Dès le premier poème de cet ensemble, construit en forme de triptyque,
Lou Raoul s’adresse à celle qu’elle nomme Else en lui donnant, en
offrande, son intégrité, son regard, son présent, sa mémoire, son calme
apparent, ses souffrances intérieures et ce quotidien qui est sien et
qu’elle ne peut concevoir sans nouer d’infimes mais solides liens avec
le monde (humain, animal et végétal) qui l’entoure.
« un jour tu es
et tu me dis que c’est ton nom
alors comme j’ouvre toutes les fenêtres à l’air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s’émiettent et je te donne, Else, ma vie »
Passé ce poème inaugural, le « je » n’aura plus lieu d’être (il ne
réapparaîtra que dans le dernier volet) et c’est à travers Else que
l’auteur va avancer en gardant toujours une salutaire bienveillance vis à
vis de celle en qui elle met évidemment beaucoup (si ce n’est tout)
d’elle-même. Elle lui parle, l’accompagne dans des voyages où, tout
exotisme étant exclu, il faut saisir la rugosité du territoire
découvert et les pratiques ancestrales de ceux qui y vivent.
« ils chassent écureuils, zibelines pour la chair et la peau
les peaux lustrées qu’ils troquent contre thé, café, tabac, vêtements, tissu
les peaux qu’au village d’autres assemblent pour confectionner des chapeaux très chauds »
Ces incursions dans le grand nord ou ailleurs, au pays des rennes et
« des toiles tendues sur les armatures de bois » en suscitent d’autres,
plus proches, et presque toutes ancrées en Bretagne, où la frontière
entre les vivants et les morts devient souvent presque invisible.
Ainsi cet homme qui sort du bois, à l’heure où ses congénères, par
milliers, dans des villes « se coiffent, se rasent ou se maquillent, se
vêtent, se chaussent », cet homme qui boîte et qui s’en va, chaque
jour, se placer au cimetière près des siens.
Ainsi Else, elle-même, qui, au centre du livre, se porte au chevet de
Yuna qui va mourir et restera, pour toujours, « la femme morte quand
elle est vivante ».
« Un jour, Yuna montre à Else son nouveau sein droit, reconstitué. Il
a un peu de cicatrices et pas de mamelon. Son dos porte aussi une
longue cicatrice. Le mamelon est prévu pour plus tard. Comme tout va
vite ou faire comme si Yuna n’est pas malade. Else est étonnée. »
Treize tableaux en prose, où la vie va, continue et contourne
l’inévitable en s’y appuyant pourtant, attestent, au centre du livre,
du lien très fort qui unit ces deux femmes que la mort ne réussira pas à
séparer. Passé et présent ne sont ici que l’endroit et l’envers d’une
même pièce que l’on ne peut couper en deux.
La façon d’écrire de Lou Raoul, tour à tour allusive, elliptique,
précise et tranchante, lui permet de traverser, outre les frontières, ce
miroir si prompt à lui renvoyer un double qui ne demande qu’à vivre
pleinement. Cette écriture est portée par une langue qui sait ce
qu’elle doit à l’oralité. Certains poèmes, qui se déploient et
s’enroulent, contant tel ou tel épisode de vie, s’avèrent à cet égard
assez proche de la complainte. D’autres, plus compacts, resserrent les
boulons de la grande mécanique du monde. Pour en saisir les nuances et
les subtilités, il faut rester (ce qu’elle fait) en éveil, en attente de
ce qui va advenir ou revenir. D’autres enfin, qui constituent le
dernier volet du livre, viennent, plus légers, plus brefs, dire que ce
qui devait être écrit, en puisant dans l’ordinaire ou dans le
douloureux, l’a été. La respiration se fait plus calme. Else, ce
personnage, ce double qui va et vient d’un livre l’autre de Lou Raoul,
peut alors s’éclipser, non sans entendre, au loin, la voix de l’auteur
qui, hésitant un peu entre langue bretonne et française, lui parle et la
remercie.
«
tremen ’ra an amzer un jour c’est tard le temps passe et d’un vol ralenti lent au-dessus de ce champ de ce petit bois de saules mon ange tu voles »
Lou Raoul :
Else avec elle, éditions
Isabelle Sauvage.
(Le prix
PoésYvelines 2013 a été attribué à Lou Raoul pour ce livre).