En décidant de consacrer un livre à son père, à peine quelques années après sa mort, Christoph Meckel sait qu’il va devoir dépasser le cadre littéraire que sous-tend un tel projet pour entrer dans l’intimité et les secrets d’une mémoire familiale dont il ne possède pas toutes les clés. Ce père, l’écrivain Eberhard Meckel (1907–1969), fut l’ami de Peter Huchel et de Martin Raschke. Il rédigea des poèmes, des chroniques et des critiques sans que, le lisant, on parvienne à déceler la réalité d’une époque qui était pourtant celle de l’arrivée au pouvoir de Hitler.
« On s’isolait dans des poèmes sur la nature, on se recroquevillait dans les saisons, l’éternel, les valeurs pérennes, l’intemporel, la beauté de la nature et de l’art, dans des images consolatrices et dans la croyance que les misères passent avec le temps. »
Ses premières années, nécessaires pour tenter de percer la personnalité de son père, Meckel, né en 1935, les retrace avec précision. Il remonte aux sources. Recolle les pans de la petite histoire familiale. Qui, brusquement, dès le début de la guerre, va voler en éclat.
« Un matin elle s’abattit sur la maison, catastrophe inconcevable qui réduisait à néant les illusions personnelles – et, pour un temps, les illusions nationales – du bourgeois homme de lettres. »
Avec elle, et le père mobilisé, bientôt fait prisonnier, qui ne reviendra que des années plus tard (malade, dépressif, désireux de prouver qu’il n’avait pas souscrit à l’idéologie nazie), on entre de plein pied dans l’incessant travail de mémoire mené par Christoph Meckel.
Il veut savoir qui était ce père tout à tour absent, fuyant ou distant. Ce que cachait sa vie en retrait, perdu au milieu de tant de notes, d’archives, de papiers, « sans recul par rapport à son travail » et semblant si peu « maître de ses forces ». Il veut en premier lieu faire la lumière sur ces secrets trop bien gardés et ces non-dits qui lui font pressentir le pire. Cette vérité autour de laquelle il tourne longuement, il va finir par la découvrir en lisant le journal de son père.
« Comme il m’appartenait de le lire ou pas, je me mis à le lire. Après une nuit de lecture, il devint évident que j’étais face à un autre père que le mien, face à un inconnu. M’étaient inconnus l’idéologue, sa façon d’agir et de penser pendant le Troisième Reich. Cette nuit-là, je subis un choc, un plongeon sans filet dans la désillusion. À quarante ans, j’étais confronter à la question de comment endosser le passé. »
« Mon père était un nationaliste flirtant avec le nazisme, un sympathisant de l’idéologie, volontairement actif dans l’édification de la culture nazie, ayant indirectement approuvé l’autodafé, l’élimination des communistes et des juifs, et surtout après la guerre, une personnalité malade qui avait cherché à refouler son propre passé et s’était considéré comme victime de l’Histoire. »
Le besoin impérieux qui anime Meckel va – ces réalités enfouies mises à jour – l’obliger à remodeler l’image qu’il avait de ses parents. Il procède ainsi pour son père mais également (vingt ans après) pour sa mère, dont il dresse, dans un livre conçu tel un diptyque, un portrait-robot encore plus redoutable.
« Cette femme qui était ma mère » et dont il se remémore, par brefs paragraphes, quelques épisodes de vie, il avoue d’emblée ne l’avoir jamais aimée. Sa froideur, son protestantisme rigoureux et le cercle très fermé et bourgeois qu’elle fréquentait l’ont toujours laissé dehors. En lisière, en manque d’émotions, sujet aux remarques acerbes visant à rabaisser toujours plus l’enfant puis l’adolescent qu’il fut.
« Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissance), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. »
A travers ces deux récits, présentés ici tête-bêche, c’est aussi l’histoire allemande, vécue au cœur même des familles que sonde
Christophe Meckel. Il avance avec cette écriture sobre et lumineuse qui permet au lecteur d’entrer sans préambule dans son univers.
Christoph Meckel :
Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère, traduit de l’allemand par Béatrice Gonzalés-Vangell et Florence Tenenbaum, Quidam éditeur.