fut constamment menacé par les chefs du kolkhoze de Doubynka, ces gros bonnets comme Nietotchka les appelait, et il dut finalement prendre la fuite pour ne pas être pendu, abattu ou envoyé en Sibérie séance tenante. »

La seconde partie, bien plus longue, est la retranscription des propos de Nietotchka, qu’il enregistra au magnétophone et qui lui raconta en détail son parcours, depuis sa naissance en 1928, sans rien éluder, avec une grande liberté de paroles, des redites pour préciser, des interruptions, des sauts chronologiques et de soudaines remémorations qui la font circuler en méandres dans ses souvenirs. Si Josef Winkler se met en retrait, c’est néanmoins lui qui tient la plume et qui donne de l’allant et de l’énergie à ce récit autobiographique saisissant d’humanité et de réalisme. Celle qui parle n’a rien oublié de sa vie en Ukraine. Des souffrances physiques et morales, de la faim qui la tenaillait, de sa détermination à aller mendier dans les villages voisins (où on ne la connaissait pas) pour apporter du pain à sa mère malade, des épidémies qui se propageaient, des kolkhoziens qui menaient la vie dure aux villageois, des nombreux morts et de l’arrivée des allemands qui, vus un moment par certains comme des libérateurs, capturèrent ensuite un membre de chaque famille pour le travail obligatoire.

« En janvier 1943, à Doubynka, on a appris qu’une personne de chaque maison allait devoir partir s’installer en Allemagne pour travailler. Une personne doit aller en Nimetchyna, c’est comme ça qu’on disait pour l’Allemagne, partir, pour ainsi dire s’enrôler. C’était injuste mais dans notre famille, ce sont deux personnes qui ont dû partir, Lidia et moi ».

Suivent le voyage à travers plusieurs pays d’Europe de l’Est dans les wagons à bestiaux et l’arrivée en Carinthie. Où elle s’adapte, travaillant aux champs et s’occupant des bêtes le soir. Avec, là encore, la mort aux aguets. En particulier, celle de sa future belle-mère, qui la considérait comme membre à part entière de la famille. Au fil de son récit, extrêmement vivant, revient régulièrement la figure de sa mère, Hapka Davidovna Iliachenko, restée seule en Ukraine. En fin d’ouvrage, Josef Winkler donne à lire les lettres qu’elle adressa à ses filles. Elles vont de 1957 à 1974 et disent sa solitude, son espoir de les revoir, sa déception de ne pas recevoir de leurs nouvelles aussi souvent qu’elle le souhaiterait. La dernière lettre, écrite en juillet 1974 par des voisins, annonce aux deux sœurs la mort de leur mère.

« Elle a été enterrée au cimetière du village (….) avec tous les honneurs revenant aux défunts. Son plus grand souhait était de vous voir, vous et Lida, ce rêve la faisait vivre. »

L’Ukrainienne se place au-delà du témoignage. Histoire personnelle et grande Histoire s’entremêlent, dans des territoires que Josef Winkler connaît bien. Le village de Mooswald surplombe en effet la vallée où se trouve la ferme de ses parents, dont il a retracé la vie dans quelques uns de ses précédents romans ( notamment Requiem pour un père, Verdier, 2013 et Mère et le crayon, Verdier, 2015). Une vie rude, rivée au travail de la terre, corsetée par le poids de la religion, qui rend les êtres taciturnes et rugueux envers les autres, ce qui n’est pas le cas de Mme Steiner. Qui se confie pour que son histoire soit sauvegardée.

 Josef Winkler, L’Ukrainienne, traduit de l’allemand (Autriche) pat Bernard Banoun, éditions Verdier.

mardi 15 mars 2022

Captive

Elle essaie, là où elle vit désormais, dans le calme d’une maison à la campagne, de se reconstruire et de mettre à distance un passé avec lequel il lui est impossible de rompre. Il faut dire qu’il est plutôt lourd pour ses épaules fragiles et qu’il revient régulièrement la visiter en l’obligeant à repenser à certaines scènes douloureuses.

Tout a commencé un matin, quand deux gendarmes sont venus la cueillir à domicile pour l’entendre au sujet de la mort de son patron, un restaurateur d’une cinquantaine d’années.

« La grille ainsi que la porte de l’établissement étaient ouvertes. L’homme était mort d’un vilain coup à la tête, asséné avec la batte de base-ball que Michel, le vigile, cachait sous le comptoir au cas où un danger se présenterait. »

Léa, la narratrice, chargée de la plonge et du ménage, qui est chaque soir la dernière à quitter les lieux, est soupçonnée du meurtre. Lors de leurs auditions, ses collègues de travail (avec lesquels elle n’a aucune affinité) n’ont pas hésité à la charger, précisant qu’elle était en conflit avec le patron, qui s’apprêtait d’ailleurs à la licencier. Il y a contre elle de fortes présomptions de culpabilité et la confusion de ses réponses n’arrange rien.

« Leur assurance me terrifiait, cette certitude qu’ils avaient de ma culpabilité. J’étais emportée par un processus inexorable dont j’étais impuissante à enrayer les rouages. En moi, tout s’écroulait. J’ai levé les yeux vers eux dans une supplication muette pour qu’ils mettent fin à cette mécanique infernale. »

Condamnée, pour un acte qui semble lui être sorti de la tête, elle va devoir, durant ses cinq ans d’emprisonnement, dans un univers carcéral qui est minutieusement décrit, avec ses heurts, ses bruits, ses suicides, faire retour sur ces événements qui ont coupé son existence en deux. Un jour, par hasard, lors d’un atelier d’écriture, un déclic lui permet d’y voir plus clair. La brume se déchire enfin. Oui, elle a empoigné la batte de base-ball, mais c’était pour se défendre.

« Ma métamorphose a pris fin aussi soudainement qu’elle avait commencé. J’ai cessé d’écrire, posé mon stylo à côté de la feuille, vidée de toute énergie. Je ne savais pas de quel soubassement de ma mémoire ces mots étaient issus. »

Même après sa libération, la narratrice se sent captive. Sa mémoire la tient en laisse. Elle va devoir la dompter, y mettre de l’ordre, gommer ses dénis, nommer et accepter les faits. L’environnement agréable où elle commence à prendre ses marques, sous le regard bienveillant du propriétaire de la maison où elle vit, loin de la ville, et qui sait, lui, d’où elle vient, va l’aider à mener à bien ce long cheminement.

En une écriture simple, parfois elliptique, capable de changer de rythme quand il le faut, Elsa Dauphin déroule des séquences de vie où alternent la dureté d’un passé âpre et le silence d’un présent mis à profit par une femme fragile et volontaire qui entend se bâtir un avenir plus serein. Elle sait, intuitivement, qu’elle y parviendra mais qu’il lui faudra du temps et que sa solitude du moment est une étape nécessaire.

Elsa Dauphin : Captive, éditions Lunatique.

 

dimanche 6 mars 2022

L'éternel figurant

Raymond Penblanc est passé maître dans l’art du bref – son récit Les trois jours du chat est un modèle du genre – et les douze nouvelles réunies ici (l’une d’entre elles donnant son titre à l’ensemble) le prouvent à nouveau. Il sait, en quelques pages, avec élégance, en un phrasé souple, reconstituer un moment particulier, la plupart du temps décisif, de la vie d’un personnage, homme ou femme, contraint d’effectuer un choix impérieux. Ainsi celui d’Azra, qui attend le moment idéal pour briser, d’un coup de pioche, la nuque de l’ancien chef de guerre qui a assassiné sa fille.

