dimanche 12 mars 2023

L'Antre

Reclus dans un abri souterrain, qu’il nomme l’antre, X, personnage énigmatique, vit dans un futur indéterminé et peu rassurant. S’il s’avisait de sortir, l’air du dehors, devenu irrespirable, le tuerait rapidement, gommant, en même temps que lui, toute trace de ses prédécesseurs, auxquels il doit son existence, le dernier d’entre eux étant Wollem.

« Après m’avoir formé et fait en sorte que je puisse communiquer, puis m’avoir insufflé ce supplément de vitalité faisant de moi le réceptacle des autres entités m’ayant précédé, Wollem m’a dit : j’ai rempli mon rôle. Je peux chercher de l’aide maintenant.

Il lui fallait se procurer du matériau pour donner un compagnon à X, et pour cela sortir, mais il n’a jamais réintégré l’antre, ce lieu austère où l’on ne peut dialoguer qu’avec un terminal informatique obtus et mal en point. C’est par lui que X pourrait savoir s’il y a quelqu’un d’autre à proximité, ou s’il est réellement le dernier rejeton d’une lignée dont il ne connaît pas l’origine, si ce n’est qu’il a été fabriqué, composé à partir d’un certain nombre de données, et non conçu comme une personne ordinaire, autrement dit après « fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus »..

« Le dernier d’entre nous à être sorti s’appelait Wollem, un nom choisi par le duo qui l’avait précédé, Vigus et Vagus. Tandis qu’ils approchaient de leur terme, ils s’étaient chargés de leur copie dans le terminal puis s’étaient mis à l’assemblage de Wollem. Ils avaient espéré créer un nouveau duo, comme à chaque fois jusque là, mais il restait si peu de matériau que, par prudence, ils avaient préféré n’en créer qu’un des deux, pour qu’à son tour il puisse en créer un autre. »

L’être créé, c’est X, le narrateur, chargé d’assurer sa survie, de remettre en état le terminal, de s’adapter à des souvenirs qui ne sont pas les siens, de cohabiter avec les anciens qui ont pris place dans sa tête et de tenter, s’il veut perpétuer l’espèce, de s’inventer un successeur en allant chercher du matériau à l’extérieur.

C’est dans cet interstice étrange et précaire, entre science-fiction et fantastique, entre rêve, réalité et hallucinations, que Brian Evenson situe les péripéties du très esseulé X.

L’Antre, novella minimaliste, est un texte percutant, un conte noir et fascinant, qui pose, mine de rien, des questions existentielles. Il montre un homme seul, fabriqué de toute pièce, robotisé jusqu’au bout des ongles, démuni, déjà sous terre, ne dépendant plus que d’un ordinateur corrompu sur le point de s’éteindre.                                                      

Brian Evenson : L’Antre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.


jeudi 2 mars 2023

Courants noirs

Après avoir publié Journal d’un timonier en 2018 et Nous avons la mer, le vin et les couleurs, (la correspondance de Nikos Kavvadias) en 2020, les éditions Signes et Balises poursuivent l’édition de l’œuvre de l’écrivain, marin et radiotélégraphiste grec en donnant à lire, et c’est une première en France, l’intégralité de ses poèmes. Ceux-ci tiennent en trois recueils : Marabout (1933), Brume (1945) et Traverso (1975) auxquels le traducteur, Pierre Guéry, a judicieusement tenu à joindre des poèmes épars, publiés en revues. Le volume, bilingue, est imposant et on entre, sans préambule, dans l’univers de l’auteur. Dès les premiers quatrains, le ton est donné.

« Les marins avec lesquels j’ai vécu disent de moi
que je suis un bâtard, un râleur, un pervers,
que je méprise les femmes d’insidieuse manière
et qu’avec elles je refuse de partager le lit. 

Ils disent aussi que je tire sur le hasch et la coke,
que j’ai un sale caractère, lunatique et abject,
que tout mon corps est criblé
de dessins répugnants, de tatouages obscènes. »

Cet autoportrait au vitriol, titré "Marabout" (c’était son surnom et c’est ainsi qu’il signait parfois certaines de ses lettres) est porté par la houle des mots et par un son particulier, un ressac lancinant, dû à une métrique souple et savamment maîtrisée, qui se propage de page en page. Kavvadias n’est pas homme à tourner autour du pot. Il ouvre la porte de sa cabine et celle de son monde intérieur, dit qui il est, ce qu’il fait, ce qui l’attire, l’inspire.

