vendredi 17 mai 2013

Michel Merlen, rue de l'Ouest

"Mers poivrées de bleu / corps qui partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et s'enfonce comme une taupe / dans le langage."

Michel Merlen, "Art de la mémoire", poème dédié à Yves Martin, Borderline, page 11, éditions Standard, 1991.

Je revois notre première rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur, c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des morceaux de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures secrètes (qui ont à voir avec la guerre d'Algérie) ne transparaissent qu'en pointillés. D'emblée, je lui parle de Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

(Les rues de la mer, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Quand il s'éclipse, personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup, Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier, Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais, auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen, lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets, leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers – rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.

Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.

Né à Hyères en 1940, Michel Merlen a publié, outre les trois recueils cités, La Peau des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974), Quittance du vivre (Possibles, 1979), Poèmes arrachés (Le Pavé, 1982), Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982), Made in Tunisia (Polder, 1983), Le Désir dans la poche revolver (Le Pavé, 1985), Terrorismes (Polder, 1985), Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986). Il a publié, l'an passé, avec Catherine Mafaraud-Leray, La mort c'est nous (éditions Gros Textes).

mardi 7 mai 2013

Une meurtrière dans l'éternité

« Je me sens à la fois mal à l'aise, les membres engourdis par le froid, l'esprit las de cette attention à la veille, la gorge qu'obstrue cette fumée froide qui semble sortir de l'eau, et bien d'être celui qui mène sa barcasse au bon cap, évitant tous les écueils de route. »

Alain Jégou, Comme du vivant d'écume, éditions La Digitale, 1995


La mer étale, effleurée par une brise à peine perceptible, venue du Sud ou de nulle part, est rarement présente dans la poésie d’Alain Jégou. Chez lui, ce sont d’abord les coups de tabac, les rafales cinglantes, la navigation en haute mer entre des paquets d’écume formés dans les entrailles de l’océan et revivifiés par des rugissants débarqués d’Ouest ou du Nord-Ouest qui, s’invitant à bord, l’obligent à mener son texte d’une main ferme. Cette manière d’avancer en creusant sa route entre les rouleaux compresseurs de l’Atlantique est étroitement liée à son activité de marin-pêcheur.

« l’étrave monte au ciel
puis redescend sur mer
selon le bon vouloir
de la houle guerrière
celle qui enfle déboule
pour distribuer ses beignes
et coup de butoir barbares

la folie est dans l’air
long lent dérèglement
de l’esprit et des sens
affectés par l’intox
des éléments pervers »

Sa relation quotidienne à la mer est tout à la fois rude et sensuelle. Lui, qui a navigué pendant près de trente ans à bord d’un chalutier sur l’un des lieux de travail les plus dangereux au monde, lie son activité à une nécessité vitale doublée d’une attirance quasi physique. Cela l’amène à aller affronter ou séduire celle qu’il sait rebelle, revêche, intrigante et indomptable en acceptant des règles tacites. Le danger est permanent. La moindre défaillance peut être fatale. Mais vivre ainsi, sur le fil du rasoir, est plus tonique et excitant que le train-train et la monotonie sociale avec lesquels il a depuis longtemps décidé de rompre.

« À chaque partance sa part d’insouciance
comme une évidence pour s’extraire
sans flottements ni remords
se libérer de la routine et du confort
se débarrasser du fard et de l’apparence
pour s’accomplir en toute nudité »

En empruntant son titre à une phrase de Kerouac (« nous découperons une meurtrière dans l’éternité »), Alain Jégou, par son rythme, ce ressac permanent, le flux agité de ses vers très courts, très nerveux, exprime clairement ce qui, dans sa façon d’être et d’écrire, le rattache à la beat generation.

« Bob kaufman savait çà
Et Claude Pélieu, et Mary Beach
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »

Dans Boucaille, la deuxième partie du recueil, c’est un autre combat que révèle l’auteur, celui qu’il livre contre la maladie et dans lequel il s’engage tout autant, avec hargne, colère et pugnacité. Il le mène en restant attentif aux soubresauts du monde, « assis dans la nuit décharnée » ou « porté par quelque songe étrange », retrouvant, intactes dans sa mémoire, des zones de pêches capables de l’aider à larguer les amarres en un clin d’œil. Il évoque l’inconnue sans visage qui rôde en lui en causant douleur et désarroi. Il note effets premiers et secondaires des remèdes à doubles tranchants en une suite de poèmes saccadés, grinçants et mordants, tous écrits par temps de grands vents intérieurs, sans jamais lâcher prise.