« Azra hausse les épaules et attrape à nouveau la pioche afin de bien leur montrer. Il suffit de fixer le carré de peau sur lequel le tranchant va s’abattre, après avoir chassé de sa tête tout ce qui serait susceptible de brouiller l’esprit. Clarté et fermeté. Clarté étant mère de fermeté. »

Dans chaque nouvelle, les mots sont choisis avec précision, la scène est sobrement délimitée, l’atmosphère ambiante se tend en même temps que les corps et un fil narratif, très fin, se met en place, en un monde intemporel et en un lieu non défini. Les réflexes, les sentiments, les peurs, les pulsions, les instincts deviennent palpables et s’emparent des êtres qui ne peuvent qu’agir, pour se sauver, se venger, s’adonner à des opérations cruelles (tel cet apprenti vétérinaire qui anesthésie un chien en espérant lui couper la langue), se donner en spectacle ou effectuer le grand saut (ainsi cet homme que la maladie condamne et qui roulera du haut de la falaise).

« Non seulement il n’essaie pas de freiner sa chute, mais il l’accélère au contraire, amplifiant les rotations de son corps, avant de disparaître dans le vide. Horrifiée, je le regarde disparaître, sans esquisser le moindre geste. »

Il suffit de peu de phrases pour entrer de plain-pied dans les textes de Raymond Penblanc. Il n’use jamais de longs préambules. Les portraits de ses personnages et leur façon d’être ou de réagir leur procurent une vraie épaisseur. On perçoit leur solitude et leur trouble et on leur emboîte aisément le pas, de nouvelle en nouvelle, dans des décors très différents, en intérieur ou extérieur, – parfois même dans une église où la sensualité trouve une alcôve à son goût – tous étant occupés à déjouer les pièges, les sales coups et les guet-appends que la vie leur réserve.

Raymond Penblanc : L'éternel figurant, Le Réalgar.

jeudi 24 février 2022

Mon plan

 Attentif aux présences invisibles qui frémissent tout autour de lui, le narrateur privilégie l’attente et l’immobilité. Il se tient aux aguets. Parfois, « une chose dans le monde en apparence tombe », sans faire beaucoup de bruit et en restant floue.

« L’apparence de la personne que je crois être est comme la miniature très étirée de celle que je ne connais pas encore. »

Cela se complique un peu. Il s’en réjouit. Il y a de la complexité dans l’air et donc du grain à moudre pour sa pensée. Il cherche sa place, une position idéale pour observer, la trouve, ou admet, tout au moins, que s’il est ici, à cet instant précis, c’est qu’il y a de fortes probabilités pour qu’il ne soit pas ailleurs. Mais il n’en est pas si sûr. Le monde, dont il perçoit constamment l’étrangeté, l’incite à croire qu’’il en existe un autre, peu connu, et qu’il y est étroitement relié.

« Je me sens proche d’où je suis, pourtant très détaché. »

Ses interrogations le portent vers les territoires du doute, de la nuance, de l’intuition et de la fragmentation. C’est dans ces sous-bois, éclairés par une lumière filtrée, celle des hautes branches de la réflexion, de la philosophie et de l’abstraction, que se promène Maël Guesdon. C’est là qu’il esquisse les contours d’un plan qui prend des allures de boîte à malices. Tous deux (le narrateur et son plan) entretiennent d’ailleurs d’étroites relations. Ils parlent de choses et d’autres, tout comme l’araignée le fait (sans doute) avec sa toile au sujet des insectes capturés ou sur le point de l’être.

« Je dis mon plan non qu’il m’appartienne mais j’y suis comme attaché, et lorsqu’il se brise, chacun de ses morceaux paraît contenir tout ce qui en lui m’échappe. »

Ce sont ces morceaux qu’il ramasse, polit, rassemble. Ils s’éparpillent fréquemment et cela dure depuis longtemps, parfois même depuis l’enfance, qu’il revisite, en se dédoublant légèrement, ce qui demeure, chez lui, une seconde nature.

« Je suis très détaché, limite flottant au gré de ce qui arrive. »

Partout où il va, l’araignée (ou son image, sa représentation) le suit ou le précède. Il n’a aucun mal à s’identifier à celle qui passe sa vie à réparer ce qui se défait et à s’isoler dans sa maison-garde-manger en maintenant son monde, celui dont elle tisse les parois à son échelle, à distance de l’autre, si vaste, si inquiétant, qu’elle sent vibrer jusque dans ses pattes.

« Je crois que je m’identifie plus facilement à la mouche qu’à vous, alors que, vous l’amenant, je me suis comporté davantage comme vous que comme la mouche. »

Maël Guesdon quadrille habilement l’espace qu’il s’est assigné. Pour ce faire, il s’empare de quelques fragments de son passé et de son présent, il brouille les pistes, questionne les contraires et observe, en changeant fréquemment d’angle de vue, ce qui lui est familier, ce qui coince, ce qui l’interroge, ce qui est absurde, logique, évident et ce qui l’est moins. On le surprend en train de dessiner des lignes d’approche, en une succession de blocs de prose, et on se dit que c’est peut-être là son plan (mais comment en être sûr ?). Et qu’il l’affine au fur et à mesure qu’il avance dans la construction de son livre.

Maël Guesdon : Mon plan, éditions Corti.

lundi 14 février 2022

Ordure

Il est des livres qui frappent fort et qui n’ont pas besoin d’être long pour marquer leur territoire. Celui-ci en fait partie, qui décoche crochets et uppercuts en une succession de tableaux précis, minimalistes, sans affect. C’est un diamant noir qui brille dès que vient la nuit, dès que Sloper, agent d’entretien au service d’un grand immeuble, commence à circuler dans les étages en poussant son chariot. L’homme est robuste et solitaire. Il vide les poubelles remplies de déchets de toutes sortes, y récupère parfois un sandwich ou un bout de pizza, nettoie, récure, efface les taches, remet de l’ordre dans les bureaux déserts avant d’aller déverser le produit de sa collecte dans les bennes à ordures. Il s’arrête de temps à autre, s’égare dans ses automatismes, peut s’emparer d’une paire de bas abandonnés et s’exciter avec ou se masturber dans les chaussures que la jeune femme du 23ième (qui est sympa avec lui) a laissées sous son bureau, puis les nettoyer avec « de la mousse anti-bactéries » et poursuivre son labeur en promenant son ombre inquiétante dans les couloirs.

« Après la collecte des déchets, Sloper passait le balai et la serpillière dans le local à poubelles. Il balayait en faisant des petits ronds sur le sol, le tas de poussière et de débris au milieu de la pièce se faisant plus étroit à mesure qu’il s’élevait, tandis que Sloper tournait autour en spirale. Il lavait le sol en y dessinant des huit, changeant l’eau une fois seulement. »

Travail invisible, effectué par un homme qui l’est aussi. Il vit chez sa mère, qu’il ne voit jamais, lui logeant à la cave et elle au dessus. Ils ne communiquent que par le vide-ordure. Il l’entend gueuler dedans ou taper au plafond. Ces sautes d’humeur lui glissent dessus. Avant il travaillait à la morgue. Aujourd’hui, il ne côtoie que les sans-abris qui dorment sous les voitures et les mal en vie, petits durs ou éclopés qui vivotent dans le quartier, telle cette vieille femme impotente, qui ne quitte pas son fauteuil roulant, ne s’exprimant que par bips électroniques, sur laquelle veille une aide-soignante, et dont il se sent plutôt proche.

