« Bulin était partout et avec lui son monde extraordinaire. J’étais comme exalté, mes mains obéissaient totalement à l’inspiration, mon stylo courait sur le papier. C’était comme si je me consumais, comme si je renaissais, en un instant je fus délivré du style lyrique qui m’avait tant tenu. »
En quelques jours, Bulin, son compagnon d’antan, se retrouve au cœur de nombreuses aventures épiques qu’il s’empresse de conter, subjugué par tant de fougue.
« Lorsque Bulin naît
les araignées tiennent séance
c’est un bal périlleux dans les airs
la musique n’est pas belle non plus
Bulin vagit
tout ce qu’il vagit sont des slogans »
Bulin, à peine né, sort de son berceau. On dirait qu’il se sent à l’étroit, pas à l’aise dans ce pays où les slogans cadenassent la pensée. Il tend un doigt, prononce un discours, demande du pain (« tous les hommes et les feuilles d’arbres applaudissent »), décide de prendre le large, emprunte des itinéraires parallèles, enchaîne les rencontres fortuites (dont une avec un bandit) et nourrit de grandes espérances.
« affamons les poèmes
devenus chiens au long museau, ils s’en iront renifler
les pantalons pattes d’éléphant »
Un peu plus loin, libre comme l’air, dialoguant avec les vents porteurs, il s’arrête là où :
« les sandales criant d’enthousiasme
deviennent un troupeau de grenouilles ».
La vie est surprenante. Bulin la prend à bras le corps. Il court en lisière du réel (mais sans oublier celui-ci). L’épatant Dossier qui lui est consacré est une sorte d’ovni littéraire. En donnant carte blanche à un imaginaire fort bien affûté, Gu Cheng, stimulé par l’émancipation de son personnage, s’ouvre de nouveaux horizons poétiques et découvre des chemins capables de satisfaire son esprit curieux.
« la nuit noire m’a donné des yeux de couleur noire / mais je les utilise pour chercher la lumière », écrivait-il dans un précédent livre. C’est ce qu’il fait ici, sondant son monde intérieur pour en extraire les fragments d’un « réalisme magique », savamment détourné, qui frôle parfois le surréalisme et la pataphysique.
Bulin n’existe pas seulement par (et dans) les poèmes qui lui sont consacrés. À douze ans, Gu Cheng (1956-1993) avait coulé sa statue dans un pain de savon avant de l’immortaliser dans un alliage de plomb et d’étain, comme en attestent les deux clichés reproduits dans ce livre.
« Papa commença par ne pas croire que c’est moi qui l’avais fait, il me dit d’arrêter de sculpter à la légère. Ma sœur aînée déclara sans plus de tact : "Eh ! On dirait le président Mao, hein !" Maman alors paniqua et l’enferma dans du papier journal. »
Gu Cheng : Le Dossier Bulin, traduit du chinois par Yann Varc'h Thorel et Liu Yun, éditions La Barque.