« Quelque part dans l’infléchi de sa vie salement meurtrie
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».

Alain Jégou, Une meurtrière dans l’éternité suivi de Boucaille (couverture de Georges Le Bayon, postface de Ghislain Ripault), éditions Gros textes.

Alain Jégou est mort hier.
Né en 1948 à Larmor Plage, il a publié une quarantaine de livres dont certains à tirage limité en compagnie de peintres qui lui furent proches. Une meurtrière dans l'éternité, sorti en 2012, reste pour l'instant son dernier ouvrage publié.

Un hommage lui est rendu ici-même.

En logo : photo de Robert Le Gall.


mardi 30 avril 2013

Monologue

Dans 69 vies de mon père, Ludovic Degroote, donnant la parole à celui à qui il dédiait son récit, évoquait déjà la disparition de sa sœur Godeleine et l’entrée soudaine et inadmissible de la mort au domicile familial. Cette fois, c’est son livre à elle qu’il conçoit en le faisant débuter par un monologue implacable, venu du fond de son enfance (il avait alors sept ans), et délivré par celle qui ne l’a plus jamais quitté.

« je m’appelle godeleine degroote, je suis morte dans un accident d’auto non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six

aussitôt j’ai su que je ne serais pas seule à mourir, que je ne pouvais me détruire sans les autres, non par choix mais par amour

si on meurt à dix-huit ans on meurt par la famille »

Et c’est effectivement quatre membres de la famille, elle, la morte, puis le père, et la mère, et enfin l’auteur, celui qui collecte les voix, les douleurs et le ressenti de tous, qui vont ici se relayer, chacun en un long monologue personnel, tendu, sans effusion, presque clinique parfois, pour retracer ce que fut ce huit août tragique (retour d’un après-midi de shopping londonien) et l’après fracassé qui dure toujours.

« même lorsqu’elle est matérialisée par ta parole, je vis toujours à l’étroit dans ma disparition »

C’est de la place occupée par la disparue dans la vie de ses proches, et de la façon qu’ils ont de donner corps à sa mémoire, qu’il est ici question. Pour ce faire, Ludovic Degroote laisse en premier lieu s’exprimer celle qui se sent tout à la fois désolée et coupable d’avoir ainsi abandonné les siens en ouvrant en eux un vide avec lequel ils devront composer tout au long de leur existence.

« ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j’aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j’ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide »

C’est en voyant vivre son père, abattu, ne se remettant pas, (« moi le père ma parole a été confisquée à l’instant où j’ai su ce qu’il était advenu de ma fille ») puis en interrogeant sa mère (« il est difficile de ne pas revenir à cette histoire de ventre qui fait ma nature ») pour connaître plus précisément ce qu’il n’avait pu saisir à l’époque, qu’il réussit à reconstituer une trame qui, s’adossant à des faits avérés ou supposés, se nourrit de la vie intérieure de chacun d’entre eux.

« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »

Il lui faut retrouver le timbre, la fragilité, le doute, les mots pesés, le sens profond ou caché, la légèreté ou la gravité de ces voix qui passent en lui. Les assembler lui permet de rendre toute sa présence à l’absente. C’est la grande force de Monologue. Semblable à celle qui circulait dans Pensées des morts (Tarabuste, 2003). Et qui s’affirme totalement ici. Fragmentée, incarnée, ciselée par l’épreuve du temps.

« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 Ludovic Degroote, Monologue, éditions Champ Vallon.

lundi 22 avril 2013

Petite Ourse de la Pauvreté

L’infime part de voûte céleste que Lucien Suel a peu à peu constitué – cela lui a demandé vingt ans – scintille par intermittences, certaines nuits, quand le ciel consent à s’ouvrir, au-dessus des terrils abandonnés, des jungles ratissées, des usines désossées, des cimetières militaires et des hameaux en survie. Ce qui lui parle, c’est le monde des humbles, celui de ceux qui ont trimé, souffert et marqué de leur empreinte un territoire (celui du Pas de Calais) où ils ont vécu. Leur esprit d’ouverture leur a, par ailleurs, toujours permis de ne jamais être pris en défaut de repli sur soi. Ils se sont frottés, via la matière, la création, une illumination, un appel intérieur, et parfois la guerre, aux autres.