« Sloper poussait la femme dans son fauteuil autour de la fontaine ; seules quelques gouttes d’eau les effleuraient. Elle émit un seul bip, puis un seul bip, puis un seul bip. Elle devait avoir envie de se faire arroser et Sloper la poussa pour lui faire traverser le voile tombant de part et d’autre. Elle continuait de biper. »

La vie de Sloper est méthodique et routinière. Il évacue les déchets, aspire la poussière, ne rencontre personne ou presque dans les étages, ne parle pas, ne se prend pas la tête. Caché dans l’un des angles morts de la société, il traîne derrière lui une sorte de torpeur qui ne semble pas le déranger. Tout se détraque pourtant un soir quand, essayant d’extraire un sac qui bloquait l’ouverture du vide-ordure, il découvre à l’intérieur le corps d’une jeune morte, en l’occurrence celui de la femme du 23ième..

« Le plastique se déchira et des ordures se répandirent sur le sol. Comme pour le punir, quelqu’un lui donna un coup au visage. Il lâcha le sac et fit un pas en arrière, sa vision brouillée. Lorsqu’il retrouva la vue, il distingua un bras pâle qui sortait par l’ouverture carrée – qui ne le frappait plus, qui ne faisait plus rien. »

La suite est plutôt terrifiante. Sloper est un homme imprévisible et hors-sol. Ce qu’il trouve lui appartient. Et le portrait qu’en fait Eugene Marten, qui va loin, très loin dans l’enchaînement des faits et dans leur description clinique, est implacable. C’est là la force de son texte. Il ne juge pas Sloper mais il le suit à la trace, saisit la mécanique qui gouverne ce monstre froid en ses basses œuvres, sans entrer dans ses pensées, ne montrant que ses gestes, ses instincts, ses pulsions. Le lecteur, happé par l’écriture elliptique de l’écrivain et par la distance qu’il maintient constamment vis-à-vis de son personnage, est pris dans un engrenage glaçant, tout au long, et jusqu’au bout, d’une fiction déstabilisante.

 Eugene Marten : Ordure, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, préface de Brian Evenson, Quidam éditeur.

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mercredi 2 février 2022

Arithmomania

Lucien Suel avoue une manie dévorante qui a à voir avec son désir d’écrire. Les symptômes sont variés et nombreux et ne peuvent s’atténuer que par la pratique du poème, à condition, toutefois, que ce dernier réponde, en cas de crise, à quelques contraintes que l’auteur aura préalablement définies et qui touchent aux chiffres et aux lettres. Les poèmes doivent impérativement répondre à « une forme de versification dans laquelle le vers se mesure au nombre de lettres et de signes typographiques ». Le chiffre 37 semble avoir sa préférence et il n’est donc pas rare de retrouver chez lui des vers contenant 37 caractères. Ainsi ceux-ci, parmi d’autres :

« Depuis des années, la philosophie des / vaches ne s’intéresse pas à la teneur / en matière grasse du lait. Seuls, les / mouvements de la langue à l’entour de / la touffe d’herbe suscitent l’intérêt / du bovidé philosophant. La dilatation de l’espace-temps favorise l’enflure. »

Arithmomania est une anthologie des textes écrits sous l’emprise de cette étrange manie. On s’aperçoit bien vite que les contraintes qu’il s’impose ont l’air de lui donner des ailes en l’incitant à revisiter, en y mettant d’autres formes, les thèmes qui nourrissent son univers poétique. On y croise les paysages du nord, les bassins miniers désertés, les personnages célèbres qui y ont usé leurs corps et leurs semelles et on se familiarise avec son besoin constant de bouger, d’aller voir ce qui se joue, de dur, dans un présent automatisé où l’être humain cherche sa place en se frottant de plus en plus aux machines. On y croise les expérimentateurs, les défricheurs, les plus que centenaires du Cabaret Voltaire, les concepteurs de la Dream Machine et d’autres vénérables adeptes des routes transversales qui l’accompagnent en lui murmurant qu’ils ne se gênaient, eux non plus, dans leur temps, qui n’est plus, pour redynamiser la poésie en la pressant de répondre à leurs requêtes.

« Sur le trottoir devant la maison, une boîte de métal écrasée luisait, rouge et noire sous le soleil rasant. Sélection du tri.
Kurt avait évoqué le choix aléatoire des matériaux avec Hugues Haubal et Han Ri Mishoko. Ils l’aidaient pour la construction.
Efficacité du trio. Le capharnaüm proliférait dans tous les sens. De loin, il s’apparentait à une casse automobile rutilante. »

Suel cavale au gré de ses lectures, de ses résidences, de sa mémoire, de son présent, de son imaginaire en ne s’interdisant aucun sujet. Il fait ainsi entrer en poésie – et de belle manière – une bouteille plastique, la veilleuse du téléviseur, le plan de croissance, les moules d’Équihen ou encore le quartier du Blosne à Rennes.

« La rocade périphérique est comme une frontière au sud de la ville, une douve dans laquelle coule en rugissant le torrent des voitures.

Le flot gronde en bas de la butte antibruit qui s’affaisse doucement et qu’il faudra bientôt surélever pour contrer l’envahisseur. »

De temps en temps, il se penche sur son clavier et lance dans la nuit numérique des séries de tweets impeccablement calibrés (il en inventait avant même leur naissance officielle) qui filent, flashes bleus, à destination de ceux qui voudront bien les attraper au vol et peut-être même les rediriger vers un ailleurs inconnu. Il frotte son tapis de souris, s’attelle aux contraintes avec un bel appétit, joue avec la disposition du poème sur la page en le rendant visuel et en le transformant parfois en calligramme. L’ensemble, 215 pages, qui couvre plusieurs décennies, est riche et robuste. Il ouvre de nombreuses pistes, certaines inédites, pour partir à la découverte d’un pan important de l’œuvre poétique de Lucien Suel.

Lucien Suel : Arithmomania, Dernier Télégramme.

samedi 22 janvier 2022

Scènes de la vie cachée en Amérique

Qu’il roule en direction des Appalaches, « las jusqu’à l’exaspération du commerce des idées », ou qu’il fasse halte à Black Mountain, curieux de voir où avaient vécu Stefan Wolpe, Charles Olson, Robert Duncan, ou qu’il se retrouve, pendant quelques mois, « dans une roulotte délabrée au bord d’une route passante » au Nouveau Mexique, Paol Keineg, en revisitant des scènes (il y en a en tout 96) de sa vie passée en Amérique, évoque des moments qui se sont imprimés dans sa mémoire mais dont il sait qu’ils ne sont probablement pas tout à fait fidèles à la réalité d’alors.

« Personne n’aurait pu soupçonner l’ampleur de mon orgueil quand j’ai débarqué à JFK. Je venais de quitter des lieux saints pour les vérités pratiques.

Tout au long de la route qui mène de New York à San Francisco, je me suis défait de mon âme à coups de cartes postales. »

Il a vécu trente-cinq ans outre-Atlantique et les tableaux concis, composés de brefs paragraphes, qui se succèdent ici n’ont rien à voir avec une confession autobiographique. Chez lui, la discrétion reste de mise, la pudeur également. L’ombre lui convient. La narration doit être contenue. La langue, ciselée, va à l’essentiel. C’est celle d’un poète qui doute mais qui n’en reste pas moins l’un des plus inventifs, et ce depuis quelques décennies déjà, sa capacité à creuser toujours un peu plus pour trouver les mots justes et parfaire leur force de percussion se confirmant de livre en livre, celui-ci étant sans doute à considérer comme un jalon important dans son parcours.

