mardi 19 juillet 2016

Tais-toi, je t'en prie

Son père a beau lui avoir dit, juste avant qu'il ne quitte le domicile familial pour la première fois, il y a de cela un bon bout de temps, fiston, la vie est une entreprise ardue qu'il te faudra affronter avec courage et détermination, cela n'a pas empêché Ralph de galérer et de commencer à se pinter sans modération avant de remonter tout doucement la pente pour devenir prof, mari et père de famille. La vie rêvée en quelque sorte. À un détail près : Ralph est persuadé que sa femme l'a trompé, il y a deux ans, lors d'une fête trop arrosée, avec un type qu'ils ne reverront sans doute jamais. Il y pense de plus en plus, cela devient même quasi-obsessionnel et il va, ce soir-là, après avoir corrigé ses copies, la tarabuster pour qu'elle avoue enfin. Ce qu'elle fera, cassant ainsi, en quelques minutes, le bel ordonnancement de leur vie de couple. 

Tout Carver, ou presque, se trouve dans des situations comme celle-ci. Il s'immisce dans une famille de la classe moyenne blanche américaine où l'harmonie semble de mise. Il décrit l'ordinaire du couple. Il y a les enfants, le chien, la maison tenue, le frigo rempli, la bouteille de whisky à portée de main, etc. Tout va à peu près bien jusqu'au jour où l'un des deux se met à dérailler. Et c'est justement ce jour-là, celui où la très monotone mécanique quotidienne va s'emballer, qui intéresse Carver. Et c'est également cela – en plus de son sens du portrait et de sa façon minutieuse, méthodique, de raconter la déflagration en cours – qui me plaît dans ses textes. Il parvient à mettre en scène, sans fioriture, avec un minimum de vocabulaire, sans porter le moindre jugement, à coups de dialogues brefs, le côté imprévisible et destructeur de l'être humain. Il sait que celui-ci est susceptible de foutre en l'air en un instant ce qu'il a mis des années à bâtir. Il nous convie au spectacle. Il tient les rênes d'une main ferme. Ne lâche pas. Gratte jusqu'à l'os. On sent qu'il connaît par cœur la personnalité de ses personnages et leurs réactions pour les avoir côtoyés au hasard des multiples petits boulots qu'il a effectués pour gagner sa croûte. C'est aussi ce versant particulier, celui qui a trait au monde du travail, à ses tensions et à ses défaillances, qui est récurrent chez lui. Il peut parler d'à peu près tout, se déplacer aisément de la ville à la campagne et s'arrêter près des rivières, noter la réalité des rondes de nuit dans un hôpital ou saisir le bruit des trayeuses électriques en action dans une stabulation, en posant à chaque fois un regard éclairé sur ces différents moments de vies qu'il restitue. Il dresse, mine de rien, un sacré panorama d'une Amérique peu visible, celle où se retrouvent, souvent isolés dans leur sphère privée, et parfois occupés à se torturer psychologiquement, de nombreux anonymes qui ne vont pas très bien et qui nous ressemblent beaucoup. 

Raymond Carver : Tais-toi, je t'en prie, éditions de L'Olivier.

lundi 11 juillet 2016

Tombeau de Pamela Sauvage

Ce n’est pas uniquement le Tombeau de Pamela Sauvage que dresse Fanny Chiarello dans ce roman superbement construit mais aussi celui d’une époque, la nôtre. Elle s’y attelle en la faisant disparaître pour mieux la disséquer. Et ce à travers vingt-trois existences reliées les unes aux autres avec en tête de pont, et début de chaîne, celle de Pamela Sauvage dont le nom vient tout juste d’apparaître dans la rubrique nécrologique du journal régional.

Celui qui commente à coups de notes de bas de page le contexte social et politique au sein duquel se sont lovées et déroulées les différentes vies en question, est un philologue patenté. Il a à cœur d’expliquer les règles qui étaient  en vigueur (et c'est bien d’aujourd’hui qu'il s'agit)  dans la société à laquelle appartenaient tous ces défunts. Sa tâche est rude : il lui faut sans cesse revenir sur un lexique d’époque qui n’a plus cours.

Cet homme très scrupuleux vit dans un monde futur qui s’avère, en tous points, bien pire que l’actuel. Cette réalité, Fanny Chiarello la distille discrètement, et ne s’en sert surtout pas pour décerner des lauriers à une période de l’histoire qui, manifestement, ne les mérite pas. Elle se tient en permanence en équilibre entre deux époques aussi peu enviables l’une que l’autre, la première ayant sans doute naturellement (et libéralement) engendré la seconde. Son livre est en ce sens époustouflant. Tonique à souhait. Un  tombeau renversé. Avec à terre vingt-trois vies (dont celle d’un chien particulièrement futé) captées à un moment précis de leur parcours.

