Son
père a beau lui avoir dit, juste avant qu'il ne quitte le domicile
familial pour la première fois, il y a de cela un bon bout de temps,
fiston, la vie est une entreprise ardue qu'il te faudra affronter
avec courage et détermination, cela n'a pas empêché Ralph de
galérer et de commencer à se pinter sans modération avant de
remonter tout doucement la pente pour devenir prof, mari et père de
famille. La vie rêvée en quelque sorte. À un détail près :
Ralph est persuadé que sa femme l'a trompé, il y a deux ans, lors
d'une fête trop arrosée, avec un type qu'ils ne reverront sans
doute jamais. Il y pense de plus en plus, cela devient même
quasi-obsessionnel et il va, ce soir-là, après avoir corrigé ses
copies, la tarabuster pour qu'elle avoue enfin. Ce qu'elle fera,
cassant ainsi, en quelques minutes, le bel ordonnancement de leur vie
de couple.
Tout
Carver, ou presque, se trouve dans des situations comme celle-ci. Il
s'immisce dans une famille de la classe moyenne blanche américaine
où l'harmonie semble de mise. Il décrit l'ordinaire du couple. Il
y a les enfants, le chien, la maison tenue, le frigo rempli, la
bouteille de whisky à portée de main, etc. Tout va à peu près
bien jusqu'au jour où l'un des deux se met à dérailler. Et c'est
justement ce jour-là, celui où la très monotone mécanique
quotidienne va s'emballer, qui intéresse Carver. Et c'est également
cela – en plus de son sens du portrait et de sa façon minutieuse,
méthodique, de raconter la déflagration en cours – qui me plaît
dans ses textes. Il parvient à mettre en scène, sans fioriture,
avec un minimum de vocabulaire, sans porter le moindre jugement, à
coups de dialogues brefs, le côté imprévisible et destructeur de
l'être humain. Il sait que celui-ci est susceptible de foutre en
l'air en un instant ce qu'il a mis des années à bâtir. Il nous
convie au spectacle. Il tient les rênes d'une main ferme. Ne lâche
pas. Gratte jusqu'à l'os. On sent qu'il connaît par cœur la
personnalité de ses personnages et leurs réactions pour les avoir
côtoyés au hasard des multiples petits boulots qu'il a effectués
pour gagner sa croûte. C'est aussi ce versant particulier, celui qui
a trait au monde du travail, à ses tensions et à ses défaillances,
qui est récurrent chez lui. Il peut parler d'à peu près tout, se
déplacer aisément de la ville à la campagne et s'arrêter près
des rivières, noter la réalité des rondes de nuit dans un
hôpital ou saisir le bruit des trayeuses électriques en action dans
une stabulation, en posant à chaque fois un regard éclairé sur ces
différents moments de vies qu'il restitue. Il dresse, mine de rien,
un sacré panorama d'une Amérique peu visible, celle où se
retrouvent, souvent isolés dans leur sphère privée, et parfois
occupés à se torturer psychologiquement, de nombreux anonymes qui
ne vont pas très bien et qui nous ressemblent beaucoup.
Raymond Carver : Tais-toi, je t'en prie, éditions de L'Olivier.