mardi 21 février 2012

Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère

En décidant de consacrer un livre à son père, à peine quelques années après sa mort, Christoph Meckel sait qu’il va devoir dépasser le cadre littéraire que sous-tend un tel projet pour entrer dans l’intimité et les secrets d’une mémoire familiale dont il ne possède pas toutes les clés. Ce père, l’écrivain Eberhard Meckel (1907–1969), fut l’ami de Peter Huchel et de Martin Raschke. Il rédigea des poèmes, des chroniques et des critiques sans que, le lisant, on parvienne à déceler la réalité d’une époque qui était pourtant celle de l’arrivée au pouvoir de Hitler.

« On s’isolait dans des poèmes sur la nature, on se recroquevillait dans les saisons, l’éternel, les valeurs pérennes, l’intemporel, la beauté de la nature et de l’art, dans des images consolatrices et dans la croyance que les misères passent avec le temps. »

Ses premières années, nécessaires pour tenter de percer la personnalité de son père, Meckel, né en 1935, les retrace avec précision. Il remonte aux sources. Recolle les pans de la petite histoire familiale. Qui, brusquement, dès le début de la guerre, va voler en éclat.

« Un matin elle s’abattit sur la maison, catastrophe inconcevable qui réduisait à néant les illusions personnelles – et, pour un temps, les illusions nationales – du bourgeois homme de lettres. »

Avec elle, et le père mobilisé, bientôt fait prisonnier, qui ne reviendra que des années plus tard (malade, dépressif, désireux de prouver qu’il n’avait pas souscrit à l’idéologie nazie), on entre de plein pied dans l’incessant travail de mémoire mené par Christoph Meckel.

Il veut savoir qui était ce père tout à tour absent, fuyant ou distant. Ce que cachait sa vie en retrait, perdu au milieu de tant de notes, d’archives, de papiers, « sans recul par rapport à son travail » et semblant si peu « maître de ses forces ». Il veut en premier lieu faire la lumière sur ces secrets trop bien gardés et ces non-dits qui lui font pressentir le pire. Cette vérité autour de laquelle il tourne longuement, il va finir par la découvrir en lisant le journal de son père.

« Comme il m’appartenait de le lire ou pas, je me mis à le lire. Après une nuit de lecture, il devint évident que j’étais face à un autre père que le mien, face à un inconnu. M’étaient inconnus l’idéologue, sa façon d’agir et de penser pendant le Troisième Reich. Cette nuit-là, je subis un choc, un plongeon sans filet dans la désillusion. À quarante ans, j’étais confronter à la question de comment endosser le passé. »

« Mon père était un nationaliste flirtant avec le nazisme, un sympathisant de l’idéologie, volontairement actif dans l’édification de la culture nazie, ayant indirectement approuvé l’autodafé, l’élimination des communistes et des juifs, et surtout après la guerre, une personnalité malade qui avait cherché à refouler son propre passé et s’était considéré comme victime de l’Histoire. »

Le besoin impérieux qui anime Meckel va – ces réalités enfouies mises à jour – l’obliger à remodeler l’image qu’il avait de ses parents. Il procède ainsi pour son père mais également (vingt ans après) pour sa mère, dont il dresse, dans un livre conçu tel un diptyque, un portrait-robot encore plus redoutable.

« Cette femme qui était ma mère » et dont il se remémore, par brefs paragraphes, quelques épisodes de vie, il avoue d’emblée ne l’avoir jamais aimée. Sa froideur, son protestantisme rigoureux et le cercle très fermé et bourgeois qu’elle fréquentait l’ont toujours laissé dehors. En lisière, en manque d’émotions, sujet aux remarques acerbes visant à rabaisser toujours plus l’enfant puis l’adolescent qu’il fut.

« Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissance), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. »

A travers ces deux récits, présentés ici tête-bêche, c’est aussi l’histoire allemande, vécue au cœur même des familles que sonde Christophe Meckel. Il avance avec cette écriture sobre et lumineuse qui permet au lecteur d’entrer sans préambule dans son univers.

