« Les marins avec lesquels j’ai vécu disent de moi
que je suis un bâtard, un râleur, un pervers,
que je méprise les femmes d’insidieuse manière
et qu’avec elles je refuse de partager le lit.
Ils disent aussi que je tire sur le hasch et la coke,
que j’ai un sale caractère, lunatique et abject,
que tout mon corps est criblé
de dessins répugnants, de tatouages obscènes. »
Cet autoportrait au vitriol, titré "Marabout" (c’était son surnom et c’est ainsi qu’il signait parfois certaines de ses lettres) est porté par la houle des mots et par un son particulier, un ressac lancinant, dû à une métrique souple et savamment maîtrisée, qui se propage de page en page. Kavvadias n’est pas homme à tourner autour du pot. Il ouvre la porte de sa cabine et celle de son monde intérieur, dit qui il est, ce qu’il fait, ce qui l’attire, l’inspire.
« Sur cette proue j’ai détruit l’être tranquille que j’étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d’enfant.
Pourtant, jamais ne m’a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses. »
Il dessine de nombreux portraits, parle de la vie à bord, des chats, des perroquets, des heures de quart, du ciel étoilé, de la Croix du Sud, des coups de vent, des coups de blues, des sueurs froides ou moites, du corps qui encaisse, s’abîme, s’abstient et se libère quand le cargo fait escale à Alger, Canton, Conakry, Madras, Marseille ou ailleurs.
« Ce soir, j’ai l’esprit obsédé
par une fille connue jadis ; une fille publique,
bien différente de ses consœurs
car toujours triste, sérieuse et butée.
Je me souviens, les autres filles la chahutaient souvent,
se moquant de son air si sévère,
et entre elles se disant, mimant un geste obscène,
qu’avec le temps elle finirait par s’y faire. »
Il note également "le mal du départ" qui s’empare de lui dès que le bateau reste trop longtemps à quai. La mer est son univers. Il a besoin de la sentir sous ses pieds, de tanguer avec elle, de l’écrire, de la décrire, d’évoquer les hommes qui, comme lui, y passent la majeure partie de leur vie et de composer, pour cela, des poèmes qui furent d’abord narratifs et descriptifs avant de devenir, avec les années, plus ramassés, plus mélancoliques pour être, bientôt, fatigue aidant, traversés par un fatalisme que contrebalancent de lumineux retours de mémoire.
« Le vent gémit comme un chien enragé.
Salut la terre et adieu le rafiot.
L’âme nous quitte et s’enfuit par le bas,
l’enfer aussi a ses bordels. »
Jusqu’au bout, Kavvadias roulera sa bosse et alignera les traversées à bord de l’un ou l’autre de ces cargos sur lesquels il aura sillonné tous les océans du monde. Cette existence, qu’il s’était choisie, débutée en 1930, et poursuivie jusqu’à sa mort, en février 1975, est jalonnée de poèmes emplis d’empathie et d’humanité qui invitent à l’embarquement immédiat. L’œuvre est importante. Célébrée depuis longtemps en Grèce, elle ne l’est pas encore en France mais ce volume, superbement construit, et augmenté, en annexes, de pages précieuses, arrive à point nommé pour y remédier.
Nikos Kavvadias : Courants noirs, Œuvre poétique complète, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, Signes et Balises.