dimanche 5 octobre 2025

Le Rêve de Dostoïevski

Le Rêve de Dostoïevski est "conçu comme un chœur de solitaires cherchant à exorciser le constat de "l’homme du sous-sol" de Dostoïevski" (à savoir : "Eux, ils sont tous, et moi, je suis seul"). C’est ce vaste chantier polyphonique que Cécile A. Holdban entreprend en s’attachant à ce que chaque poème, écrit comme "une trace dans la neige", tourne autour d’un même centre vital qui le reliera aux autres. Il lui faut, pour cela, construire une architecture particulière, s’entourer de présences rassurantes, privilégier le rêve éveillé et rester au contact (et à l’écoute) de tout ce qui vit alentour. Êtres, arbres, oiseaux, maisons, terres, rivières, etc.

« Qui court à l’horizon
dans son drap d’une seule flamme
que rien ne peut coudre à la terre ?
Et si le langage des hommes se perd,
si même le sang boitille dans ses miroirs
il restera toujours, comme une entaille
celui du vent. »

Elle a démontré dans un précédent livre, Premières à éclairer la nuit (Éditions Arléa), sa capacité à se saisir de la voix des disparu(e)s et à la porter avec justesse et empathie. C’est également vrai ici. Si l’ombre du maestro russe qui apparaît dans le titre se veut discrète, il en est d’autres, par contre, qui s’affirment plus franchement. Ils s’expriment sans complexe, font de rapides détours en arrière et Cécile A. Holdban n’a plus, dès lors, qu’à retranscrire leurs propos. Ils deviennent des pièces incontournables de la construction de son livre. Seuls leur prénom, la première lettre de leur nom et le lieu où ils se trouvent à l’instant même où ils s’expriment sont dévoilés. Se succèdent ainsi Robert W., Franz K., Mickhaïl B., Fernando P., Samuel B. et Jorge Luis B. qui émet depuis Buenos Aires, en 1946 :

« Chacune de mes heures est écrite dans un livre de sable. Je vis autant que je lis. Tout ne tient qu’à une lettre. Et dans cette unique lettre instable résident le centre du monde et sa totalité. »

Chacun de ces écrivains ouvre une section d’un ensemble où vivants et morts se côtoient. Des éléments précis de leurs œuvres respectives ou de leurs parcours nourrissent les poèmes. Ici, les landes et les cailloux de Samuel Beckett, là-bas, les corneilles avec lesquelles Robert Walser parle lors de ses promenades dans la neige. Ailleurs, un autre s’éprend d’un loriot, ou touche du doigt le cœur noir des bouleaux, ou surprend le reflet de la lune dans un grand seau d’eau. Leurs voix résonnent de page en page.

« Je marche avec mes morts,
tandis que sur terre les chemins s’ouvrent,
les oiseaux nidifient, les nuages s’agrègent,
les violettes se blottissent, la jacinthe exhale,
et je marche avec eux, ils ne me quittent pas,
m’accompagnent de leur absence »

Cécile A. Holdban nous mène dans d’étranges et sinueux voyages dans le temps, l’espace et la littérature. Le livre refermé (et, bientôt, à nouveau ouvert tant il demande à être relu, ne serait-ce que par fragments ), on se dit que "le désir insensé" qu’elle évoquait avant même le premier poème a bel et bien été tenu :

« Qu’évoque le rêve de Dostoïevski ? Le désir insensé d’approcher la singularité de l’expérience humaine dans un monde disloqué. De faire alliance avec la vie, envers et contre tout. »

Cécile A. Holdban :Le Rêve de Dostoïevski, Arfuyen

samedi 27 septembre 2025

La remontée des eaux

Comme Raymond Carver (cité en exergue) qui pouvait rester des heures à contempler les rivières ou comme Werner Lambersy qui disait s’être baigné dans la plupart des grands fleuves du monde, Jean-Pierre Chambon aime fréquenter les vallées et les cours d’eaux qui les sillonnent. Il remonte, au gré de ces trente proses qui sont autant de courts récits, le courant de sa mémoire en revenant sur les moments passés dans des lieux qui l’ont happé.