« Curieusement, tout en les frappant d’inutilité, on attend encore des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes. Eux et elles, quand ils n’ont pas d’emploi, en sont réduits à arpenter les grèves à la recherche de quoi manger.

Les marées du Maine sont parmi les plus fortes du monde, et l’amie du poète, poète elle-même, une cuiller à palourdes à la main, n’arrêtera pas de discuter pied à pied étymologie et rapports de force, parce qu’il faut penser à ce qu’on va manger ce soir. »

Paol Keineg apparaît rarement seul dans ces séquences. Souvent, une femme (« elle, toujours elle, et ce n’est jamais la même ») l’accompagne. Sa présence le réconforte ou le préoccupe. Elle l’incite à la discussion (il en retranscrit des bribes), au partage, à l’accord ou au désaccord, à l’opportunité d’ouvrir, en tel ou tel endroit ou circonstances, des dialogues plutôt fructueux. Parmi ces femmes, il y a celle dont la voix s’est tue.

« Alors s’élevait la voix de celle qui s’était tue et qui pensait que la poésie sauve. Dans l’étuve du bar en hiver, elle m’apparaît aujourd’hui sous les traits de l’Éternité. Un visage ciselé, une voix douce, des ongles peints de toutes les couleurs, ses ancêtres embarqués de force sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest lui parlaient en rêve. Elle en faisait des divagations poétiques qui réparaient.

Parce qu’elle était si belle, même si mes convictions ne valaient pas cher, elle prenait toujours le dessus »

« Un jour j’écrirai sur ma vie en Amérique », notait-il, en décembre 2005, dans l’un des fragments (alors inédits) qui ouvraient l’anthologie Les trucs sont démolis (poèmes 1967-2005). Ce jour aura mis du temps à venir. Il lui fallait laisser travailler sa mémoire, qu’elle réactive des scènes sensibles, qu’elle les circonscrive au millimètre près, qu’elle redonne vie à des instants marquants, à leur brièveté et à leur extrême tonicité. Il a dû, pour ce faire, fouiller dans son passé, se revoir ailleurs en plus jeune, manipuler un maximum de clefs, trouver les serrures adéquates et ouvrir les bonnes portes. Ces Scènes de la vie cachée en Amérique résultent d’un lent et minutieux cheminement. Elles dessinent en zigzags l’itinéraire d’un homme, d’un poète qui, parti mener sa barque en pays lointain, revient sur des épisodes de son séjour là-bas.

« Une femme du vingtième siècle se tient près de moi, alors que nous nous tenons sur le bord du vingt-et-unième, qui ne vaudra pas mieux que le vingtième.

Elle m’entraîne par le bras vers un restaurant très bas de plafond où quand on presse un ours en plastique il en coule du miel. »

Comme toujours, Keineg manie à la perfection les ciseaux de sa prose. Celle-ci, rudement bien affûtée, en prise avec l’acuité de son regard, fragmente chaque tableau en le calant en un moment précis, dans un décor qui l’est tout autant. Lucide et secret, il exécute volontiers un pas de côté quand il sent que le voile risque de trop se lever. Il effleure, suggère, questionne. Et fait en sorte que la vie cachée le reste, tout au moins en partie, et c’est très bien ainsi.

Paol Keineg : Scènes de la vie cachée en Amérique, illustration de couverture : peinture de Nicolas Fedorenko, éditions Les Hauts-Fonds.

jeudi 13 janvier 2022

Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre

Il y a des poètes qui réclament leur part de lumière – ils sont rares et tant mieux car on ne voit souvent qu’eux – tandis que d’autres, bien plus nombreux, préfèrent l’ombre, le silence, la discrétion. Jean-Claude Barbé (1944-2017) était de ceux-là.

Il commence à écrire à l’adolescence, lit beaucoup, va de Victor Hugo à Lautréamont ou d’Emily Dickinson à Joyce Mansour, se lie avec André Breton dès 1960 et éprouve, très vite, le besoin de se consacrer sans compter à l’écriture, d’abord pour mettre noir sur blanc ce qui naît de son imagination en effervescence mais aussi pour le plaisir d’être porté, par l’acte créateur, dans un monde beaucoup plus riche que celui, plutôt terre à terre, dans lequel il vit.

« Je vous écris de Nulle part région mystérieuse
quoique située entre le Ciel et l’Enfer
Nulle part dont aucun atlas ne fait mention
Nulle part où je séjourne en attendant la suite des événements »

S’il interroge le présent, c’est pour mieux le transcender. Ainsi remarque-t-il ce que personne, autour de lui, ne semble voir. Il lui arrive d’apercevoir la tête d’une girafe qui sort du haut d’une cheminée. Et de croiser un chimpanzé au volant d’une berline ou de surprendre un poisson volant au-dessus des toits. Ou de se rendre compte, en se retournant, que toutes les maisons devant lesquelles il vient de passer se sont mises en route et le suivent tels des chiens perdus qui ont trouvé un maître pour les guider.

« Un clown en pyjama saute par la fenêtre
Pour rejoindre son ombre ou son reflet dans l’eau
Si la barque s’enfonce il touchera peut-être
Aux mondes mystérieux qu’il voyait les yeux clos »

Régulièrement, l’inconnu le visite. Jean-Claude Barbé l’accueille à bras ouverts. Il lui donne ses mots en partage, le nourrit d’images inventives, étonnantes, malicieuses, lui offre un bestiaire à sa mesure, en profite pour visiter, lui aussi, d’autres territoires, cachés et virtuels, qui se déploient dans ces poèmes au long cours qu’il affectionne. C’est avec eux qu’il s’évade en embarquant dans ses esquifs de papier les lecteurs qu’il a choisis d’inviter à bord. Il appréciait les petites tablées et privilégiait les publications à tirages limités, qu’il diffusait à sa main, dans son entourage immédiat.

« Dans un exceptionnel mélange de timidité et d’audace poétique, Jean-Claude Barbé s’est tenu à la lisière de l’inconnu et, du même coup, à celle de la non-reconnaissance », note très justement Pierre Vandrepote dans sa belle préface, celle-ci nous aidant à découvrir un peu mieux cet homme secret, qui le sera resté jusqu’au bout, occupé à construire, dans l’ombre, une œuvre qui a toujours su garder sa capacité d’émerveillement et qui, tout en étant attaché aux formes fixes, évolua au fil des années, loin des regards. Seuls quelques poèmes ont vu le jour dans les revues surréalistes La Brèche et L’archibras.

« Qu’il ne reste de nos écrits qu’un tourbillon
D’images plus ou moins jaunies par la saison
Notre automne s’allonge et l’hiver impatient
Se résigne à nourrir ses neiges de fourrage. »

Ce « tourbillon d’images », qui emporte le lecteur, ne s’arrête jamais. Il est présent dans tous les poèmes réunis dans cet imposant volume qui comprend, en annexe, les lettres qu’André Breton adressa au jeune Barbé.