 Christoph Meckel : Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère, traduit de l’allemand par Béatrice Gonzalés-Vangell et Florence Tenenbaum, Quidam éditeur.

vendredi 10 février 2012

Infimes instants du désastre

« Votre amitié me presse, le souvenir d’Isak et de Jozef m’habite, l’effroi d’un siècle oublieux du précédent me pousse à ne pas rester naïvement incrédule : autant de raisons de céder à votre insistance, de m’astreindre à l’écriture, d’y reconnaître une nécessité, à défaut d’une mission. »

Ainsi débute le récit que Moshe Rosleckh souhaite faire connaître, depuis Prague où il dirige le Musée Juif, à un ami dont on ne connait pas l’identité mais dont on sait qu’il le relance, le stimule, lui demandant de préciser certains détails susceptibles d’aider à mieux comprendre le passé douloureux de deux êtres qui, sans être des héros, ont beaucoup à transmettre aux générations futures. Ces deux hommes, Isak et Jozef, sont décédés à la fin du siècle dernier en laissant derrière eux plus de silences que de paroles.

« Tous deux ont vécu des épisodes marquants du vingtième siècle – la domination du nazisme, le ghetto de Varsovie et son insurrection, celle de la ville pour se libérer... Ils ont côtoyé des hommes qui furent bien, eux, des personnages historiques, qui ont personnellement pris une part décisive aux évènements. Mais cela n’a occupé que trois ans de leur vie. Ensuite, ils ont vécu cinquante années, et personne ne les a honorés. »

En fuyant Varsovie, où ils s’étaient rencontrés dans le ghetto en 1942, l’un et l’autre se sont séparés, ne restant en contact que par lettres, Jozef repartant vers Cielse en Pologne et Izak retrouvant Prague où il s’installa, près du vieux cimetière, dans un local abandonné qu’il transforma peu à peu en « Musée national juif ». Il en devint naturellement le directeur. C’est là que Moshe fit sa connaissance en travaillant à ses côtés, le côtoyant tous les jours, échangeant peu mais devenant au fil du temps très proche de celui qu’il nomme « son vieux maître ». Celui-ci lui confiera d’ailleurs les clés de la maison quand il décidera, en fin 1996, de prendre enfin sa retraite.

En réalité, il lui confiera plus encore. Avant de mourir, il lui murmurera, d’une voix faible, le peu qu’il lui semble nécessaire de dévoiler, ces bribes, ces « infimes instants » d’un désastre auquel il a, bien malgré lui, survécu. Il lui demandera avant tout de rendre visite à son vieil ami Jozef, lui disant de ne pas tarder tout en laissant assez de temps à ce grand silencieux pour qu’il se délivre d’une liasse d’histoire écrite dont il est le dépositaire. Ces documents, qu’il lèguera à Moshe, sont constitués de sept lettres écrites par Adam Czerniakow, l’ingénieur et sénateur polonais que les nazis désignèrent comme chef du conseil juif du ghetto de Varsovie et qui se suicida en avalant une capsule de cyanure en 1942. À ces lettres, l’une adressée à Albert Camus et les autres à un certain A.C., habitant alors au Caire (et qui s’avèrera être Albert Cossery) s’ajoute une nouvelle, signée de son fils, Janusz Czerniakow, mort (mais cette disparition ne sera connue que bien plus tard) « les armes à la main en Kirghizie, le 18 juillet 1942 », soit cinq jours avant le suicide de son père.

« Cinquante années plus tard, Izak et Jozef restaient chargés des morts. Des victimes qui étaient leurs proches, bien sûr – tous deux ont perdu toute leur famille – mais aussi ceux qui les entouraient, et tombaient comme des mouches. Leurs souvenirs de la vie dans le ghetto sont particulièrement insoutenables. »

C’est la reconstitution de cette lente et terrible descente aux enfers, écrite avec mille précautions, de peur de trahir ces hommes discrets dont il honore la mémoire, multipliant les notes en bas de pages pour éviter tout malentendu, que Jean-Michel Lecomte a patiemment réussi à mettre à jour. Son texte est sobre, pondéré et fouillé. Rien n’est laissé au hasard. Il sait que la période durant laquelle ces personnages ont vécu ne peut supporter, historiquement, surtout si on l’aborde par le biais de la fiction, nulle imprécision, nulle incohérence, nulle interprétation sujette à caution. Il fut assez longtemps expert auprès du conseil de l’Europe pour l’enseignement de la Shoah et a une assez grande connaissance de l’époque pour bien en saisir les nuances et les méandres. On lui doit également Savoir la Shoah (CRDP de Bourgogne, 1998) et Enseigner l’holocauste au 21ième siècle (Conseil de l’Europe, 2001).

Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.

Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane

jeudi 2 février 2012

L'Envers de tous les endroits

Ce n’est pas parce que l’on sait, dit et redit que l’inévitable fin de partie traîne en embuscade et se rapproche, portant avec elle « le néant qui est l’envers de tous les endroits », qu’il faut mollir et s’empêcher de vivre. Cette évidence n’a jamais perturbé Lambert Schlechter. Elle l’accompagne depuis de longues années. Elle le conforte dans sa discrétion et l’aide à poser sa fragilité d’être en sursis sur le papier. Pour ce faire, il lui faut souvent s’en remettre à d’autres, explorer de nouveaux paysages, revenir cinq, six siècles en arrière, demander conseils à quelques sages, écouter surtout ceux qui savent percevoir Le Murmure du monde.


« Tang Yin (1470 – 1523) avait l’oreille très fine
étudiant le monde sonore
il comparait le bruit que fait la neige fondue
tombant sur les bambous
à celui que font les vers à soie
quand ils dévorent des feuilles
ou à celui des crabes qui à marée descendante
marchent sur le sable
Su Tung Po, lui, entendait la pousse du roseau
percer la surface de l’étang »

Il aime retrouver et côtoyer ces êtres secrets, surprendre « au détour d’un chemin Gilgamesh puis Qohélet puis Omar Khayyâm », les lire et réfléchir à tout ce que leurs écrits évoquent ou suggèrent. Peser à leur contact le côté à la fois éphémère et immuable de tout passage sur terre.

« aboi de chien au loin
dans la confusion des siècles
du temps ou je n’étais pas
mais dont je connais les abois
Wang Wei habite sur l’autre colline
nous partageons les mêmes nuages »

Si l’accord initié par tel texte, chant ou musique reste de mise chez Schlechter, il n’en oublie pas le désir de plénitude du corps. Si celui-ci ne vibre pas, la pensée n’aura pas l’ampleur espérée. Le plaisir physique, fringant, assumé, présent dans la dernière partie du livre, l’est aussi dans un très beau texte, La Robe de nudité (Éditions des Vanneaux, 2009) où il dit combien il lui paraît important que deux corps décident, dès que l’envie les traverse, de descendre ensemble « vers la nuit » en échangeant ce qu’ils ont en eux de chaleur, de soleil tandis « que tapie alentour l’horrible froidure ne cesse de guetter ».

 Lambert Schlechter : L’Envers de tous les endroits, éditions Phi (Villa Hadir, 51 rue Emile Mark – L. 4620 Differdange, Luxembourg).

vendredi 27 janvier 2012

La poésie de A à Z (selon Jacmo)

Quand le poète Jacques Morin (auteur de recueils parus à L’idée Bleue, aux Carnets du dessert de lune, chez Gros textes ou chez Jacques Brémond) affirme que le revuisme est une activité littéraire comme une autre, il sait de quoi il parle. On peut même dire qu’il est aujourd’hui l’un des mieux placés pour s’exprimer ainsi. Il a débuté l’aventure en publiant en 1972 ses premiers poèmes dans Soror, la revue de l’université de Nanterre, avant de créer avec quelques proches Le Crayon noir (dix-huit livraisons entre 1973 et novembre 1981) et de lancer ensuite une revue-lettre baptisée Le Désespoir précisément qui compta treize numéros (années 1979-1980) et qui fut bientôt remplacée par la revue Décharge, née en 1981 et toujours très présente.