Ce joyau malicieux déjoue les règles habituelles du roman et permet aux notes de bas de pages de retrouver enfin toute leur vigueur. Elles sont en l’occurrence le principal matériau d’un texte subtil, inventif et efficace.

D’ailleurs, « ne sommes-nous pas une note de bas de page pour la plupart de ceux qui nous entourent ? », se demande Pamela Sauvage, désincarnée.

Fanny Chiarello : Tombeau de Pamela Sauvage, éditions La Contre-Allée.

dimanche 3 juillet 2016

Ça va aller, tu vas voir

C’est la chronique d’un pays ruiné et mis sous tutelle par les tenants de la finance internationale que tient ici Chrìstos Ikonòmou. Il centre ses textes sur les galères vécues en Grèce, en ce début de vingt-et-unième siècle, par tous ceux, et ils sont nombreux, constituant ce que l’on appelle d’ordinaire la majorité silencieuse, qui essaient de survivre en gardant intact un infime lien social. Ceux qui se retrouvent au centre des seize récits qui composent ce livre vivent dans les quartiers populaires du Pirée. Ce sont des solitaires sans travail, parfois malades, endettés, dégringolant inexorablement, buvant plus que de coutume, traînant derrière eux un passé douloureux, avançant au jour le jour ceinturés par la peur.

« Perdre son boulot c’est comme se casser la jambe.
Au début tu ne sens rien, a dit Àris, la fracture est encore chaude et ne fait pas mal. La douleur et la peur viennent quand ça refroidit. Quand tu penses au loyer aux factures aux petites annonces dans les journaux. Les coups de fil chaque matin, les voix dures. Un autre a pris la place. Rappelle demain. »

Ce que montre, entre autres, Ikonòmou, c’est la peur de perdre le peu que l’on possède (un travail souvent précaire) puis la lente dégringolade qui suit le licenciement. Tout s’enchaîne très vite et les coups pleuvent d’autant plus qu’il n’existe aucune protection, aucun garde-fou, aucune possibilité pour les éloigner ou les faire cesser, l’état ayant pour principale fonction de satisfaire l’appétit d’ogre des financiers étrangers en serrant toujours un plus la vis. Ses personnages tentent pourtant de tenir. Ils ne baissent pas les bras. Ont en eux une humanité qui ne pèse peut-être pas lourd face à la machine infernale qui est train de les broyer mais elle les aide néanmoins à affirmer leur personnalité et leur droit à exister et à s’exprimer. C’est l’élément-clé de tous ces récits. Usant d’une langue âpre, rude et ciselée, l’auteur réussit à saisir l’ intériorité chamboulée des êtres qu’il met en scène. Il parvient, à chaque fois et en quelques pages, à dresser un portrait, un décor, à poser bien à plat une situation particulière et à enclencher un dialogue vif qui emporte le lecteur là où il souhaitait l’amener : au cœur même d’un pays qui se fissure de toutes parts.

« Tous, plus ou moins, avaient en eux une haine profonde contre les politiciens les médecins les employés de la Sécu – tous ceux enfin à cause desquels ils étaient forcés de passer cette nuit-là comme des sans-abri dans une rue glacée loin de chez eux.
Deux ou trois avaient en eux une haine profonde contre eux-mêmes, d’être si petits et insignifiants.
L’un d’eux avaient en lui sa haine contre Dieu qui était sans doute possible plus cruel et plus injuste que les hommes.
Ils avaient en eux le poids de la faiblesse, du temps, de la maladie qui rongeait leur corps. »

Derrière toutes ces histoires souvent situées au sein d’un couple ou d’un groupe d’amis ou d’inconnus, il y a aussi le silence et l’isolement. L’impression, pour beaucoup d’entre eux, de se battre en solo contre une pieuvre invisible et déchaînée.

« Jour et nuit je vois des hommes brisés par le boulot. Des hommes fatigués, effrayés. On dirait qu’on ne peut plus travailler sans peur. On dirait qu’on n’est plus payé pour vivre mais pour avoir peur ».
Chrìstos Ikonòmou démontre une fois encore la vitalité et l’engagement d’une jeune littérature grecque (à laquelle appartiennent également des auteurs tels Christos Chryssopoulos et Yannis Tsirbas) bien décidée à s’impliquer et à redonner dignité et place dans l’histoire à tous ceux et celles que la plupart des médias occidentaux ignorent ou fustigent.


 Chrìstos Ikonòmou : Ça va aller, tu vas voir, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


mercredi 22 juin 2016

J'ai connu le corps de ma mère

Il y a parfois d’étranges concordances de dates entre débuts et fins de vie et il arrive que tel ou tel mois porte en lui, pour certaines familles, une sorte de malédiction qui se confirme au fil du temps. Ici, c’est février qui se pare de noir. Et tout particulièrement deux de ses jours. Le 19, jour de naissance et de mort de la grand-mère maternelle et le 17, jour de l’enterrement du père (1987) et jour de naissance (1951) et de mort (2009) de la mère. C’est elle que Gladys Brégeon évoque. En s’arrêtant sur ce corps qui l’a vu naître et qu’elle a vu vivre et s’agiter, puis dépérir, mourir et disparaître.


