mardi 7 mai 2013

Une meurtrière dans l'éternité

« Je me sens à la fois mal à l'aise, les membres engourdis par le froid, l'esprit las de cette attention à la veille, la gorge qu'obstrue cette fumée froide qui semble sortir de l'eau, et bien d'être celui qui mène sa barcasse au bon cap, évitant tous les écueils de route. »

Alain Jégou, Comme du vivant d'écume, éditions La Digitale, 1995


La mer étale, effleurée par une brise à peine perceptible, venue du Sud ou de nulle part, est rarement présente dans la poésie d’Alain Jégou. Chez lui, ce sont d’abord les coups de tabac, les rafales cinglantes, la navigation en haute mer entre des paquets d’écume formés dans les entrailles de l’océan et revivifiés par des rugissants débarqués d’Ouest ou du Nord-Ouest qui, s’invitant à bord, l’obligent à mener son texte d’une main ferme. Cette manière d’avancer en creusant sa route entre les rouleaux compresseurs de l’Atlantique est étroitement liée à son activité de marin-pêcheur.

« l’étrave monte au ciel
puis redescend sur mer
selon le bon vouloir
de la houle guerrière
celle qui enfle déboule
pour distribuer ses beignes
et coup de butoir barbares

la folie est dans l’air
long lent dérèglement
de l’esprit et des sens
affectés par l’intox
des éléments pervers »

Sa relation quotidienne à la mer est tout à la fois rude et sensuelle. Lui, qui a navigué pendant près de trente ans à bord d’un chalutier sur l’un des lieux de travail les plus dangereux au monde, lie son activité à une nécessité vitale doublée d’une attirance quasi physique. Cela l’amène à aller affronter ou séduire celle qu’il sait rebelle, revêche, intrigante et indomptable en acceptant des règles tacites. Le danger est permanent. La moindre défaillance peut être fatale. Mais vivre ainsi, sur le fil du rasoir, est plus tonique et excitant que le train-train et la monotonie sociale avec lesquels il a depuis longtemps décidé de rompre.

« À chaque partance sa part d’insouciance
comme une évidence pour s’extraire
sans flottements ni remords
se libérer de la routine et du confort
se débarrasser du fard et de l’apparence
pour s’accomplir en toute nudité »

En empruntant son titre à une phrase de Kerouac (« nous découperons une meurtrière dans l’éternité »), Alain Jégou, par son rythme, ce ressac permanent, le flux agité de ses vers très courts, très nerveux, exprime clairement ce qui, dans sa façon d’être et d’écrire, le rattache à la beat generation.

« Bob kaufman savait çà
Et Claude Pélieu, et Mary Beach
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »

Dans Boucaille, la deuxième partie du recueil, c’est un autre combat que révèle l’auteur, celui qu’il livre contre la maladie et dans lequel il s’engage tout autant, avec hargne, colère et pugnacité. Il le mène en restant attentif aux soubresauts du monde, « assis dans la nuit décharnée » ou « porté par quelque songe étrange », retrouvant, intactes dans sa mémoire, des zones de pêches capables de l’aider à larguer les amarres en un clin d’œil. Il évoque l’inconnue sans visage qui rôde en lui en causant douleur et désarroi. Il note effets premiers et secondaires des remèdes à doubles tranchants en une suite de poèmes saccadés, grinçants et mordants, tous écrits par temps de grands vents intérieurs, sans jamais lâcher prise.

« Quelque part dans l’infléchi de sa vie salement meurtrie
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».

Alain Jégou, Une meurtrière dans l’éternité suivi de Boucaille (couverture de Georges Le Bayon, postface de Ghislain Ripault), éditions Gros textes.

Alain Jégou est mort hier.
Né en 1948 à Larmor Plage, il a publié une quarantaine de livres dont certains à tirage limité en compagnie de peintres qui lui furent proches. Une meurtrière dans l'éternité, sorti en 2012, reste pour l'instant son dernier ouvrage publié.

Un hommage lui est rendu ici-même.

En logo : photo de Robert Le Gall.


mardi 30 avril 2013

Monologue

Dans 69 vies de mon père, Ludovic Degroote, donnant la parole à celui à qui il dédiait son récit, évoquait déjà la disparition de sa sœur Godeleine et l’entrée soudaine et inadmissible de la mort au domicile familial. Cette fois, c’est son livre à elle qu’il conçoit en le faisant débuter par un monologue implacable, venu du fond de son enfance (il avait alors sept ans), et délivré par celle qui ne l’a plus jamais quitté.

« je m’appelle godeleine degroote, je suis morte dans un accident d’auto non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six

aussitôt j’ai su que je ne serais pas seule à mourir, que je ne pouvais me détruire sans les autres, non par choix mais par amour

si on meurt à dix-huit ans on meurt par la famille »

Et c’est effectivement quatre membres de la famille, elle, la morte, puis le père, et la mère, et enfin l’auteur, celui qui collecte les voix, les douleurs et le ressenti de tous, qui vont ici se relayer, chacun en un long monologue personnel, tendu, sans effusion, presque clinique parfois, pour retracer ce que fut ce huit août tragique (retour d’un après-midi de shopping londonien) et l’après fracassé qui dure toujours.