" Décharge aperçoit le tout prochain numéro 150, inaccessible, il n’y a pas si longtemps... Moi qui était admiratif de la revue La Tour de feu, sachant qu’elle s’était arrêtée au n° 149, ce 150 m’a toujours paru absolu, mythique. "

Fort de son expérience, Jacques Morin (alias Jacmo, le revuiste) a, ces derniers mois, travaillé sur un abécédaire qui l’aide à revenir sur son itinéraire en s’arrêtant sur ceux et celles qui l’ont accompagné, marqué, soutenu, éclairé tant par leur présence que par leur écriture. Parmi eux, figure en bonne place Paul Quéré, l’un de ses devanciers, l’auteur de Suite Bigoudène effilochée (hélas introuvable) et créateur dans les années 70 d’une revue au titre qui faisait mouche : Les Texticules du hasard.

Chaque lettre suscite une ou plusieurs entrées. Chaque paragraphe retrace avec simplicité et précision un partage bien particulier (avec une revue amie et toujours attendue avec impatience, ainsi Travers, ou avec un éditeur de grande proximité, ainsi Gros textes et L’idée bleue, ou avec un auteur/chroniqueur assidu, ainsi Claude Vercey). D’autres chapitres sont consacrés à la vie même de la revue. À l’intro, au choix des textes, aux notes de lectures, à la conception de l’objet – Décharge se caractérisa jusqu’à son n° 100 par une couverture Kraft à la maquette jamais figée – aux subventions, aux envois aux abonnés et aux multiples tâches quotidiennes. Il y est aussi question, sans langue de bois, de ses doutes, de ses réserves vis à vis de certains textes (rimés, huilés, fabriqués) et de ses colères et coups de sang.

" Je hais les poètes qui se prennent au sérieux. Parce que, s’il y a quelque chose qui n’est pas sérieux, c’est bien de se prendre pour un poète.
Ils ont une très haute opinion d’eux-mêmes. Ce n’est pas donné à tout le monde... Et ils peuvent traverser la société à la façon de ces animaux qui toisent, plastronnent et se pavanent. "

À ces moments de hargne auxquels succèdent des aspects parfois invisibles mais qui ne sont rien moins que les fils secrets qui aident une revue et son animateur à tenir en gardant sa motivation de départ, Morin ajoute ce que l’on retrouve assez peu dans de tels ouvrages. Il y joint son désir d’aller, de temps à autre, voir ailleurs  (en banlieue, dans les villes ou dans des campagnes plus retirées : partout où il a un jour durablement posé ses valises) en disant ce qu’il en est de l’influence des nuages, des arbres ou de la lune sur son humeur et sa poésie. Sa façon de mener son projet tout en sachant ponctuellement s’en échapper lui permet de rappeler qu’il ne faut pas toujours l’attendre là où on le croit de permanence : il lui arrive de quitter le monde des livres, de la revue, du papier et de l’encre pour respirer, calmement, l’air du dehors...

La seconde partie du livre est une anthologie de 33 poètes contemporains qui ont eu une importance dans le cheminement poétique de Jacques Morin. Le choix est éclectique et très significatif de la belle ouverture d’esprit de ce grand lecteur. On y retrouve Pierre Autin-Grenier (qui donna les premières bottes de ses Radis bleus, désormais disponibles en Folio, à Décharge) voisinant avec Catrine Mafaraud (dont le livre phare, Je suis laide aujourd’hui comme une cathédrale reste à rééditer) et Gaston Criel, l’auteur de Swing et de La Grande Foutaise (éditions Samuel Tastet). On y croise, aux côtés d’Antoine Emaz et de Valérie Rouzeau, des poètes que l’on aimerait lire plus souvent (Michel Merlen, Jean-Paul Klée, Michel Bourçon, Jean-Pierre Georges) et d’autres, disparus ces dernières années, dont il faut, sans cesse, faire circuler les textes (Michel Valprémy, Loïc Herry, Gilles Pajot, Alain Malherbe) afin de ne jamais perdre leur trace.