Aux six personnages auxquels l’auteur rend hommage (Georges Bernanos et son héroïne Mouchette, Fleury Verbrugghe, son grand-père, Benoït-Joseph Labre, le patron des inadaptés sociaux et les deux peintres, figures majeures de l’art brut, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin) s’en ajoute un septième, natif de Berck, le poète et éditeur Ivar ch’Vavar, vivant en proche Picardie et initiateur de ce projet.

« Inventeur de la Picardie tu lèches / la poésie-trognotte tu lèches tous / les poèmes riz-la-+ le maldoror nu / au torse amaigri »

Les sept hommages écrits en vers justifiés qui composent Petite Ourse de la Pauvreté permettent de suivre les itinéraires plus ou moins rugueux de gens épris de liberté. Soucieux de ne pas s’en laisser conter, tous, y compris Mouchette, par Bernanos interposé (à qui Suel offre un tombeau qui s’ouvre tel « un grand trou noir dans le ciel bleu »), traversent le temps qui leur est imparti en restant fidèles à ce que leur intuition et leur intégrité intérieure leur demandaient de réaliser. Pour Benoît-Joseph Labre (1748-1783), futur canonisé, ce fut la pauvreté absolue, la route avant l’heure, la traversée des montagnes et une vie au jour le jour qui vit, ironie du sort, le jeune vacher d’Amettes venir mourir dans la boucherie de Zucarelli à Rome.

Pour d’autres, tel Fleury-Joseph Crépin (1875-1948), « plombier zingueur quincaillier compositeur de musique rebouteux puisatier sourcier et finalement peintre pour la paix », le parcours fut tout aussi rude mais tenu à l’écart des affres du délabrement grâce à une force physique et mentale bien entretenue. Il en fut de même pour l’autre peintre du livre, Augustin Lesage (1876-1954), lui aussi guérisseur à ses heures, qui connut de nombreux coups durs et qui finit par écouter la voix qui vint, du fond de la mine, (où il travaillait) lui prédire qu’un jour il se consacrerait (ce qu’il fit) totalement à la peinture.

« À droite, je martèle le temps. À gauche, le palindrome des oiseaux de proie me regarde à travers les pattes du faucon. SERRES. SERRES. »

Lucien Suel est ici chez lui. Il dit ce qu’il doit à ces êtres à l’énergie communicative. Il revient aussi sur sa propre généalogie, consacrant plusieurs pages (quatorze stations) à son grand-père Fleury Verbrugghe (1896-1985) dont l’existence résume assez bien l’histoire en pointillés du siècle passé dans cette région.
« À l’usine d’Isbergues, il travaillait au déchargement des wagons de coke et de minerai. L’équipe des « 40 tonnes », casquettes de coton bleu, chemises de toile, manches roulées sur les coudes et veines bleutées au dos de la main. »

Les contraintes d’écriture que Lucien Suel s’impose pour s’approcher au plus près du quotidien et de l’histoire de ses personnages, donnent à cette constellation volontairement pauvre un aspect visuel qui, d’emblée, attire, aidant ensuite à repérer, en lecture, les feux épars qui brillent sur la route de son pôle Nord terrestre.

 Lucien Suel : Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme.

vendredi 12 avril 2013

Paul Valet

Paul Valet reste un poète méconnu. De temps à autre, un livre (ainsi celui que lui a consacré Jacques Lacarrière chez Jean-Michel Place) ou un bel hommage vient à point nommé attirer l’attention sur ce grand discret qui est décédé le 8 février 1987. Il avait 82 ans, une longue vie derrière lui, et des livres, une histoire, un parcours... Mais tout ceci tellement secret qu’il faut bien aujourd’hui commencer par le commencement.
Né en Russie en 1905, d’un père russe et d’une mère polonaise, Paul Valet a d’abord suivi sa famille en Pologne avant que son père ne décide, au début des années vingt, de l’envoyer étudier en France. Cette arrivée dans l’hexagone, c’est pour lui le coup de pouce du destin. Il va non seulement s’y adapter mais également aimer – et détester – assez ce pays pour le défendre – en tant que résistant en Haute-Loire pendant la guerre – et pour en devenir un citoyen à part entière en se faisant naturaliser.
Drôle de citoyen bien sûr. Certes intègre, intégré. Marié, père, médecin, etc. Mais derrière la façade sociale, il y a un sérieux remue-ménage intérieur, un vacarme qui s’entend et s’écrit.