« Je ne saurais sincèrement dire comment ni pourquoi le désir m’a pris de me livrer à cet exercice de mémoire qui aura consisté à essayer de ressusciter par l’écriture le passage de l’eau insaisissable, de retrouver, en les recréant, les lieux où j’ai croisé son cours et les moments où j’en ai été ému », note-t-il dans un texte liminaire.

Il s’arrête sur la berge d’une rivière, sur un chemin de halage au bord d’un canal ou près d’une rigole et se laisse porter par ce qu’il voit. En quelques instants, la plénitude peut être au rendez-vous. Il évite les cascades trop à pic et les torrents en furie – mais admire, néanmoins, de loin, leurs reflets et leurs chevelures d’écume –, se méfie de la violence des orages de montagne et de la brusque montée des eaux. Celles-ci ont souvent emporté de nombreuses vies.

« Alors, contemplant le flot turbulent depuis la balustrade du pont suspendu, on se prend à rêver – cauchemarder serait le terme plus adapté – en repensant au grand poème qu’un commerçant de la cité, un dénommé André Blanc, dit Blanc La Goutte (…) composa en alexandrins pour raconter la crue catastrophique du 14 septembre 1733 qu’il vécut parmi ses concitoyens consternés ».

C’était au bord de l’Isère, où il y eut d’autres drames. Jean-Pierre Chambon connaît les lieux et leur passé. Il en est de même quand il se rend au bord de La Rivière d’Argent, en forêt de Huelgoat, où il ne peut pas ne pas revenir sur le destin de Victor Segalen qui a sa stèle sur le petit promontoire où il s’est éteint le 21 mai 1919, en entendant peut-être l’eau rouler sur les cailloux en contrebas.

Beaucoup de ces récits sont habités par des êtres qui ont longuement fréquentés les lieux en question, au point, parfois, de les immortaliser, tels Courbet, peignant la source, "ce lieu si intrigant", de La Loue, à Ouhans, dans le Doubs, et Monet, s’obstinant à fixer "le fourmillement des pastilles étincelantes que faisait sautiller le fil de l’eau quand il l’observait à frise-lumière", en bord de Seine.

On suit l’écrivain en balade près de la Vltava à Prague, en bateau sur le Nil ou dans le golfe d’Aden (le poète Serge Sautreau se trouvait également à bord, muni de sa canne à pêche) ou flânant le long de la Meuse qui "musarde à Charleston, glissant nonchalamment un bras sous les arches de l’ancien moulin qui abrite le musée Rimbaud". Chaque endroit est décrit précisément, à l’aide de phrases souples qui ne sont pas sans rappeler les mouvements de l’eau. 


Jean-Pierre Chambon est un contemplatif qui sait bouger, se ressourcer, se souvenir. Il s’approche des rivières. Y nage parfois. S’attache à leur histoire, distille des fragments de leur inexorable descente vers la mer et rend perceptibles leurs chants, la variation de leurs couleurs et de leurs reflets, les ciels qui s’y décalquent, les truites qui y ont élu domicile, les libellules qui les survolent et la très riche flore qui s’y épanouit.

Jean-Pierre Chambon : La remontée des eaux, éditions L’Étoile des limites

Du même auteur, vient de paraître : Le visage inconnu, poèmes accompagnant  une série de têtes peintes par Béatrice Englert, collection 2Rives, Les Lieux Dits Éditions.

mardi 16 septembre 2025

Bloody Sunday

"Le procès d’un ancien soldat britannique jugé pour deux meurtres et cinq tentatives de meurtre lors du Bloody Sunday, l’un des épisodes les plus sanglants des trois décennies du conflit nord-irlandais, s’ouvre, lundi 15 septembre, à Belfast. Aucun militaire n’a, jusque-là, été jugé pour ce « dimanche sanglant » du 30 janvier 1972 à Londonderry, ville également connue sous le nom de Derry, quand des parachutistes britanniques ont ouvert le feu sur des manifestants catholiques, faisant 13 morts"

                                                                                   Le Monde, 15 septembre 2025

 

Parfois le poème

n'a pas lieu d'être,

une image, une scène

le remplace, (qui deviendra

fresque murale

sur Lecky Road)

figeant la silhouette

du père Edward Daly,

homme de forte carrure

au crâne dégarni, qui avance,

robuste et courbé, en agitant

un mouchoir blanc

taché de sang.