« Je me demande et tous les amis se demandent ce que tu peux bien faire à Boulogne même sur mer avec une sorte de cartable sous le bras. » (Lettre du 16 mars 1960)

 Jean-Claude Barbé : Bientôt l’éternité m’empêchera de vivre, préface de Pierre Vandrepote, avec la correspondance d’André Breton, .Le Réalgar.

dimanche 2 janvier 2022

Le nom d'un fou s'écrit partout

C’est sur les pas de Fernand Deligny (1913-1996), l’un des pionniers de l’éducation spécialisée, écrivain, cinéaste et poète (entre autres activités) que se lance Sandrine Bourguignon. Elle choisit de s’adresser à lui, en une longue lettre, composée en quatre parties, chacune comprenant une suite de paragraphes dont tous portent en titre un fragment de l’un de ses textes. Son but est de reconstituer le parcours d’un homme qui aura passé sa vie au service de tous ceux qui avait le plus besoin d’aide (notamment les enfants autistes). Pour ce faire, elle consulte les archives et documents déposés à l’IMEC (l’institut mémoire de l’édition contemporaine, à l’abbaye d’Ardenne).

« J’ai tout lu dans l’abbatiale. C’est là que sont désormais conservés vos manuscrits. J’ouvre la première chemise. Grise. Le trac de vous lire. Je découvre votre façon de tracer les lettres. Votre encre et le crayon de bois qui scande les virgules, les tirets. Vous comparez l’écrivain à un alpiniste qui s’encorderait au lecteur. »

C’est elle qui s’encorde à lui, en le lisant, en s’arrêtant sur ses différentes publications, en soulignant ce qu’il dit de ses films. Il lui faut cerner de près, en le suivant de façon chronologique, l’itinéraire de celui qui, maîtrisant à la perfection l’art de l’esquive, entendait ouvrir des brèches et investir des espaces de liberté afin d’y accueillir des enfants rejetés parce que jugés incurables, arriérés, fous, mutiques, demeurés, invivables. C’est à Monoblet, dans le département du Gard, qu’il finira par trouver, en 1967, l’espace qu’il cherchait. Auparavant, il a travaillé dans de nombreux endroits, toujours près des délinquants, des fous, des psychotiques, d’abord à l’asile d’Armentières, où il découvrit un continent qu’il ne connaissait pas mais dont il pressentait l’existence depuis son plus jeune âge, lui, enfant sans père (mort au début de la guerre 14-18), élevé par une mère quasi-muette. Et ensuite dans d’autres lieux, en particulier à la clinique de La Borde, aux côtés de ses amis Jean Oury et Félix Guattari.

« Vous écrivez des articles pour gagner quelques sous et aussi pour prouver au monde que ces gamins que l’on enferme ont des capacités insoupçonnées. Vous êtes convaincu qu’ils sont une piste à suivre si l’on veut, un jour, sortir de la voie de garage dans laquelle les mots nous ont garés, égarés. Alors, dans les journaux, vous recopiez inlassablement les petits ronds que dessine Janmari à chaque fois que vous lui présentez une feuille blanche. »

Janmari est celui qui a accompagné Fernand Deligny pendant de nombreuses années Il le rencontra à La Borde et le prit immédiatement sous son aile. Sa mère, qui habitait dans un immeuble à Châteauroux, ne savait plus quoi faire de lui. À douze ans, diagnostiqué encéphalopathe profond, il ne parlait pas, s’agitait, hurlait, grattait les murs et courait sans cesse après les points d’eau. Dès qu’il se mettait à tourner sur lui-même, c’est qu’il y avait une source, ou un ancien puits, à l’endroit qu’il circonscrivait ainsi.

« Plutôt que de vous demander ce qu’il manque à cet enfant-là qui hurle et gratte les murs et ses plaies jusqu’au sang, gamin mutique et beau comme un diable, plutôt que de chercher ce qu’il pourrait bien lui manquer vous avez décidé de chercher ce qu’il pourrait bien.
Vous manquer.
À vous. »

Près de trente ans plus tard, quand Fernand Deligny rendit son dernier souffle, le 18 septembre 1996 à Monoblet, Janmari était là, indéfectiblement présent à ses côtés.

« Il n’a jamais prononcé un mot de sa vie et dans la chambre qui est maintenant celle de votre mort, je ne sais ce qu’il peut faire. Tordre ses mains, piétiner, dodeliner au-dessus de votre visage. J’imagine qu’il a compris. »

La biographie très documentée que Sandrine Bourguignon consacre, avec retenue et discrétion, à l’auteur de Graine de crapule, Adrien Lomme ou Les vagabonds efficaces, est empreinte d’une empathie qui s’avère très communicative. Tout au long de sa vie, Fernand Deligny aura mis en pratique ses convictions, en prenant des chemins de traverse, en se battant, en résistant, en travaillant avec les enfants dont il savait qu’ils ne pouvaient pas guérir mais auxquels il voulait offrir une vie acceptable, sans violence, loin de l’asile.

« On me prend pour quelqu’un qui soigne, qui rééduque, mais mon boulot, ce n’est pas ça, mon boulot c’est que ces enfants aient affaire à autre chose qu’à ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement », disait-il à Antoine Spire, lors d’un entretien sur France-Culture, en 1989.

 Sandrine Bourguignon : Le nom d'un fou s'écrit partout, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 21 décembre 2021

Toute seule

C’est au cœur du monde rural, dans l’une de ces petites villes que certains politiques appellent désormais "les territoires", que s’immerge Clotilde Escalle dans ce nouveau roman. Elle s’attache au parcours d’une femme mal en point, Françoise, qui, passée la quarantaine, n’a plus assez de force en elle pour bifurquer, s’engager dans une autre direction, repartir de zéro. Trop de souffrances, de tristesse, de désillusions l’ont usée avant l’heure. Elle n’a rien. Personne sur qui s’appuyer.

Elle vit en couple dans une ancienne boucherie avec un retraité du rail, devenu artiste-peintre, spécialisé en scènes idylliques, qui a vingt-sept ans de plus qu’elle. L’homme, au temps de sa splendeur, la battait ou la caressait, selon l’humeur, l’incitait à poser nue quand ça le titillait, jouait les types dans le vent avec sa queue de cheval et sa décapotable. Ces derniers mois, il a sérieusement perdu de sa superbe en devenant vieux et malade en même temps. Elle le surnomme le lézard. Se venge en lui assénant des coups et en l’humiliant mais cela ne fait qu’ajouter un peu plus à l’auto-détestation qui la ronge.

« Une odeur âcre infecte la tuyauterie. Le vieux a encore pissé dans le lavabo. Il n’a qu’à ouvrir sa braguette, pas la peine de se hisser, il pose le machin sur le rebord, jette son ammoniaque là-dedans, repart à petits pas de fouine. Ensuite, il fait exprès de lui demander, en la fixant longuement dans les yeux, s’il ne s’est pas dégradé. »

Elle le déteste mais s’accroche au bonhomme, à sa pension qui tombe chaque mois, à ses tableaux qu’elle tente de vendre au supermarché du coin ou à domicile, à un couple de touristes qui s’arrête périodiquement pour regarder la vitrine, derrière laquelle trois chiens énervés bavent en montrant les crocs. Elle ne s’échappe que par la marche, qu’elle pratique assidûment.