« même lorsqu’elle est matérialisée par ta parole, je vis toujours à l’étroit dans ma disparition »

C’est de la place occupée par la disparue dans la vie de ses proches, et de la façon qu’ils ont de donner corps à sa mémoire, qu’il est ici question. Pour ce faire, Ludovic Degroote laisse en premier lieu s’exprimer celle qui se sent tout à la fois désolée et coupable d’avoir ainsi abandonné les siens en ouvrant en eux un vide avec lequel ils devront composer tout au long de leur existence.

« ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j’aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j’ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide »

C’est en voyant vivre son père, abattu, ne se remettant pas, (« moi le père ma parole a été confisquée à l’instant où j’ai su ce qu’il était advenu de ma fille ») puis en interrogeant sa mère (« il est difficile de ne pas revenir à cette histoire de ventre qui fait ma nature ») pour connaître plus précisément ce qu’il n’avait pu saisir à l’époque, qu’il réussit à reconstituer une trame qui, s’adossant à des faits avérés ou supposés, se nourrit de la vie intérieure de chacun d’entre eux.

« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »

Il lui faut retrouver le timbre, la fragilité, le doute, les mots pesés, le sens profond ou caché, la légèreté ou la gravité de ces voix qui passent en lui. Les assembler lui permet de rendre toute sa présence à l’absente. C’est la grande force de Monologue. Semblable à celle qui circulait dans Pensées des morts (Tarabuste, 2003). Et qui s’affirme totalement ici. Fragmentée, incarnée, ciselée par l’épreuve du temps.

« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 Ludovic Degroote, Monologue, éditions Champ Vallon.

lundi 22 avril 2013

Petite Ourse de la Pauvreté

L’infime part de voûte céleste que Lucien Suel a peu à peu constitué – cela lui a demandé vingt ans – scintille par intermittences, certaines nuits, quand le ciel consent à s’ouvrir, au-dessus des terrils abandonnés, des jungles ratissées, des usines désossées, des cimetières militaires et des hameaux en survie. Ce qui lui parle, c’est le monde des humbles, celui de ceux qui ont trimé, souffert et marqué de leur empreinte un territoire (celui du Pas de Calais) où ils ont vécu. Leur esprit d’ouverture leur a, par ailleurs, toujours permis de ne jamais être pris en défaut de repli sur soi. Ils se sont frottés, via la matière, la création, une illumination, un appel intérieur, et parfois la guerre, aux autres.

Aux six personnages auxquels l’auteur rend hommage (Georges Bernanos et son héroïne Mouchette, Fleury Verbrugghe, son grand-père, Benoït-Joseph Labre, le patron des inadaptés sociaux et les deux peintres, figures majeures de l’art brut, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin) s’en ajoute un septième, natif de Berck, le poète et éditeur Ivar ch’Vavar, vivant en proche Picardie et initiateur de ce projet.

« Inventeur de la Picardie tu lèches / la poésie-trognotte tu lèches tous / les poèmes riz-la-+ le maldoror nu / au torse amaigri »

Les sept hommages écrits en vers justifiés qui composent Petite Ourse de la Pauvreté permettent de suivre les itinéraires plus ou moins rugueux de gens épris de liberté. Soucieux de ne pas s’en laisser conter, tous, y compris Mouchette, par Bernanos interposé (à qui Suel offre un tombeau qui s’ouvre tel « un grand trou noir dans le ciel bleu »), traversent le temps qui leur est imparti en restant fidèles à ce que leur intuition et leur intégrité intérieure leur demandaient de réaliser. Pour Benoît-Joseph Labre (1748-1783), futur canonisé, ce fut la pauvreté absolue, la route avant l’heure, la traversée des montagnes et une vie au jour le jour qui vit, ironie du sort, le jeune vacher d’Amettes venir mourir dans la boucherie de Zucarelli à Rome.

Pour d’autres, tel Fleury-Joseph Crépin (1875-1948), « plombier zingueur quincaillier compositeur de musique rebouteux puisatier sourcier et finalement peintre pour la paix », le parcours fut tout aussi rude mais tenu à l’écart des affres du délabrement grâce à une force physique et mentale bien entretenue. Il en fut de même pour l’autre peintre du livre, Augustin Lesage (1876-1954), lui aussi guérisseur à ses heures, qui connut de nombreux coups durs et qui finit par écouter la voix qui vint, du fond de la mine, (où il travaillait) lui prédire qu’un jour il se consacrerait (ce qu’il fit) totalement à la peinture.

« À droite, je martèle le temps. À gauche, le palindrome des oiseaux de proie me regarde à travers les pattes du faucon. SERRES. SERRES. »

Lucien Suel est ici chez lui. Il dit ce qu’il doit à ces êtres à l’énergie communicative. Il revient aussi sur sa propre généalogie, consacrant plusieurs pages (quatorze stations) à son grand-père Fleury Verbrugghe (1896-1985) dont l’existence résume assez bien l’histoire en pointillés du siècle passé dans cette région.
« À l’usine d’Isbergues, il travaillait au déchargement des wagons de coke et de minerai. L’équipe des « 40 tonnes », casquettes de coton bleu, chemises de toile, manches roulées sur les coudes et veines bleutées au dos de la main. »

Les contraintes d’écriture que Lucien Suel s’impose pour s’approcher au plus près du quotidien et de l’histoire de ses personnages, donnent à cette constellation volontairement pauvre un aspect visuel qui, d’emblée, attire, aidant ensuite à repérer, en lecture, les feux épars qui brillent sur la route de son pôle Nord terrestre.