« Sur cette proue j’ai détruit l’être tranquille que j’étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d’enfant.
Pourtant, jamais ne m’a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses. »

Il dessine de nombreux portraits, parle de la vie à bord, des chats, des perroquets, des heures de quart, du ciel étoilé, de la Croix du Sud, des coups de vent, des coups de blues, des sueurs froides ou moites, du corps qui encaisse, s’abîme, s’abstient et se libère quand le cargo fait escale à Alger, Canton, Conakry, Madras, Marseille ou ailleurs.

« Ce soir, j’ai l’esprit obsédé
par une fille connue jadis ; une fille publique,
bien différente de ses consœurs
car toujours triste, sérieuse et butée.

Je me souviens, les autres filles la chahutaient souvent,
se moquant de son air si sévère,
et entre elles se disant, mimant un geste obscène,
qu’avec le temps elle finirait par s’y faire. »

Il note également "le mal du départ" qui s’empare de lui dès que le bateau reste trop longtemps à quai. La mer est son univers. Il a besoin de la sentir sous ses pieds, de tanguer avec elle, de l’écrire, de la décrire, d’évoquer les hommes qui, comme lui, y passent la majeure partie de leur vie et de composer, pour cela, des poèmes qui furent d’abord narratifs et descriptifs avant de devenir, avec les années, plus ramassés, plus mélancoliques pour être, bientôt, fatigue aidant, traversés par un fatalisme que contrebalancent de lumineux retours de mémoire.

« Le vent gémit comme un chien enragé.
Salut la terre et adieu le rafiot.
L’âme nous quitte et s’enfuit par le bas,
l’enfer aussi a ses bordels. »

Jusqu’au bout, Kavvadias roulera sa bosse et alignera les traversées à bord de l’un ou l’autre de ces cargos sur lesquels il aura sillonné tous les océans du monde. Cette existence, qu’il s’était choisie, débutée en 1930, et poursuivie jusqu’à sa mort, en février 1975, est jalonnée de poèmes emplis d’empathie et d’humanité qui invitent à l’embarquement immédiat. L’œuvre est importante. Célébrée depuis longtemps en Grèce, elle ne l’est pas encore en France mais ce volume, superbement construit, et augmenté, en annexes, de pages précieuses, arrive à point nommé pour y remédier.

Nikos Kavvadias : Courants noirs, Œuvre poétique complète, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, Signes et Balises.

mercredi 22 février 2023

Les Fulgurés

Chaque parution, livre ou plaquette, de Pierre Drogi, reste un moment rare et précieux, une fenêtre qui s’entrouvre sur des paysages fragiles et habités qui bougent à peine, frémissent, attirent le regard, émoustillent les sens. Les oiseaux sont ici chez eux. Ils sont nombreux, de toutes tailles, toutes couleurs, jacassent, se partagent des morceaux de ciel, de branches ou de troncs coupés, abattus, recouverts de mousse. C’est en ces lieux, où la vie animale et végétale bruisse sans discontinuer, que l’on retrouve ce promeneur qui se glisse « entre les prunelliers lentement posément lourdement suivant les sentiers d’ourlures des îles talus escaladés ou dévalés ».

Tout ce qui attire son attention est noté, précisé par touches brèves, ou suggéré. Il a l’allure d’un peintre qui travaillerait sur le motif mais sans se poser.

« J’ai vu des corneilles retourner systématiquement de vieilles lunes afin d’examiner les insectes qui se trouvaient au-dessous. »

Plus loin dans le livre, en seconde partie, après Les Fulgurés, succédant au décor chamboulé des arbres morts et des haies où s’ébouriffent des volées de moineaux, s’ouvre un « cahier de berce » où circulent d’autres flâneurs, des quêteurs d’ombre qui observent renards ou chevreuils en croquant des baies de sureaux ou en se mirant dans « un miroir d’eau claire / sans tain ».

Les poèmes de Pierre Drogi étonnent par leur fraîcheur, leur faculté à se nicher là où on ne l’attend pas, à privilégier les sensations en nous invitant à pénétrer dans un monde proche et secret, que l’on pourrait aisément arpenter et qui, pourtant, par paresse ou par inadvertance, nous échappe trop souvent.

« Le trouble de l’air saisit les troncs, leur caresse est violente. »

 Pierre Drogi : Les Fulgurés, Les Lieux-dits, Cahiers du Loup bleu.

dimanche 12 février 2023

C'était ton vœu

C’est pour honorer la mémoire de son grand-père, tout en revenant, à travers lui, sur les souffrances endurées entre 1939 et 1945 par tant d’autres, qui n’ont jamais pu en parler, que Céline Didier a décidé d’écrire son récit.