« Elle marche, marche, pour lâcher la violence qui lui file dans la tête, les avalanches de coups sur le vieux, œil au beurre noir, bleus éparpillés, mais le nez cassé cela a été une autre affaire, qui a presque viré au drame. Elle a eu peur qu’on les lui retire, lui et sa retraite de cheminot. »

La descente du "lézard" – qui va bientôt finir à l’hôpital – est inexorable et celle de Françoise, qui ne tardera pas à vendre ce qui lui reste (son corps) pour joindre les deux bouts, l’est tout autant.

« Elle reprend corps quelques jours plus tard, un peu plus loin, accrochée plus ou moins bien à un homme qui la pelote. Elle le laisse faire, en échange d’un peu d’argent et d’une promenade dans sa petite voiture rouge. »

C’est de misère sociale dont il est ici question. Avant l’irrémédiable décrochage, il y eut une enfance puis une adolescence fracassées. Auxquelles se sont ajoutées l’emprise des hommes et la difficulté à s’en extraire. Françoise, l’anti-héroïne dont Clotilde Escalle esquisse un portrait fouillé, vif, rude et réaliste, n’abdique pas. Elle se bat, se débat (la plupart du temps contre elle-même), avec les moyens du bord mais n’y arrive tout simplement pas.
Toute seule dit le cheminement écorché, âpre et douloureux d’une femme qui essaie de garder la tête hors de l’eau tout en se battant contre ses démons intérieurs, en un lieu presque désert, dans une société où il ne fait pas bon se retrouver aux abois, quasi invisible, hormis pour les voyeurs, dans la marge de la marge.

Clotilde Escalle : Toute seule, Quidam éditeur.

 

samedi 11 décembre 2021

Les chants de Kiepja

C’est à Kiepja, chamane selk’name, décédée en octobre 1966 en Terre de Feu, que Franck Doyen rend hommage, attirant, par là même, l’attention sur les peuples Kawesqar et Selk’nam, victimes de ce qu’il faut bien appeler un génocide, qui vivaient dans l’une des contrées les plus rudes au monde, à l’extrême sud du continent sud-américain, entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan, dans un vaste territoire où se trouvent encore quelques uns de leurs descendants. C’est de cette région inhospitalière, habitée par des chasseurs nomades qui naviguaient en canot à proximité des côtes abruptes, battues par des vents froids et humides, que s’élevait la voix de Kiepja.

« Feulements sans fin des bêtes et des esprits autour de votre couche, rôdent leurs rancunes, les pluies et les neiges. De vos lèvres striées, en mal d’os à rogner ni de racines à mâcher, s’échappent des phrases pleines, mais à la voix plus rauque, plus animale, au chant fracturé du froid qui se perd au-delà, entre les chenaux et les glaciers. »

Franck Doyen, avant d’en venir aux chants, d’en écrire plusieurs pour évoquer tout ce qui est essentiel pour ces peuples ( le chien, le vent, la nuit, le canot, la langue, la brume, la femme, le bâton, la hutte, la guérison), décrit la rudesse des paysages, la violence des éléments, la quête de nourriture, les longues chasses ou pêches, la lutte quotidienne pour survivre en milieu hostile.

« Vous poussez sur l’eau votre canot de planches et d’écorces cousues. Vous emportez avec vous des amarres en racines de copihué, une écope en peau de loutre et deux rames de cyprès. Avec vous le guanaco, le renard roux et le lapin mara, le huemul et la bernache grise, le naudou à tête noire, la loutre lisse, la baleine et le curoro, le phoque, la foulque, les mouettes et les pétrels, le chien fou. »

La langue est précise, travaillée, ciselée. Le lexique n’est pas en reste et des mots, issus du kawesqar, s’inscrivent dans les marges du texte. C’est un passage, un chemin étroit, que le poète invente au fur et à mesure de son avancée, pour aller à la rencontre de ceux dont les lointains ancêtres ont débarqué dans la zone australe du Chili il y a plus de six mille ans. C’est dire si ces chants ont des racines solides. Ils s’élèvent, traversent les paysages tourmentés, se frottent aux vents mauvais, passent de mémoire en mémoire et accompagnent longuement ceux qui les écoutent, captant les sonorités d’une langue en péril.

« je parle mal
et ma langue s’égare
dans les arbres dans les brumes
je suis l’enfant du chien
et le vent parle par ma bouche
personne ne m’écoute plus
les collines, les montagnes
ne m’écoutent plus
les arbres
le guanaco et la baleine
ne m’écoutent plus
ma langue est décousue
de ma bouche
ses morceaux s’envolent avec le condor
vers l’infini
personne n’a plus d’oreille
de nez ni de bouche
je suis seule »

Avec ses chants, offerts à celle qu’il célèbre en lui donnant la parole, Franck Doyen ne perpétue pas seulement la présence d’une voix qui portait haut l’histoire et l’imaginaire des siens. Il adresse, « par-delà l’océan », un « salut fraternel aux peuples Kawesqar et Selk’nam, toujours débout malgré l’adversité »

 Franck Doyen : Les chants de Kiepja, éditions Faï fioc

Logo : visage de Kiepja, au dos d’un vêtement créé par Thelema Serigrafia & Obrage à Tierra del Fuego


vendredi 3 décembre 2021

Revue Café : n° 3

Voyages littéraires garantis tout au long du copieux n° 3 de la revue Café (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers). Les textes, rassemblés autour du thème "Naufrage", permettent de découvrir des auteurs souvent peu traduits. Le choix des rédacteurs est de grande qualité. Les poèmes et nouvelles proviennent de différents endroits du monde, beaucoup d’entre eux étant situés en bordure d’océan. Ainsi ces textes, issus de la « cantopop », la pop hongkongaise, écrits par Keith Chan, Wong Ka Kui et Albert Leung, interprétés par des groupes locaux et traduits du cantonnais par Yann Varc’h Thorel.

« Nous sillonnons les rues la nuit noire sans terminus

Mais la nuit oppressante que les étoiles déchirent
ni les feux de la ville ni les yeux ardents cristallins
ne la dissipent.
En quête de lumière nous sombrons
dans les bras de la nuit »

(Keith Chan)

« Le Ciel reste impassible, je crains que le peuple n’oublie.
La Terre reste insensible à toute vie tuée.
L’histoire va de l’avant, je me retourne sur ces trente ans :
l’ado blanchi ne demande plus rien au ciel.

Des parapluies pour faire mémoire de qui ?
Sur la place, tellement trop d’adieux.
Jugés sans preuve : qui a fait tant de martyrs ?
Que sur la place les voix ne s’éteignent ! »

(Albert Leung)

Ainsi ces poèmes, venus de l’île de Tumbatu, dans l’archipel de Zanzibar, que l’on doit à Haji Gora Haji (1933-2021), traduits du swahili par Aurélie Journo :

« L’ouragan sur la cité de Siyu un jour est arrivé
Et l’un et l’autre, tous par le cataclysme furent touchés
Il a arraché les baobabs, les palmiers a épargné
Les cœurs sont troublés.

La falaise a bondi et roulés, en éboulis de rochers
Les vaisseaux furent engloutis, les barques, toutes rescapées
Sous l’ouragan si furieux, la poussière n’a pas volé
Les cœurs se sont troublés. »

Si les éléments se déchaînent, il en va parfois de même des hommes, et c’est le cas dans la plupart des pays d’où émettent ces voix incisives qui, à chaque fois, font mouche, disant, sans détour, ce qu’elles cherchent à transmettre. Ici, c’est la rencontre familiale qui vole en éclats (l’oncle abusant de l’une de ses nièces) sous le regard perçant de Lena Kitsopoulou (née en 1971), dans une nouvelle traduite du grec par Clara Nizzoli, là ce sont les jours difficiles traversés par un couple expulsé de sa chambre à Alger racontés par le jeune écrivain algérien Salah Badis (né en 1994), traduit par Lola Maselbas.