« Je me souviens de ses genoux
De ses chevilles
De la forme de son pied au repos

De son dos
Cette courbe que j’ai massée
Sous laquelle tout la tuait

Sa douceur
Sa maigreur »

Elle note avec brièveté et précision les manques, les habitudes, les moments de bien-être, les muscles tendus, détendus, la souplesse, la vivacité, la respiration calme ou haletante, la subtile mécanique d’un corps qui tourne rond avant de se dérégler, provoquant par là même un autre déraillement, plus intérieur et profond, qui laisse les témoins hagards et sans voix.

« Je ne comprends pas ce qu’elle me dit
Dieu
Des visites
Ma sœur
La sienne

Les prolongations

Dit-elle »

Il faut peu de mots, et peu de pages, à Gladys Brégeon pour toucher de près le départ de celle qui s’éloigne du « centre-vie ». Son livre, hommage - et tombeau - à « Celle d’où je viens / Ma mère », est simple et concis. D’une grande sobriété. Et d’une infinie délicatesse.

« Le corps
Qu’allons-nous faire sans le corps
Et avec
Qu’allons-nous faire du corps »

 Gladys Brégeon : j’ai connu le corps de ma mère, éditions Isabelle Sauvage.


lundi 13 juin 2016

La Scie patriotique

Ce sont ceux de la Ultième. Des féroces en quête d’adrénaline. Des déclassés qui hurlent dans la nuit noire. Des types bien décidés à en découdre. Ne demandent même que ça. Se battre, tuer, massacrer. Faire place nette tout autour. Il y a là Rigodon, Septime Sévère, Hilaire, le frère aumônier et beaucoup d’autres qui s’épuisent dans une guerre qui a des allures de 14-18. Tous vivotent à l’arrière, mal en point, avec croûtes,  herpès, diarrhées. Pris dans le froid et la neige, coincés dans des tranchées qui sentent la terre et le sang mêlés mais où ils se préparent néanmoins à fêter Noël, le temps d’un bivouac improvisé sous les bâches. Avec au menu une soupe brunâtre et un bout de viande. Un morceau qui a du mal à se frayer un passage en eux tant il leur rappelle les aboiements joyeux du chien Toto qu’ils sont tout simplement en train de bouffer, noyant leur effroi à coups de grandes goulées de schnaps.

L’infecte festin a pour effet de mettre instamment le feu à leurs boyaux, l’incendie se propageant très vite à leur cerveau, enclenchant une sorte de transe collective au cours de laquelle le seul officier qui tente d’élever la voix a le son coupé net, sa gorge étant tranchée en un quart de tour par la scie égoïne de Septime Sévère.

« Rigodon lançait les hip hip. Septime Sévère levait les bras. Ils le nommèrent empereur. À présent qu’il était chef les choses allaient changer. Les compagnies d’arrière-garde fusionnaient dans une division qui montait à l’ennemi. La Ultième était en route vers la gueule du diable. »

Après quoi, l’escouade zigzague à l’estime. Ils traversent des paysages abrupts. Tuent en cours de route. Des enfants, des femmes, des vieux qui s’étaient réfugiés dans une église pour tenter de sauver leur peau. Le soir, ils posent leur corps déglingué n’importe où. Se recroquevillent, dorment en grognant, ne rêvent pas beaucoup. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur passage. Ce sont des joueurs-tueurs. Des types qui ont perdu toute humanité et qui suivent sans barguigner ce chef qui coupe tout ce qui dépasse.

« Ici pas de plainte. Mais trouver les cancrelats au frais dans la forêt, les enfumer. Détruire le nid. Pas de capture. Les faire crever. »
En à peine cent pages, en un texte tendu et ramassé, Nicole Caligaris tape juste et fort. Elle décrit avec précision la horde funeste en action, offrant au passage un terrible condensé de toutes les guerres en un seul roman, son premier, réédité, vingt après sa première publication, avec en prime douze dessins de Denis Poupeville, à qui elle dédie d’ailleurs son livre, expliquant, en fin d’ouvrage, comment il l’a aidé, grâce à de précédents travaux, découverts dans son atelier au moment où la guerre faisait de nouveau des milliers de morts en Europe (en Bosnie), à entreprendre l’écriture de La Scie patriotique.

« Ce qui a fait naître le texte et par quel mécanisme, je l’ignore. J’ai classé les dessins, j’en ai formé une suite. Et ce qui s’est passé, je suppose, c’est que j’ai changé de plan ce qu’ils représentaient. Voilà comment j’ai déplacé ces figures de Denis dans mon castelet littéraire. »

 Nicole Caligaris : La Scie patriotique, dessins de Denis Poupeville, Le Nouvel Attila.