Mars 1942. L’homme qui était parti tenter sa
chance ailleurs, revient, visage et corps ravagés par la faim et la
misère, dans la ville en ruines de Prokov, en Ukraine. Il s’appelle
Ranek. Ce retour n’est qu’un échec de plus. Il l’évacue sur le champ.
Sa capacité à survivre lui interdit de se morfondre. Il peut, à la
rigueur, rêver du passé et de ses parents mais à condition de rester sur
ses gardes, en se sachant pris dans les filets d’une réalité qui le
dépasse et à laquelle il doit s’adapter en ne lâchant jamais rien. Pour
l’heure, son cerveau fonctionne et calcule. Il lui faut un refuge avant
la nuit et le début des inévitables rafles, ce qui l’oblige à rejoindre
le plus rapidement possible un ghetto qu’il connait bien. Ayant été
l’un des premiers déportés, il était déjà présent sur place, lors de sa
création, en octobre 1941.
« Il se souvenait qu’ici, au début, la vie avait été plus facile. À
l’époque, il faut dire, le ghetto n’était pas aussi surpeuplé. À
l’époque encore, parmi les habitants, les luttes les plus acharnées
avaient lieu pour un quignon de pain. C’est seulement plus tard, avec
ces convois humains arrivant sans cesse de Roumanie, qu’il avait fallu
se battre pour dégoter une place où dormir. Lutte tout aussi acharnée et
brutale. Et tout aussi vitale. »
Le premier endroit vers lequel il se dirige est le dortoir où il
logeait avant de partir. Il y découvre une pièce silencieuse, plongée
dans la pénombre, pleine de corps couchés sur une longue estrade
transformée en couchette collective. Presque tous ceux qui reposent là
sont morts du typhus. Les derniers vivants sont à l’agonie et ne bougent
plus. Seule une place est encore vide : la sienne. Il sait qu’il ne
pourra pas s’y installer, sous peine d’être à son tour contaminé. Il n’a
que le temps de s’emparer du chapeau et des chaussettes russes de celui
qui fut jadis son meilleur ami avant de sortir en longeant les rues
désertes.
De temps à autre, il passe devant un mort qui git sur le trottoir ou
dans un caniveau. Il ne s’arrête que pour regarder s’il y a quelque
chose à prendre sur le cadavre. Dans la poche d’un pantalon souillé par
les excréments, il trouve un reste de cigarette dont il s’empare. Le
pantalon est trop sale pour être enlevé et proposé ensuite au marché
noir. Presque tous les gisants sont déjà dépouillés de leurs vêtements.
Il continue sa route vers une ruine qui tient à peine debout et qui,
baptisée « asile de nuit », lui a auparavant également servi de refuge.
Ici aussi, le premier homme qu’il voit est atteint du typhus. Il est
recroquevillé sous l’escalier, à l’écart du dortoir, situé à l’étage,
où dorment ou geignent ceux que la maladie n’a pas encore touchés. C’est
là que Ranek va trouver ce qu’il cherche, obtenant, après bien des
négociations, la place laissée vacante par celui que l’on a poussé
dehors et qui est en train de mourir à l’entrée.
« Il se réveilla. Il devait être minuit, par là.
Les rafles avaient repris depuis un moment. Du dehors parvenaient les bruits familiers auxquels son oreille s’était accoutumée et qu’il arrivait à distinguer un à un. Ça semblait venir de très loin ; il tendit l’oreille, sans savoir si les hurlements provenaient de la rive du fleuve ou de la Pouchkinskaïa. Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. »
Les rafles avaient repris depuis un moment. Du dehors parvenaient les bruits familiers auxquels son oreille s’était accoutumée et qu’il arrivait à distinguer un à un. Ça semblait venir de très loin ; il tendit l’oreille, sans savoir si les hurlements provenaient de la rive du fleuve ou de la Pouchkinskaïa. Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. »
La vie à l’intérieur du ghetto de Prokov est une lutte permanente
et féroce où chacun tente de sauver sa peau comme il peut. Tous ont faim
et froid. Ils savent que leurs jours sont comptés et qu’il leur faut
glaner de quoi se nourrir. Cela ne peut se faire qu’en acceptant le
système de troc mis sur pied par ceux qui trafiquent avec les paysans
ukrainiens ou avec les derniers riches circulant encore en ville, entre
le café, le bazar, le bordel et la boutique du coiffeur. Roublard et
déterminé, bien que tombant souvent sur de plus roués que lui, Ranek ne
se pose pas plus de questions que les autres. Comme eux, il se débat
avec l’innommable. Voler les chaussures d’un agonisant ou défoncer à
coups de marteau la bouche de son frère qui vient de mourir pour en
extraire une dent en or fait, certes, trembler et vaciller son corps
décharné mais atteint à peine sa pensée. L’instinct de vie s’avère
plus fort que la morale et la dignité. Dans le ghetto, tout se paie. Il
n’est pas simple de gagner une poignée de haricots ou quelques
épluchures de pommes de terre. Les hommes et les femmes qui errent dans
cette nuit totale ne sont que des ombres égarées. Parfois certaines
s’accouplent. Leurs caresses restent furtives. La pudeur n’existe plus.
Tous fréquentent la même longue planche sale, glissante et trouée en
plusieurs endroits qui leur sert de latrines. Quand l’un, trop faible,
tombe dans la fosse, personne ne peut le repêcher et tous continuent de
faire leurs besoins sur lui jusqu’à ce qu’il s’enfonce
inexorablement...
« Chaque matin, c’était le même tableau. Brouhaha et puanteur. Les
uns, assis, s’épouillaient, les autres mangeaient quelque chose en
cachette, d’autres ronflaient encore d’épuisement et même le pire boucan
ne pouvait les réveiller. Quelques lève-tôt, pas lavés, titubaient
jusqu’aux latrines et revenaient peu après. La porte claquait sans
cesse. »
Nuit est le premier roman de Edgar Hilsenrath. C’est cet ensemble qu’il évoquait dans Fuck America.
Il parlait alors de l’écriture et de la conception d’un grand livre à
venir qui lui prenait tout son temps et à travers lequel il voulait
raconter, avec précision, de façon très crue, sans jamais nommer les
vrais bourreaux, (les nazis, effectivement invisibles), l’enfer qu’il a
lui-même vécu de 1941 à 1945 à l’intérieur de ce ghetto ukrainien. Il
aura mis dix ans à venir à bout de cet ensemble de 550 pages réécrit une
vingtaine de fois. Publié en 1963 en Allemagne, l’ouvrage, rapidement
épuisé, puis auto-censuré par son éditeur, connut ensuite un grand
succès aux États-Unis. Considéré comme le chef d’œuvre d’Hilsenrath, il n’avait curieusement jamais été traduit en Français.
Edgar Hilsenrath : Nuit, traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila.