vendredi 4 octobre 2024

Esquisses pour une île

Ses poèmes savent saisir et dépasser l’instant présent. Qu’il soit à Alep (où il est né), à Beyrouth (où il a longtemps vécu) ou à Paris (où il vit depuis plus de vingt ans), à chaque fois, quelque chose (un élément du paysage, une absence impossible à combler, une sensation de solitude, un souvenir prégnant) bouge en lui, s’anime, s’intègre au décor et l’incite à écrire.

« le ciel coule sur la cime des arbres
entre les doigts la douleur glisse
sans s’accrocher aux mûriers

voilà le jour en panne
pas un coq ne pourra le réparer »

Ce qu’il voit – et qui se trouve souvent à proximité de la mer – l’amène à créer des images finement tressées, parfois liées à un imaginaire traversé par certains contes immémoriaux.

« je t’envoie mon souffle
dans une barque
ou je sacrifie un bélier
à ta sueur »

ou :

« ainsi un cheval
brûle
le long de son hennissement »

ou encore :

« autour de la table les pêcheurs échangent
les filets déchirés contre des souvenirs
et la brise ne souffle
que pour allumer leur perte »

La poésie de Saleh Diab frappe par sa concision, sa profondeur et son insatiable quête de lumière. Celle-ci n’est pas une fin en soi mais un lent cheminement vers une possible plénitude. Il sait que rien n’est acquis mais il éprouve le besoin de détourner les vents mauvais pour les rendre plus légers, plus porteurs, en espérant atteindre cette « touche de bleu » qui l’attire.

« sa voix
est trempée de paroles
une touche de bleu
sèche
sur sa vie »

Esquisses pour une île est un ensemble composé de séquences de poèmes écrites en divers lieux, entre 1993 et 2004. On y découvre la voix claire et sensible de Saleh Diab, à qui l’on doit également une anthologie de la Poésie syrienne contemporaine (Le Castor Astral, 2018).

Saleh Diab : Esquisses pour une île, traduction Annie Salager et l'auteur, Tarabuste.

mercredi 25 septembre 2024

Le Roman de Mara

À la fin de son livre, composé de trois parties comprenant trente-trois poèmes chacune, auxquelles s’ajoutent quatre poèmes intitulés Le carnet, Gérard Cartier évoque l’origine de son projet, datant du début des années 1990, abandonné puis repris au fil des décennies, et conçu au départ pour coïncider avec les vingt ans de sa fille, à qui cet ensemble est dédié. Elle y apparaît dès ses premiers mois, passés dans des circonstances particulières et dans un lieu géographique bien repérable.

« Mara dans les neiges exposées au Vercors
frissonnant en langes dans sa tour d’abandon

chauve laiteuse la voix accordée aux viscères
Mara en cornette enfantée d’une morte »

Mara, fille d’une absente (dont elle ira, plus tard, avec l’aide du narrateur, honorer la mémoire), Mara court avec "dans ses bras / un être de chiffon aux membres défaits" tandis que son père l’espionne, "copiant dans le carnet humide / les formes modelées par la lumière d’avril".

La présence de Mara s’affirme et s’affine de page en page. D’abord dans son enfance, vécue dehors, au gré des saisons, dans des décors ciselés ou paisibles, au jardin, dans la forêt ou dans « le brouillard de Chartreuse » et ensuite à l’intérieur de la maison familiale, "encoignée dans sa chambre forteresse intérieure" quand son corps se transforme, quand elle entre dans l’adolescence avant de devenir une jeune femme.

« Mara-la-fantasque la visionnaire
voix de tête habits flottants séductions
usurpées c’est moi... s’inventant à rebours
un destin fulminal Prince c’est moi...
fille des dynasties sauvages un feu
de soufre dans le cœur défiant le destin »

Mara en âge de partir sur les traces de l’absente, en Italie, en compagnie de celui qui sait qu’il devra un jour la regarder s’éloigner.

« Grand huit à travers l’Europe voyage d’éducation

non père mais guide et tuteur Minerve sous la figure de Mentor...

jetés à l’aventure sur les chemins du siècle

mieux la vie bariolée qu’un cabinet gravé au feu de sentences latines »

Ils vont à Venise, à Ferrare, à Ravenne, ils vont saluer les catacombes de Palerme, les ruines de Rome, le musée égyptien de Turin, ils vont à Florence, à Orvieto, à Pompéi, autant d’escales où Mara peut se mouvoir et exister dans des lieux qu’elle découvre et qui ne sont indiqués qu’en fin d’ouvrage.

Chaque lieu est saisi avec précision par Gérard Cartier. Toute description, forcément fragmentée, dépend de son angle de vue et de bien d’autres choses encore. Ce promeneur, à qui rien n’échappe, interroge sa mémoire, revient sur l’histoire de l’endroit visité, fait parfois appel à des poètes qui l’ont précédé, procure à chaque poème une forme différente afin que celui-ci, dessinant une sorte de tableau, s’anime en prenant place dans le décor qui l’a vu naître. C’est la succession de ces tableaux, leur vie séquencée sur la page, la géographie dans laquelle ils s’inscrivent, leur timbre clair, posé et soutenu, leur fil discrètement narratif et leur façon de s’assembler pour former bloc qui fascinent et donnent une belle impulsion à ce livre étonnant, ample et dense.

Gérard Cartier : Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur.

samedi 14 septembre 2024

Pêche à pied

Pas besoin de s’encombrer de l’habituel matériel du parfait pêcheur à pied pour accompagner Dominique Meens en bordure de mer, là où il vit, lit et écrit, sur l’île d’Oléron. Ce qu’il faut, pour profiter pleinement d’une sortie à ses côtés, c’est une extrême attention à tout ce qui bouge et s’agite sur terre, sur mer, dans les airs ou dans les herbes. Bref, être aux aguets, avoir les yeux bien ouverts et l’ouïe fine, savoir lire le paysage, les dunes griffées par le vent, les frises dessinées sur l’eau, ce que disent les reflets, les ombres, les scintillements. Dès lors, la pêche ne peut qu’être bonne. Et la lecture également.

« Aujourd’hui premier novembre à sept heures, soit à six heures solaires, sous le dernier croissant d’une lune à venir nouvelle, je sursigné, auteur, certifie avoir entendu puis écouté sifflé un merle. L’île était à cette heure particulièrement silencieuse. »

Précis, l’auteur, tout en tâtonnant, l’est souvent. Surtout quand il parle des oiseaux, sédentaires ou migrateurs. Il lui faut les nommer, suivre leurs vols, capter leurs chants, décrire leurs prises de bec, s’enquérir de leurs déplacements et de leur façon de pêcher ou de chasser.

« A trois heures et demi, heure solaire, la nuit est profonde, mais dès quatre heures le merle du rempart voisin est audible. À cinq heures et demie, toujours solaires, les martinets descendent de leurs hauteurs, de dessous les cirro-cumulus en écailles de tortue. Un coucou passe ma part de ciel avec sa gueule d’épervier, venu du sud et filant vers les marais. Il chante deux fois, soit quatre "coucou". »

Si les oiseaux occupent une place importante au quotidien pour celui qui a écrit (entre autres) Ornithologie du promeneur (3 tomes aux éditions Allia) et Mes langues ocelles (P.O.L.), ils ne sont pas seuls, loin s’en faut. Pêche à pied est un livre aux multiples entrées. Y cohabitent, en un savant désordre, dans un parti-pris assumé du discontinu, des notes de lectures, des observations du paysage, des réponses à des entretiens littéraires, des carnets de séjour en Hongrie, un compte-rendu de « tourisme fumiste » au Maghreb, des références à divers philosophes, poètes et psychanalystes, des citations, une évocation de l’écrivain, cinéaste, poète et plasticien Gil J Volman (1929-1995), l’un des quatre fondateurs de
l’Internationale Lettriste ("Volman m’a indiqué un style de vie possible"), des remarques pertinentes sur La descente de l’Escaut de Franck Venaille, des souvenirs de discussions avec Claude Ollier, des réflexions sur la langue, la poésie, l’écriture.

« Quand j’écris, je suis un autre, ou je suis autre que celui qui verrait venir à lui l’angoisse. Je me déguise. D’où l’importance des idéaux qui soutiennent l’entreprise, ceux choisis dans la bibliothèque, qui participent à la construction d’un Moi-idéal chargé de se retrouver parmi eux, dans cette même bibliothèque. »

Bibliothèque pleine de pépites anciennes ou contemporaines où il ne manque jamais de détecter, en tel ou tel ouvrage, un début de réponse aux interrogations qui tournent dans sa tête et qui s’éclaircissent lors de ses marches sur l’île.

Dominique Meens choisit des compagnons de route (hommes, femmes, oiseaux) capables de l’aider, par leur présence et leurs réflexions, à nourrir ses blocs de prose et ses poèmes. Il lui arrive d’en traduire quelques-uns. C’est ce qu’il fait ici en s’emparant du Zoo du poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922).

Dominique Meens : Pêche à pied, augmenté de Zoo de Velimir Khlebnikov, graphies orales de Jim Skull, éditions Pontcerq.

Le numéro 254 (juin 2024) du Matricule des anges consacre un copieux dossier à Dominique Meens.

vendredi 6 septembre 2024

Le Testament de Barcelone

Roman adossé au réel et à l’Histoire, Le Testament de Barcelone est d’abord un bel hommage à une femme ici nommée Dora Mugró.
Le narrateur (qui va, tout au long du livre, lui donner la parole) nous invite à la suivre, de l’enfance (orpheline élevée par une tante libertaire) sous le joug du franquisme jusqu’à l’âge adulte (et bien après) dans une Catalogne meurtrie, en pleine effervescence artistique et en quête d’autonomie. Il retrace son parcours en traduisant les quatre cahiers du journal intime qu’il a récupéré après la mort de Dora, en 1975, l’année même où survint celle du dictateur Franco. « Seul maître à bord de son esquif », il lui faut réinventer un langage, déchiffrer le texte original, rendre compte des hésitations, des mots barrés et remplacés, garder certaines expressions catalanes très expressives.

« Je m’appelle Dora et j’ai cinquante ans. Tout rond. Toute ronde. N’est-il pas temps de me poser les questions nécessaires ? Ce nom, je l’habite et le nourrit de ma sève. »

Elle noircit ses cahiers en attendant la venue de son amant, Josemar Josemar, un industriel fou de vitesse et d’automobile avec qui elle entretient des relations clandestines depuis vingt-six ans. Il est en route, plein gaz comme il en a l’habitude, mais n’arrivera jamais à destination.

Au fil des heures et des pages, Dora, seule avec son chat, raconte sa vie, ses premières années, son éducation particulière, la présence chaleureuse de sa tante Rosa, la guerre civile, son initiation à l’art des modernistes, son expérience de modèle posant nue pour un peintre, sa soif de culture, sa découverte de l’érotisme puis de l’amour, son besoin de peindre, de s’adonner à l’aquarelle, son penchant pour le vin doux. Elle écrit (et boit) en guettant le vrombissement du nouveau bolide que Josemar Josemar vient d’acquérir.

« Je me raccroche à ma table comme à une planche de salut. Peut-être un peu d’hypoglycémie. Un verre de Malvasia de Sitges et voilà l’affaire. Encore une coupe, et plein de tours dans ma tête. »

Par son écriture ample, joueuse, généreuse, Albert Bensoussan nous amène à serpenter dans l’itinéraire sinueux de cette femme en quête de calme et de plénitude. Son roman est un hymne à la vie et à la création (beaucoup d’artistes y circulent), un hommage appuyé à Dora (qui a bel et bien existé, sous un autre nom) et à toutes les femmes Catalanes qui l’ont accueilli quand il a épousé, il y a plusieurs décennies déjà, l’une d’entre elles. Il sait – et le dit avec ce ton enjoué qui le caractérise – ce qu’il leur doit, lui l’inlassable traducteur de l’œuvre de Vargas Llosa mais aussi de certains romans de Juan José Saer, Cabrera Infante, Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti et de bien d’autres encore, dont le théâtre de Lorca à qui il a, par ailleurs, consacré une biographie (éditions Folio Gallimard).

Albert Bensoussan : Le Testament de Barcelone, La Part commune.

vendredi 30 août 2024

Jean-Jacques Cellier / La Digitale

"J'ai commencé au plomb, j'ai 62 ans, je ne vais pas changer maintenant..."

Ainsi parlait Jean-Jacques Cellier en 2008 en évoquant la fabrication des livres qu'il publiait aux éditions La Digitale, maison qu'il avait créé en 1980. Il fut mon éditeur et l'imprimeur de nombreuses plaquettes de la collection Wigwam. Je l'ai connu grâce à Alain Jégou dont il a publié plusieurs livres. Il avait arrêté d'imprimer il y a quelques années, lâchant l'atelier qu'il louait à Baye, près de Quimperlé, pour ne plus quitter Moëlan-sur-Mer, où il continuait néanmoins à faire vivre le fonds La Digitale (diffusion Pollen) tout en rééditant quelques ouvrages épuisés.

Jean-Jacques est décédé tôt ce matin. Avec lui, c'est un ami de plus qui s'en va, discrètement, à son image. Il ne se mettait jamais en avant. Il préférait que l'on parle de son  cheminement éditorial, de ses livres, de son travail d'imprimeur-typographe, de ses choix littéraires et politiques, de son envie de donner à lire les textes de ceux et celles dont il se sentait proche et qu'il convenait de ne surtout pas oublier, en ces temps de capitalisme et de libéralisme pur et dur (ainsi Barcelone 36 d'Abel Paz, Souvenirs d'anarchie de Rirette Maîtrejean, Solutions sociales de J.-B.-A.Godin, La rébellion de Kronstadt d’Alexander Berkman et Emma Goldman.) Des dizaines d'ouvrages (de Jorge Valero à Claire Auzias ou de Yves Le Manach à René Lochu) jalonnent son parcours. La littérature des îles (à commencer par Ouessant) y occupe également une belle  place, grâce aux livres de Jean Epstein, de Bernhard Kellerman et d'Anatole Le Braz.


On peut retrouver l'ensemble des publications des éditions La Digitale en allant sur ce lien

Lire une présentation des éditions La Digitale sur le site de la librairie Quilombo.

Et le revoir au travail grâce à cette vidéo réalisée par la Médiathèque de Quimperlé.

Site des éditions La Digitale.