La revue Décharge, quant à elle, poursuit son chemin avec une belle régularité. La parution du n° 150, dont parle Jacques Morin dans son abécédaire, a ainsi été suivi d'un très bel "hors série". Depuis, deux nouvelles livraisons ont vu le jour.

 Jacques Morin : La poésie de A à Z (selon Jacmo), illustrations de Denis Pellegrini, éditions Rhubarbe.



mardi 17 janvier 2012

Un petit garçon un peu silencieux

« il y a en lui des mots qui arrivent déformés à sa bouche
qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir
épaississant un peu la grille de lecture des jours »

Cet enfant qui parle autrement qu’avec des mots crée des liens subtils (et moins silencieux qu’il n’y paraît) entre lui et ses proches. Il les incite à se tenir à l’écoute. Percevoir ce que veut dire un geste, un regard, un fou rire ou un murmure et entreprendre le dialogue, en belle complicité, n’est pas si simple. Il faut être attentif et discret. Comme l’est Amandine Marembert qui parvient à exprimer avec retenue, simplicité, fraîcheur et parfois même étonnement ce qu’elle vit, échange et entend.

« il a des sourires très blancs les dents belles offertes au regard
cherche le contact des peaux frotte sa tête contre la mienne
fait un feu de nos cheveux qui s’emmêlent en tas d’herbes séchées »

Les scènes brèves ici esquissées en quelques lignes, et inscrites dans un temps présent, disent l’étroite relation qui est à l’œuvre entre celle qui écrit et le « petit garçon un peu silencieux ». Souvent situées au dehors (au jardin, ou près de l’eau, ou offertes à la fluidité de l’air), elles donnent au livre les mots simples que l’enfant dans son mutisme ne peut prononcer. Ceux-ci s’attachent à exprimer la fragilité, la patience, l’acceptation et le partage des moments rares et secrets qui relient deux êtres en quête d’un autre langage.

« il est souvent une énigme posée aux quatre coins du jour
la percer serait le blesser d’une lumière trop crue
j’apprends plutôt à apprivoiser son ombre ».

Amandine Marembert : Un petit garçon un peu silencieux, dessins de Diane de Bournazel, éditions Al Manar.

On peut également découvrir Amandine Marembert en arpentant ses "Chambres", ficelle n° 98, illustrations de Claire Laporte.
Elle anime, par ailleurs, avec Romain Fustier, la revue (et les éditions) Contre-Allées. Le n° 29 vient de paraître avec au sommaire Ariane Dreyfus,  Ludovic Degroote, Étienne Faure, Camille Loivier et bien d'autres encore.

lundi 9 janvier 2012

La main de neige

C’est un livre apaisé, une suite de poèmes reliés entre eux par l’acceptation de ce qui est inéluctable, que donne ici Marc Le Gros. Pas de lutte apparente. Pas de corps à corps douloureux. La main de neige vient quand elle le décide. Elle prend souvent son temps, coud deux dates ensemble, recouvre le corps de qui s’absente, laisse le silence s’installer et poursuit sa route. Elle a une longue liste en poche. De nombreux paysages à ensevelir. Des pentes à dévaler. Des souffles courts à blanchir sur terre ou sur mer.

« Le temps n’est rien, un coup de hache, parfois,
Dans la résine têtue de l’enfance,
Des remontées d’odeurs
Un peu de soleil sur la peau,
Un chemin creux. »

La main de neige, ce qui suggère sa venue, ce peut être un cœur qui lâche, tel un oiseau coloré (bouvreuil, rouge-gorge) qui tombe, une syncope en plein midi, l’ombre d’un homme qui s’étire entre deux arbres pour ne plus réapparaître, un joueur de tarot qui passe son tour tandis qu’à côté la vie n’en continue pas moins de battre ses cartes et le temps de prendre son temps. Ce sont ces moments brefs (et ultimes) que Marc Le Gros retient en les plaçant toujours au dehors, dans un décor paisible, en un silence à peine altéré par des bruissements d’ailes. Il dit ce qui reste et relie l’absent aux autres : la chaise vide, la page blanche...