Il demande à la foule

de s'écarter pour laisser

passer les hommes

qui portent le corps

de Jack Duddy, 17 ans,

qui courait à ses côtés

dans Rosville Street

quand une balle tirée

par un soldat britannique

s'est logée dans son dos,

faisant de lui


(bientôt déposé

sur le trottoir

où les derniers sacrements

lui seront délivrés par l'homme

au mouchoir maculé),


le premier des quatorze

manifestants pacifistes

tombés, le dimanche

30 janvier 1972 en fin

d'après-midi, dans le quartier

de Bogside, à Derry,

Irlande du Nord.

 

Poème extrait de Vestiaire de la mémoire,

Éditions Les Hauts-Fonds, 2025 


vendredi 12 septembre 2025

Sardine dorée

Publiés par City Lights à San Francisco en 1967, les poèmes rassemblés dans Sardine dorée n’auraient peut-être pas vu le jour sans l’œil averti de la plasticienne et traductrice Mary Beach qui, après les avoir récupérés dans une poubelle chez l’éditeur, n’eut aucune difficulté à convaincre Lawrence Ferlinghetti de les publier. En 1976, elle participera également, en compagnie de Claude Pélieu et de Jacques François, à la première traduction du livre en français. Celui-ci, épuisé depuis longtemps, bénéficie désormais d’une nouvelle traduction, réalisée par Marie Schermesser.

Parmi les poètes de la Beat Generation, Bob Kaufman (1925-1986) est l’un des plus toniques et intuitifs. Le poème, souvent écrit rapidement, d’un seul tenant, avec un rythme vif et syncopé, est d’abord destiné à l’oralité. Il faut que ça pulse. Que ça entre dans le corps et dans la tête de l’auditeur en misant sur la spontanéité et le rythme. Guider légèrement le texte mais sans le tenir en laisse afin qu’il embarque à bord qui il veut, qu’il saute d’une époque l’autre et même du coq à l’âne.

« Oh le Dieu-bus a un pneu crevé
Oh Atlantis est morte d’une maladie vénérienne
César s’est pendu à la boîte de Pandore
Mexique Mexique, emplis mes narines.

Rimbaud, toi maniaque génial, tortue du désert.
Arrête d’aguicher les chameaux, rend tes armes,
Nous sommes en retard pour l’affaire du lotus, sacrifice,
Après la Bacchanale, le corps saignera, sur nous. »

Il y a beaucoup de colère et de révolte chez Bob Kaufman. Elles sont amplifiées par ce qu’il vit, homme noir (arrière-petit-fils d’esclaves) dans une Amérique raciste, errant "dans les décombres du bric-à-brac moderne" après Hiroshima / Nagasaki et pendant la guerre du Vietnam. C’est dans le jazz et dans la vivacité de la contre-culture des années 1950-60-70 (au cours desquelles il fonde la revue "Beatitude" avec Allen Ginsberg) qu’il puise son énergie.

« Aujourd’hui en ces temps horribles, quand les souvenirs sombres reviennent
Ces moments secrets que nous voulons solitaires
Quand nous remontons le temps l’esprit coupable, nous échappant de nous-mêmes
Ils entendent un son familier,
Le Jazz, qui égratigne, creuse, teinte de blues, du jazz qui swingue,
Tu l’écoutes,
Tu le sens, & tu meurs. »

La seconde partie du livre, Jazz à Alcatraz, s’ouvre sur une autre facette de l’écriture de Bob Kaufman. Il s’adonne cette fois à la prose, lâche la bride et laisse aller son imaginaire en une longue et intense improvisation, en un solo qui tangue et voyage, s’immisce dans les couloirs sombres du monde ambiant en y allumant quelques lueurs pour ne pas se frotter plus qu’il ne faut à leurs redoutables aspérités. « Est-ce que l’esprit secret murmure ? », demande-t-il dans un long texte en apnée maîtrisée. La réponse n’est pas simple. Il l’esquisse en une douzaine de pages avant de repartir de l’avant.