« Tu es parti

je n’avais pas encore 13 ans
c’était un week-end
au début de l’été
Tu n’es pas juste parti faire un tour
non, tu es parti... parti
pour toujours
Le vrai départ pour je ne sais où
cet endroit où les gens qui meurent partent. »

C’était le 2 juillet 1989. Quarante-cinq ans plus tôt, jour pour jour, Hippolyte, le grand-père, arrivait, après trois jours de train, venant de Lyon-Perrache, dans le camp de concentration de Dachau où il sera détenu pendant près d’un an. C’est en descendant du maquis de Ceyzériat, dans l’Ain, qu’il avait été arrêté par des miliciens, suite à une dénonciation.

« Vers midi le convoi s’ébranla
et le voyage se termina
le 2 juillet au matin
en Allemagne
au camp de Dachau
le trajet s’est effectué sans boire et sans manger
Des milliers de personnes se trouvaient déjà dans ce camp »

De lui, rien, sans doute, ne serait parvenu jusqu’à nous s’il n’avait pas noté dans un cahier ce que fut sa vie durant ces années noires. C’est en lisant ces notes, précises et écrites bien après sa libération, dont certaines sont reproduites en italiques dans son livre, que Céline Didier comprend qu’il lui faut exaucer le vœu de cet homme discret qui, en laissant ces traces écrites, tenait à ce qu’elles perdurent, tout au moins dans sa famille, de génération en génération. Elle revient, pour cela, non seulement sur les années de guerre, de maquis, de détention et d’évasion quasi-miraculeuse ("aussi incroyable que cela puisse paraître un Allemand a abattu ceux de son camp pour vous laisser partir") mais également sur la vie d’après, ces années de retour à une existence presque normale.

Elle choisit, pour raconter ce grand-père qu’elle aura trop peu connu et les différentes étapes qui l’ont aidée à se familiariser avec son passé, de s’adresser à lui, de se confier aussi, en privilégiant un style simple et direct, avec de constants retours à la ligne, donnant une belle fluidité à son propos.

Céline Didier : C'était ton vœu, Éditions Lunatique.

samedi 4 février 2023

Olivier Hobé (1966-2023)

" Je me détache de moi-même

et ne m'attarde pas

plus longtemps "           

Olivier Hobé, Le tabac est ouvert

Poète et revuiste, Olivier Hobé est décédé ce mardi  31 janvier. Nous nous connaissions depuis longtemps, fréquentant les mêmes lieux, les mêmes revues, lisant souvent les mêmes auteurs. J'avais été heureux de pouvoir publier aux éditions Apogée, dans la collection « Piqué d'étoiles », Le Journal d'un haricot, un ensemble constitué de notes prises au quotidien (en 2007 et en 2008), quand il se tenait auprès de son fils Quentin, qui luttait alors contre la maladie.

Aujourd'hui, c'est lui qui part, vaincu par le cancer des poumons. Il n'est évidemment pas question de s'embarquer ici dans une longue et hasardeuse chronique nécrologique. Il serait le premier (lui qui préférait l'ombre à la lumière) à s'en offusquer et il aurait raison. Il reste ses livres pour poursuivre (ou entamer) la route à ses côtés. C'est vers eux que l'on peut désormais se tourner pour entendre vibrer sa voix fragile mais aussi coupante, ironique, ramassée, pleine d'énergie.

Olivier Hobé avait animé la revue « Quimper est poésie » dans les années 1990 et créé ensuite la revue « Trémalo » (il habitait à l'époque à proximité de la chapelle du même nom, à Pont-Aven), donnant à lire, dans l'une ou l'autre de ces publications, des entretiens avec des poètes qui lui étaient proches, tels Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman, Alain Jégou, Michel Dugué ou encore Louis-François Delisse.

Son dernier livre, Le tabac est ouvert, a été édité par Pierre Mainard en 2021. On lui doit également A présent dans l’œuf, linogravures de Jacky Essirard (Atelier de Villemorge, 1996), Carène, dessin au crayon à bille de Jean Tirilly (Blanc silex, 1999), Quelques phases critiques, dessin de Gil Refloch, (Gros textes, 2002), En pièces (Le Chat qui tousse, 2003), Le Journal d'un haricot (Apogée, 2011), Les jumeaux (Approches éditions, 2013) ainsi que des plaquettes à tirages limités dont, en novembre 2022, Que je n'ai pas commis (Atelier de Villemorge), avec une gravure de Jacky Essirard.


« Me voilà pas plus

que foi gerris aussi

rieur de trait

j'adresse des tempêtes et

la solitude même

ne souhaite pas me recevoir » 


(Que je n'ai pas commis, extrait)