« En général on s’arrange
Pour mourir un peu chaque jour,
C’est toujours ça de pris. »

Les oiseaux – qui passent avec légèreté dans les encres de Anne-Flore Labrunie – volent entre les pages. L’ange aussi, qui n’est pas un oiseau comme les autres. Invisible, transparent, se mêlant à la densité des flocons, il bat des ailes et reste « soluble dans l’air ». Il semble étroitement lié à celle qui vient, qui coupe les amarres, qui annonce l’hiver et les joues froides.

Marc Le Gros ne recense pas les disparitions. Il rassemble simplement, sans les nommer, quelques uns de ses proches qui ne sont plus présents de ce côté-ci de la terre. Il le fait avec douceur, leur redonnant en peu de mots (quelques traces vives) une présence impalpable et lancinante, évoquant au passage d’autres départs dans la neige.

« On rêve toujours à la fin douce
de Walser
Au mimétisme des grands lièvres
Dans l’île des Lofoten

Souvent on s’égare au milieu des sapins
On dort debout. »

Marc Le Gros : La main de neige, encres de Anne-Flore Labrunie, préface de Alexis Gloaguen, éditions Voix d’encre.

lundi 2 janvier 2012

Aile, elle

« Louis-François Delisse est un poète dont il me tarde de lire l’oeuvre imprimée, en particulier celle que GLM se propose d’éditer. Elle nous consolera de tant d’êtres et de choses en ces temps loqueteux. »

Ces propos sont de René Char. Ils ont plus de 50 ans. Depuis, GLM a en effet publié Louis-François Delisse (Soleil total en 1960 et Le vœu de la rose en 1961) mais force est d’admettre que l’auteur est toujours aussi méconnu.

Né en 1931 à la frontière belge, il a longtemps vécu en Afrique, notamment au Niger où il restera de 1954 à 1975. Il fut rapatrié quand la dictature militaire, soutenue par nos dirigeants de l’époque, prit le pouvoir... Là-bas, Delisse a écrit en silence, avançant en plaçant sans cesse l’ellipse et l’image sur un fil tendu à la verticale, celui qui sert d’ossature légère à ses poèmes aux vers courts, saccadés, rythmés par l’élan, le désir, la rencontre... Ces textes ont été réunis dans Aile, elle, un beau volume de 200 pages. On y retrouve, intacte, « cette profonde fraîcheur mi-ombre, mi-lumière » dont parlait naguère Char.

« l’aube m’a touché
comme je quittai ma retraite et montai
aux collines écrêtées du jour
me voici
de la mousse sur les dents sortant du
limon la main sur le rire du jour
je monte
au-devant de l’ami chevrotant parmi
les ibis et les agneaux que le soleil
baigne de mon sang. »

Le livre (préfacé par Charles-Mézence Briseul, l’éditeur) regroupe l’ensemble des poèmes africains de celui qui, suivant les conseils de son ami Albert Béguin, quitta la France pour aller "trouver sa voix en d’autres pays", décidant de donner tout son temps aux enfants de Niamey - et à leurs parents - à un moment où il se savait, par ailleurs, menacé de rappel en Algérie. Il débute par Soleil total - ci-dessus : la couverture en logo - (pour lequel GLM avait reçu en 1960 le prix des arts graphiques), se poursuit avec les longs poèmes écrits à Maïné et à Zinder pour se terminer avec l’Ode au voyage et à Henri Michaux qui donne, à elle seule, bien des indices à qui souhaite suivre Delisse dans sa démarche et ses méandres.

J’étais avec des yeux gris
ternis de tristesse quand je quittais l’occident
puis je donnai mes yeux à lécher
aux ânes croisés des confins des lacs
et ils bleuirent quand j’eus quarante ans.

L’occasion de découvrir  ce poète, si rare et secret, est trop belle pour ne pas être saisie... Un second volume, Le Logis des gémeaux,  rassemblant  les poèmes écrits depuis son retour en France est, depuis peu, disponible chez le même éditeur..

Deux livres de Louis-François Delisse figurent également en bonne place au catalogue des éditions Apogée : Notes d'hôtel et Les Lépreux souriants.

 Louis-François Delisse : Aile, elle, Le Corridor bleu.