« À la libération, lorsque je suis retourné chez moi, je me sentais complètement dépaysé. La clandestinité m’avait appris à vivre sauvagement comme un loup. Et ici, que je le veuille ou non, je devais rentrer dans le carcan administratif. La régularité est revenue avec tout le bordel. La plupart de mes camarades n’ont pu tenir le coup : ils se saoulaient du matin au soir, leurs femmes les quittaient. Nous sommes devenus des personnages inexistants ».

Un peu plus loin, dans le même entretien qu’il accordait à Guy Benoit, pour le Cahier que celui-ci lui a consacré au Temps qu’il fait, Paul Valet affirme ne s’être jamais remis et, évoquant sa première publication, Pointes de feu, intervenue dans l’immédiate après-guerre, il poursuit et explique sa nécessité d’écrire :

« Un besoin de résistance est né en moi, mais de résistance sur un autre plan – le plan poétique. J’ai senti un appel irrésistible de conformer ma vie à la poésie, sinon c’était la déchéance. »

Rien, dans l’écriture de Paul Valet, ne peut participer de quelque gratuité que ce soit. L’image est percutante. La réflexion chemine vers un but. Il oscille régulièrement entre le silence et le cri. Reconnaît l’existence en lui d’une pulsion poétique :

« Il faut qu’une angoisse s’empare de moi, que je subisse la poussée d’un flou inconscient dont j’ignore l’origine et le caractère. »

Ce qui attire, entre autres choses, dans cette œuvre, c’est la rencontre du lyrisme et de la concision. Semblant de prime abord échevelée, sa pensée parvient très vite à cerner ce qui la tourmente pour finir par fixer ces « tourments » dans un texte rond, vif, aiguisé comme une pierre dans laquelle il aurait réussi, on ne sait comment, à faire entrer tous les vents contraires qui peuplent son univers.
Son poème est d’ordinaire assez court. Avec des éclats, des chutes, des éclisses.

« Quand on est pour soi-même
une cible vivante
il est dur de viser juste. »

ou encore :

« C’est le contre-jour
envoûté
qui nourrit ma clarté. »

Pas étonnant que l’aphorisme sorte inopinément du torrent, poli par une longue pratique des mots que Valet aimait tourner et retourner dans sa tête.

Comme la plupart des pessimistes, il a appris, en s’y brûlant, jusqu’où aller dans son commerce avec la souffrance. Il connaît l’interstice infime où tout peut basculer. Mais il sait aussi que c’est en surmontant le doute qu’il redonne de l’éclat à sa révolte. De même, en grattant sans relâche, avec pour seule force d’appui sa conviction, l’homme, dit-il, peut espérer repérer, dans la noirceur du monde, d’étranges rais de lumière. Et s’y engouffrer.
Partant de là, de cet amas de contradictions, ouvrant plusieurs pistes – qui sont les routes de nos déserts et de nos solitudes – il livre une œuvre pleine, grave et ironique, dure et tendre à la fois et profondément humaine, à la portée de toutes les sensibilités, simple, forte, singulière.

"L’utilité et les succès mondains n’ont pas de prise sur moi. La poésie, telle que je la conçois, est servie la première. C’est ainsi et ainsi seulement, à travers les défaites et les victoires, que le poète demeure toujours debout, en plus que bons termes avec l’homme."

Celui que Cioran appelait « l’ermite de Vitry » fut également traducteur. On lui doit notamment la version française du Requiem d’Anna Akhmatova (Minuit, 1966). Il fut par ailleurs le premier à traduire Joseph Brodsky (seize poèmes publiés dans deux numéros des Lettres Nouvelles en 1964 et 1965) qui, âgé de vingt-cinq ans, purgeait alors une peine de cinq ans de travaux forcés dans un camp aux environs d’Arkhangelsk.

Pour en savoir plus sur Paul Valet, consulter le Cahier Cinq qui lui est consacré au Temps qu’il fait et lire les rares titres encore disponibles : Multiphages, (José Corti, 1988), Paroxysmes, (Le Dilettante, 1988) et Le Double attaquant (Mai hors saison, 1995).
Et bien sûr : Jacques Lacarrière : Soleils d’insoumission, J.M. Place, 2001.
Ne pas oublier le bel hommage que François Bon lui a rendu sur son site. C’est ici.