Elle préfère se tenir résolument à l’écart, loin de l’air du temps (ne
cherchez pas son nom dans les anthologies) mais sa voix s’affirme, au
fil des rares parutions, comme l’une des plus surprenantes qui soient,
reconnaissable entre toutes grâce à ces inflexions quasi instinctives
qui la font passer en un éclair du chant au cri, du vous au tu, du
murmure à la colère, du sarcasme à la caresse ou de l’imprécation à la
rugosité des jours ordinaires. Son poème est un joyau qui brille dans le
noir. Sa façon de l’aiguiser, de le polir, de lui donner relief et
phosphorescence est mystérieuse. Où va-t-elle chercher ces associations
étranges nées, semble-t-il, de mots qui décident de mêler leurs
sonorités en ne visant pas la métaphore mais en mettant leurs syllabes
en commun pour que corps et cerveau répondent aux mêmes pulsions...
« je hais les prophètes en anathèmes
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »
Sa mémoire transforme ce qu’elle a en réserve et distille, par
bribes, des lambeaux de vie, d’espoir, de désirs qu’elle réactive en
solitude et qui ont presque tous comme point commun un amour contrarié,
empêché mais réinventé et vécu au centuple par celle qui sait ruer dans
les brancards en ne lâchant rien, en montrant vivants et morts aux
prises dans des poèmes qui se dirigent à la godille vers une même ligne
d’horizon.
« Tu me balafres
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »
Le lexique qui est le sien, et qui vient parfois d’un autre siècle,
convoquant limbes, gargouilles, sépulcres, tréfonds, pal et mandragore,
tend au plus juste l’angle et la pierre d’attaque du texte. Si celui-ci
suinte, elle s’empare en un quart de tour du buvard, s’il est sec elle y
ajoute de la salive ou tout autre liquide né du corps. C’est celui-ci,
chahuté, debout face au vent, avançant au bord du vide, qui impose ses
heurts, ses troubles, ses secousses aux poèmes. C’est lui aussi qui
doit composer avec l’à-vif des nerfs qui, tour à tour, se vrillent ou
retombent. La peur qui souvent s’invite dans les livres d’Alice Massénat
laisse peu de place à la quiétude ou au rêve.
« Avoir sans cesse cette peur qui me ronge
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »
Son salut réside en ces corps à corps intenses qu’elle improvise
régulièrement avec l’écriture. Cela l’aide à dépasser, langue tendue,
maîtrisée, syntaxe souple, capable de laisser sur le carreau plus d’un
styliste, le réel et ses manques en créant des liens inamovibles avec
ceux (morts, lointains ou trop silencieux) qu’elle aime. Elle le dit
avec fougue. Provoque, pousse l’autre dans ses derniers retranchements.
Et se dresse, ose, attend, se donne.
Venant après Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005) et Ci-gît l’armoise (Simili Sky, 2008), La Vouivre encéphale vient confirmer, s’il en était besoin, que cette voix poétique que Pierre Peuchmaurd
disait « tantôt d’oracle barbare, tantôt de petite fille soumise – mais
soumise aux seuls dieux des pires fatalités, au désarroi des rues, aux
après-midi noirs » – est bien l’une de celles dont il convient de
prendre enfin toute la mesure. En l’écoutant et en la réécoutant. Pour
découvrir l’élan, la fragilité, la gravité, les ombres incarnées, les
subtilités et les évidences qu’elle recèle.
Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.
Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.