« La route
Elle t’attrape
Et elle ralentit tes pas.

Oh Cléo. Elle savait
La route en Californie.
Quand vient l’automne ; le printemps
Elle savait
Les villes, les lumières, la musique
Et les Clochards Célestes. »

 Bob Kaufman : Sardine dorée suivi de Plus de jazz à Alcatraz, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, Le Réalgar, (collection Amériques).

lundi 1 septembre 2025

Les Constellations d'hiver

Le 7 octobre 1955 fait date dans l’histoire mouvementée de la Beat Generation. Ce jour-là, se déroula à la Six Gallery, à San Francisco, une soirée mémorable durant laquelle Allen Ginsberg déclama pour la première fois son célèbre poème Howl. Michaël Mc Lure, Philip Lamentia, Gary Snyder et Philip Whalen montèrent également sur scène tandis que Jack Kerouac, Neal Cassady, Gregory Corso et Lawrence Ferlinghetti se trouvaient dans la salle. 

Celui qui présentait la lecture publique se nommait Kenneth Rexroth, "le père de la poésie san-francisaine", selon Kerouac. Plus âgé que les autres (né en 1905), il connaissait bien la route (il la pratiqua dès les années 1920) et collectionnait les nuits passées à la belle étoile. La poésie japonaise n’avait aucun secret pour lui. Il vivait à San Francisco depuis 1927 et rien de ce qui se tramait dans les marges poétiques et littéraires de la ville ne lui échappait. Trop libre pour appartenir à tel ou tel mouvement, il écrivait des poèmes, des notes critiques, des textes en prose et des essais. Il menait sa barque à sa main, celle d’un anarchiste optimiste, tout à la fois révolté et en quête de sagesse.

Curieusement, ce poète actif et attachant, décédé en 1982, reste toujours peu connu en France. Il est traduit par Joël Cornuault, fin connaisseur de son œuvre. Voici ce qu’il écrit pour présenter Les Constellations d’hiver :

« Le présent recueil de poèmes précise les thèmes immuables de Rexroth. L’ordre et le dessin harmonieux des constellations, là-haut ; en bas le chaos de notre résidence humaine. Les jeux de hasard de la vie. La coupe de la jeunesse, brisée contre les aspérités de l’Histoire. Et, au-delà de l’expérience ou du souvenir douloureux, la difficile paix du cœur. »

Tout est dit, ou presque. Reste à lire, à découvrir un poète qui entend vivre avec avidité. Aller escalader une montagne, se baigner dans un lac transparent, lire Li Po, relire Whitman ou Reverdy, regarder le ciel étoilé briller sous la lune de Pâques, observer "la grande nébuleuse d’Andromède", se souvenir de "Kropotkine qui creva de faim" ou de "Mahkno qui mourut en odeur de calomnie ", bavarder avec un hibou apprivoisé ou faire l’amour dans l’herbe, bercé par le "chant des oiseaux moqueurs", sont des moments de vie qui lui prennent beaucoup de temps.

« Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne rajeunit pas,
Réchappé de quelque destin mérité ;
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer un bol
de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans les marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
de seize ans nées de mon imagination. »

Il n’en oublie pas pour autant le tragique du monde. Témoin, son Requiem pour les morts d’Espagne.

« Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les toiles restées vierges, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Soudain m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi. »

Chez Kenneth Rexroth, l’émotion, transmise sans afféterie, vise au cœur et naît la plupart du temps des liens qu’il entretient avec les êtres, les animaux et les paysages qui lui sont proches.
Les Constellations d’hiver, constitue le hors série n° 2 de la revue "Les Pays Habitables", le premier étant Journal de neiges de Jean-Pierre Le Goff.

 Kenneth Rexroth : Les Constellations d’hiver, bilingue, poèmes traduits de l’anglais (États-Unis) et présentés par Joël Cornuault, Librairie La Brèche éditions.