Des escales en Catalogne, en Tchéquie, au Japon, en Iran, en Inde ou encore en Roumanie (en compagnie du poète Matéi Visniec) sont également proposées. Chaque texte est précédé d’une présentation de l’auteur par son traducteur ou sa traductrice, avec une attention particulière portée au contexte politique et social du pays évoqué. L’un des derniers poèmes de cette livraison, dû au poète soudanais Addelwahab Youssef, plus connu sous le nom de Latinos, est tragique et prémonitoire. L’auteur, traduit de l’arabe par Florian Targa, embarqué sur une embarcation partie de Zouara, en Libye, a en effet perdu la vie en Méditerranée en août 2020, à l’âge de 26 ans.

« Que tu meures en mer
là où les vagues claquent dans ta tête
et l’eau ballotte ton corps
comme un bateau percé
ou que tu meures sur une terre vide
là où un froid mordant ronge ton corps
qui fuit meurtri vers toi
Que tu meures seul
enlaçant ton ombre lavée
Demain ne sera qu’un spectre gélatineux
personne ne pourra en saisir l’essence
Tout cela ne fera aucune différence »

Bien d’autres pépites sont à découvrir dans ce numéro qui se termine par un "café allongé", lequel offre de nombreuses pistes de lecture où il est question de mer, de navigation, de naufrage mais aussi de luttes pour survivre dans des zones à haut risque où la littérature garde toujours, bon pied, bon œil, le bon cap.

Le site de la revue Café est ici.

jeudi 25 novembre 2021

L'était une fois dans l'ouest

C’est l’hiver, la neige, le bois qui manque, le loup qui appelle dans la forêt où vivent, à l’écart, isolés dans leur logis précaire, un homme et une femme dont les enfants sont partis se perdre ailleurs, sans doute dans les dunes, aux confins de la « Cité soumise à trop de radiations », là où il vaut mieux ne pas mettre les pieds.
C’est l’histoire de ce couple vieillissant que raconte Thibault de Vivies. Il la décline en une langue particulière, envoûtante même tant elle est lancinante, évoluant en phrases longues et mouvantes où s’entremêlent – en neuf chapitres, neuf jours – les voix, murmurant sentiments et émotions, des deux personnages principaux ainsi que celle, précise et discrète, du narrateur.

« Ce n’est pas sans effort que je réussis à enfiler le pardessus en laine et à faire passer les bras l’un après l’autre et le corps mal foutu qui résiste à tant de sollicitations, je sors les souliers du dimanche-jour-du-Seigneur de leur étui et peux-tu m’aider mon homme à y placer bien confortablement mes pieds boursouflés par le froid et l’âge avançant oui y’a bien longtemps que je n’avais ôté mes chaussons, es-tu sûr que ça vaille la peine qu’on sorte pour la promenade si le danger était bien réel dehors de croiser le loup ou tout autre animal de son espèce tu sais bien comme les êtres se transforment en hiver... »

L’auteur fait tenir dans ses pages – avec ces vagues de mots bien ajustés qui roulent en produisant une sorte de ressac – le quotidien de deux fourmis besogneuses qui ont à peine assez de leur journée pour mener à bien, avec la lenteur qui les caractérise, leurs occupations habituelles. Il leur faut tenir la maison, aller chercher du combustible, entretenir le feu, réparer ce qui peut l’être, vivre le présent, se souvenir des jours heureux, respirer, penser, se demander où sont les enfants, rester bienveillants l’un envers l’autre, s’inquiéter de la visite inopinée d’un homme qui leur a, tout d’abord, paru providentiel, puisque apportant du bois le jour même où le leur venait d’être volé.

« C’est à nouveau l’inconnu qui entre oui le même que ce matin avec la même bonhomie mais cette fois-ci la panoplie du parfait bûcheron et il dépose une ou deux bûches devant le poêle et il ose me sourire en s’approchant de moi et il me prend dans ses bras et mon homme à deux pas ne réagit pas, laisse faire mon homme c’est une affaire qui ne prendra pas plus d’une minute... »

Peu à peu, l’inconnu multiplie les incursions, n’a plus besoin d’entrer par la porte, traverse carrément le mur, semble venir de l’au-delà, missionné sur terre pour extraire définitivement du logis celui ou celle qui a fait son temps.

Il se passe des choses étranges dans cette contrée hostile où les capacités de résistance des plus aguerris finissent par s’épuiser. Un jour vient où le corps lâche prise, où il faut s’en démettre et préparer son paquetage pour ailleurs. Auparavant, il y aura eu du bon, ici un « jour de rab », là un « jour de tranquillité active » ou encore un « jour de pénitence ». Ce sont ces moments de grande densité, vécus par ce couple que déroule et assemble minutieusement Thibault de Vivies, et ce jusqu’à l’implacable tombée de rideau.

Thibault de Vivies : L'était une fois dans l'ouest, Publie.net

mardi 16 novembre 2021

Le tabac est ouvert

Les tercets taillés au cordeau d’Olivier Hobé se situent quelque part entre le haïku et l’aphorisme. Ils naissent à l’improviste, se montrent tour à tour tendres, absurdes et ironiques et c’est leur diversité – en plus de leur pertinence – qui donne élan et légèreté à cet ensemble où la poésie a la part belle, même si l’auteur la fait volontiers descendre – de même que les poètes – d’un piédestal sur lequel elle n’a aucune raison de se percher.

« Pour pondre un poème
il faut être
une poule. »

Il flâne, prend l’air des rues de Quimper, respire amplement, donne des vitamines à ses pensées et agite ces mots qu’il apprécie tant et avec lesquels il aime jouer en s’appropriant un peu de leur pouvoir subversif. Il convoque de grands animaux (lions, crocodiles et rhinocéros), croise Hugo Chavez en sortant d’un bar (« matin midi et soir / viva la libertad dit-il »), se demande ce que fait la voix de Britney Spears à Cuba (« A Guantanano Britney Spears / poussée à 120 décibels torture / les gardiens eux-mêmes déchantent »), s’étonne du perroquet de Flaubert, apprend à la radio que l’on vend maintenant « des Rafales de vent », s’interroge sur le mode d’emploi de la vie, se sent parfois désabusé, continue néanmoins à égrener ses textes brefs.

« Je suis l’acteur
d’une mise en scène
qui n’aura pas lieu . »

« Le tourneur de pizzas
est noir
sa Carla est succulente. »

« Un lion en cage
a plus d’un tour
dans son sac. »

« Plus on galope dans l’âge
plus les ânes courent
dans les rues. »

« Je me détache de moi-même
et ne m’attarde pas
plus longtemps. »

Olivier Hobé met à profit cet art du raccourci qu’il maîtrise parfaitement en lançant ses tercets sur la page comme il le ferait, en bordure d’océan, de galets lisses capables de se coiffer d’écume en ricochant d’une vague à l’autre.

 Olivier Hobé : Le tabac est ouvert suivi de Je n’ai pas fermé l’œil de ta nuit, éditions Pierre Mainard.

