Début mars 2008. L’écrivain espagnol Alfons Cervera séjourne à Grenoble.  Il y est invité à participer au colloque « Témoins et témoignages,  mémoire individuelle et collective », organisé à l’université Stendhal.  Il emporte avec lui la mort de sa mère, survenue deux semaines plus tôt à  Los Yesares, après une lente déperdition qui dura dix-huit mois et qui  eut pour point de départ une simple chute dans les escaliers. Dès ce  jour, elle prit peur, devint peu à peu immobile, attendant la mort tout  en la craignant et laissant le passé en suspens. C’est celui-ci que  l’écrivain va  devoir sonder. Une découverte inattendue le pousse en  effet à  remonter le cours de sa propre histoire en sachant que celle  qui pourrait l’aider dans sa quête a décidé de commencer à mourir.
« Dans la serviette noire, tu trouveras les papiers de la maison,  avait-elle dit avec une absolue tranquillité, sans que rien ne laisse  pressentir qu’elle dévoilait ce faisant quelque secret. Je pense  maintenant qu’elle avait oublié ce qu’elle conservait avec soin dans  cette serviette de cuir, tant d’années cachée au fond de l’armoire qui  occupait presque tout l’espace de sa chambre. »
C’est en consultant ces documents tenus secrets qu’il va apprendre  que son père (décédé, lui, de façon brutale : arrêt cardiaque) a été  condamné à douze ans de prison par un tribunal militaire en 1940. Dès  lors, des scènes d’enfance vont revenir, faisant surgir  des questions  jamais posées.  Pourquoi la famille a-t-elle dû  quitter Los Yesares  pour Valencia et ne revenir que bien plus tard ? Pourquoi   le père  a-t-il dû abandonner son métier de boulanger pour devenir laitier ? Ces  interrogations  s’inscrivent dans le récit, entre l’image encore récente  de la mère immobile et les promenades  dans les rues de Grenoble, sur  les pas et dans l’ombre de Stendhal...
« La tristesse est plus grande le dimanche, écrivait Stendhal dans La Chartreuse de Parme.  Cela fait deux dimanches que ma mère est morte, dans la nuit. Quelques  semaines auparavant, je lui avais demandé pourquoi personne ne m’avait  parlé de l’existence de ces papiers sur la condamnation de mon père. »
Fouillant l’histoire familiale, c’est bien la mémoire collective,  celle évoquée en préambule au colloque auquel il  participe,  celle  aussi (et surtout) de l’Espagne franquiste, que Alfons Cervera fait  peu  à peu remonter à la surface. Il la découvre par bribes. Consulte les  archives. Rencontre les derniers survivants, réussit à retrouver les  traces d’un événement crucial qui, survenu en juillet 1936, met en  lumière ce que son entourage taisait.
« Les feuillets s’accumulent sur la table. Le temps qu’il faut. Le  procès militaire contre mon père et six de ses compagnons anarchistes et  communistes. Progreso Vicente fut fusillé et les autres condamnés à des  peines de prison. Le langage de la rage dans les feuillets qui relatent  les évènements. La grammaire cruelle d’une victoire qui condamne à mort  la défaite. Nombreuses sont les formes de la mort après avoir perdu une  guerre. Mon père l’a perdue bien des fois. Et ses six compagnons  aussi. »
L’écriture de Cervera (dont voici, après Maquis  paru en 2010 à La Fosse aux ours,  le deuxième livre traduit en France)  est dense  et percutante. Il a beau écrire à partir d’un lieu donné  (Grenoble) sans que ne semble bouger, du début à la fin du livre, le  temps (deux semaines) qui s’est écoulé depuis la mort de sa mère, il  fait en sorte que trois périodes différentes mais complémentaires de son  histoire (l’une dédiée au père, une autre à la lente agonie de la mère  et la dernière à son présent de fils et d’écrivain) puissent  s’imbriquer, se superposer et avancer dans un même mouvement. Sans  cesse, il interroge les mémoires et leurs liens étroits avec  l’imaginaire collectif. Il sait  que la vie,  l’après vie et l’écriture  ne peuvent jamais prendre racines dans l’oubli.
« Être oublié est une façon de mourir. L’histoire qui se construit  sur les fondations de la peur reste silencieuse. C’est pourquoi ma mère  restait silencieuse quand je lui demandais pourquoi jamais personne ne  m’avait raconté l’histoire de cette nuit tout juste découverte  soixante-dix ans plus tard au moins. Ce que l’on ne nomme pas n’a pas  d’existence. »
Alfons Cervera : Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, (éditions) La Contre Allée
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