Il y a des livres dont on hésite à parler tant l’intimité qui les porte
et la retenue pudique de leur auteur nous incitent à ne dévoiler qu’avec
parcimonie les épisodes douloureux qui s’y impriment. La passe
d’Antoinette Dilasser en fait partie. Son récit, qui ne met jamais le
lecteur dans une position de voyeur malgré lui, incite au murmure et au
partage. Ce qu’elle transmet par touches brèves et continues, la
maladie de son compagnon, le grand peintre François Dilasser,
obligé de vivre dans une maison où demeurent ceux qui ont oublié qui
ils sont, elle le fait en évitant l’épanchement et en vivant résolument
au présent. Sa sagesse est égale à sa discrétion sans qu’elle ne
s’empêche, pour autant, de livrer le désarroi qui parfois la submerge.
« Je suis ici, tu es ailleurs. Il n’y a plus de lien entre ces lieux
étanches, est-ce que c’est ainsi, les cases qui nous sont imparties ne
communiquent pas, autrefois tu as dessiné des bonshommes au tronc
ligoté, chacun prisonnier de son casier, tu savais ? »
Il lui arrive d’interroger l’œuvre, de déceler après coup dans tel ou
tel tableau les prémices insoupçonnés de la maladie à venir. Elle peut,
de même, en se remémorant quelques attitudes, ou d’anciennes lectures,
ou les silences prolongés du peintre, y voir, après coup, des possibles
symptômes qu’elle regrette de ne pas avoir su interpréter.
« À présent je pense que tu avais compris, tu savais depuis
longtemps, tu n’as rien dit, dire n’était pas ton fort, mais tu avais
peur. Ton angoisse. Le dernier carnet. Et j’ai laissé courir. Je t’ai
fait ça. Je me protégeais ? »
Passant par différents sentiments, de la culpabilité à la colère,
puis de l’incompréhension à la détresse, Antoinette Dilasser travaille à
la fois sur elle-même et sur son texte pour parvenir à un ensemble où
l’acceptation des faits, même s’ils sont pénibles et sans rémission,
finit par s’imposer. Elle pose sa vie en se donnant à ses activités
quotidiennes et en s’entourant du mieux possible, rendant visite
régulièrement à son mari, trouvant à ses côtés une petite communauté qui
lui devient familière et où chacun aide l’autre malade à sa façon.
Chaque être qu’elle rencontre est décrit avec cette manière très
particulière et efficace qu’elle a de dessiner, en quelques traits, un
visage, un regard, une personnalité attachante. Elle aime les autres.
Cela transparaît dans ce livre qui n’est pas vraiment de deuil mais
plutôt de présence.
« Ordinaire des jours. Tu me parles, je distingue des mots, hier
c’était le mot “six” , nos enfants, ton visage s’éclaire quand j’ai
compris. C’est peu mais ça enferme une somme infinie de tendresse. »
Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.
Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.