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lundi 8 novembre 2021

Juste après la pluie

"Une taupe n'a jamais vu d'étoiles", Thomas Vinau

Juste après la pluie ressort en édition de poche dans la collection Points Poésie, dirigée par Alain Mabanckou. 

Pas question de changer quoique ce soit à la note de lecture que j'avais consacrée à cet ensemble lors de sa publication initiale en 2014 (Alma, éditeur) et que je republie ci-dessous pour souligner, une fois de plus, combien ces poèmes ont le don de nous revigorer.

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

Thomas Vinau : Juste après la pluie, Points Poésie.

jeudi 28 octobre 2021

Jusqu'où la ville

Lyon, ville où elle ne voulait pas habiter, est peu à peu devenu le lieu de résidence de Fabienne Swiatly. Elle a vécu un temps dans un appartement situé sur les pentes de la Croix-Rousse avant de s’installer, pendant un quart de siècle, sur une péniche amarrée sur les quais du Rhône. Elle l’a quittée pour vivre non plus sur l’eau mais à proximité, au bord de la Saône.

Elle marche dans la ville depuis longtemps tout en la redécouvrant constamment. Elle la voit bouger, changer et s’adapter, pour le meilleur ou pour le pire, et note, à chaque promenade, ce qui attire son attention. Ce sont les fragments de ses récentes déambulations qu’elle assemble dans ce livre fait de courtes proses, débutant toutes par le terme « jusque ». Chaque texte, ancré dans un décor précis, est ramassé avec en son centre des personnages en mouvement qui ne sont autres que les habitants des lieux, certains d’entre eux, les plus précaires, n’étant manifestement pas les bienvenus.

« L’on voudrait de l’international mais pas celui du tiers-monde ou des sans-papiers ».

Le regard de Fabienne Swiatly se pose souvent sur des êtres que beaucoup font semblant de ne pas voir, tels ces hommes « courbés sur leur vélo, sacs à dos chargés de victuailles », devenus porteurs de repas à domicile qui en croisent d’autres en quête d’un banc où s’allonger, un lit de fortune non séparé en deux par une barre ou, un peu plus loin, d’autres encore, glaneurs, glaneuses qui, en fin de marché, récupèrent fruits et légumes destinés au camion-benne.

« Jusque sur le parvis de la cathédrale où la lumière se libère enfin des rues étroites. Les voitures cherchent à se faire une place sur l’esplanade malgré l’interdit. Au pied de l’immense porche, des jeunes aux chiens sans laisse boivent à même la bouteille d’alcool acheté dans un hard discount. Ils rejouent la scène ancestrale des misérables attendant la générosité des fidèles attirés par la croix. »

Elle n’écrit pas pour décrire le paysage mais pour détecter ce qui bouge dedans, ce qu’il dissimule parfois, ce qu’il subit aussi quand des architectes peu inspirés le balafrent dans les grandes largeurs. La ville qu’elle donne à voir est celle d’aujourd’hui, celle de l’air enfumé, des cubes de béton qui s’empilent, des valises à roulettes qui cliquettent sur les trottoirs, des hélicoptères survolant les manifs, des joggeurs contrôlant leur rythme cardiaque, des agents de sécurité en alerte, des visages cachés sous les capuches, des caméras qui observent, des trottinettes qui filent à toute allure avec à bord un passager droit comme un i porté par l’électricité ambiante. Autant de cartes postales toniques et singulières qui montrent comment le cœur d’une ville ne peut battre sans la présence, l’apport, les vibrations de tous ses habitants, aussi différents soient-ils.

 Fabienne Swiatly : Jusqu'où la ville, éditions le clos jouve.

samedi 16 octobre 2021

Quelque chose de ce qui se passe

C’est en partant d’une citation de Berthe Morisot : "mon ambition se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe", que François de Cornière a choisi le titre de ce recueil qui rassemble des poèmes écrits en 2018 et 2019. Comme elle, il sait qu’à défaut de pouvoir s’emparer des innombrables moments qui défilent au quotidien, il faut se contenter de n’en garder que quelques uns, tous porteurs d’une sensation, d’une impression, d’une émotion.

« J’avais lu ces lignes dans l’exposition
nous y étions allés ensemble
cette belle matinée d’août.

Et voilà qu’aujourd’hui
deux mois plus tard
je cherche à rendre
ce qui s’était passé pour moi ce jour-là. »

Il laisse sa mémoire travailler. Consulte, entretemps, les notes brèves qu’il a jetées sur son carnet, ou celles qui attendent dans "sa boîte à questions positives", ou encore celles qui mijotent dans l’un de ces "petits sacs d’émotions" qu’il garde en réserve. C’est de ces éléments épars que peut naître le poème. L’essentiel est donc de ne pas les laisser filer. Observant ce qui se passe alentour, et qui parfois se répercute en lui, il demeure aux aguets, "en état de poésie" comme le disait son ami Georges Haldas dont il va d’ailleurs visiter la tombe au cimetière des Rois à Genève (où reposent aussi Borgès et Alice Rivaz).

« Georges Haldas 1917-2010 écrivain » :
Une pierre dressée
pas de dalle pas de fleurs
aucune limite sur l’herbe
mais un chat juste posé sur la stèle
un chat noir un peu maigre un peu long
comme ceux qu’on voit partout en Grèce »

Ces voyages entre passé et présent, qui lui permettent de revoir des poètes qui l’ont jadis accompagné (Gaston Miron, Guillevic, Luc Bérimont, Georges Mounin) et de refaire un bout de route avec eux ont à voir avec la relativité du temps (que l’ont peut remonter), celui d’une vie jalonnée de rencontres, sans pour autant glisser vers la nostalgie. François de Cornière regarde, il est à l’écoute (y compris de sa mémoire, de ses pensées) et en attente d’un déclic. Tout l’intéresse : une phrase entendue, une silhouette au bord de l’océan, une réflexion, une émission de radio, la voix d’un chanteur, d’une chanteuse, une lecture prenante, "des bouts d’idée dans le paysage" ou d’autres disséminés sur le bitume d’une autoroute... Sa poésie, simple, faite de séquences brèves, apaisées, tristes, gaies, anodines, graves ou légères, jaillit de ces moments qu’il réactive. On y retrouve cette capacité d’étonnement qui procure à ses textes une indéniable fraîcheur.

« Pourquoi dans les mots simples
d’une parole entendue dans la rue
des petits cadenas demandent
qu’on les ouvre.

Ils vous donnent une clé
ils vous disent :
à vous de vous en servir
il faut aller plus loin
au fond des mots
au fond de vous
aller plus loin. »

Les chemins qu’il emprunte dans son livre lui sont familiers. Ils sont tracés en bordure d’océan, là où il vit, où il nage, où il pêche, où il attrape aussi – avec des leurres qu’il fabrique lui-même – des poèmes qui, façonnés à sa main, deviennent des instantanés de vie à découvrir, tels des carnets de bord tenus par un homme qui donne de ses nouvelles en parlant souvent des autres.

François de Cornière : Quelque chose de ce qui se passe, Le Castor Astral.

 Du même auteur, vient de paraître, réédité en poche chez le même éditeur, l’épatant et captivant  Boulevard de l'océan, suite de chroniques estivales écrites « lors de deux mois de juillet, à la fin des années 1980 », publiées d’abord par fragments dans la NRF (du temps de Jacques Réda) puis chez Seghers en 1990 et au Castor Astral en 2006. Préface de Yves Leclair, postface de François Bott et dessins de Valérie Linder.