 Lucien Suel : Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme.

vendredi 12 avril 2013

Paul Valet

Paul Valet reste un poète méconnu. De temps à autre, un livre (ainsi celui que lui a consacré Jacques Lacarrière chez Jean-Michel Place) ou un bel hommage vient à point nommé attirer l’attention sur ce grand discret qui est décédé le 8 février 1987. Il avait 82 ans, une longue vie derrière lui, et des livres, une histoire, un parcours... Mais tout ceci tellement secret qu’il faut bien aujourd’hui commencer par le commencement.
Né en Russie en 1905, d’un père russe et d’une mère polonaise, Paul Valet a d’abord suivi sa famille en Pologne avant que son père ne décide, au début des années vingt, de l’envoyer étudier en France. Cette arrivée dans l’hexagone, c’est pour lui le coup de pouce du destin. Il va non seulement s’y adapter mais également aimer – et détester – assez ce pays pour le défendre – en tant que résistant en Haute-Loire pendant la guerre – et pour en devenir un citoyen à part entière en se faisant naturaliser.
Drôle de citoyen bien sûr. Certes intègre, intégré. Marié, père, médecin, etc. Mais derrière la façade sociale, il y a un sérieux remue-ménage intérieur, un vacarme qui s’entend et s’écrit.

« À la libération, lorsque je suis retourné chez moi, je me sentais complètement dépaysé. La clandestinité m’avait appris à vivre sauvagement comme un loup. Et ici, que je le veuille ou non, je devais rentrer dans le carcan administratif. La régularité est revenue avec tout le bordel. La plupart de mes camarades n’ont pu tenir le coup : ils se saoulaient du matin au soir, leurs femmes les quittaient. Nous sommes devenus des personnages inexistants ».

Un peu plus loin, dans le même entretien qu’il accordait à Guy Benoit, pour le Cahier que celui-ci lui a consacré au Temps qu’il fait, Paul Valet affirme ne s’être jamais remis et, évoquant sa première publication, Pointes de feu, intervenue dans l’immédiate après-guerre, il poursuit et explique sa nécessité d’écrire :

« Un besoin de résistance est né en moi, mais de résistance sur un autre plan – le plan poétique. J’ai senti un appel irrésistible de conformer ma vie à la poésie, sinon c’était la déchéance. »

Rien, dans l’écriture de Paul Valet, ne peut participer de quelque gratuité que ce soit. L’image est percutante. La réflexion chemine vers un but. Il oscille régulièrement entre le silence et le cri. Reconnaît l’existence en lui d’une pulsion poétique :

« Il faut qu’une angoisse s’empare de moi, que je subisse la poussée d’un flou inconscient dont j’ignore l’origine et le caractère. »

Ce qui attire, entre autres choses, dans cette œuvre, c’est la rencontre du lyrisme et de la concision. Semblant de prime abord échevelée, sa pensée parvient très vite à cerner ce qui la tourmente pour finir par fixer ces « tourments » dans un texte rond, vif, aiguisé comme une pierre dans laquelle il aurait réussi, on ne sait comment, à faire entrer tous les vents contraires qui peuplent son univers.
Son poème est d’ordinaire assez court. Avec des éclats, des chutes, des éclisses.

« Quand on est pour soi-même
une cible vivante
il est dur de viser juste. »

ou encore :

« C’est le contre-jour
envoûté
qui nourrit ma clarté. »

Pas étonnant que l’aphorisme sorte inopinément du torrent, poli par une longue pratique des mots que Valet aimait tourner et retourner dans sa tête.

Comme la plupart des pessimistes, il a appris, en s’y brûlant, jusqu’où aller dans son commerce avec la souffrance. Il connaît l’interstice infime où tout peut basculer. Mais il sait aussi que c’est en surmontant le doute qu’il redonne de l’éclat à sa révolte. De même, en grattant sans relâche, avec pour seule force d’appui sa conviction, l’homme, dit-il, peut espérer repérer, dans la noirceur du monde, d’étranges rais de lumière. Et s’y engouffrer.
Partant de là, de cet amas de contradictions, ouvrant plusieurs pistes – qui sont les routes de nos déserts et de nos solitudes – il livre une œuvre pleine, grave et ironique, dure et tendre à la fois et profondément humaine, à la portée de toutes les sensibilités, simple, forte, singulière.

"L’utilité et les succès mondains n’ont pas de prise sur moi. La poésie, telle que je la conçois, est servie la première. C’est ainsi et ainsi seulement, à travers les défaites et les victoires, que le poète demeure toujours debout, en plus que bons termes avec l’homme."

Celui que Cioran appelait « l’ermite de Vitry » fut également traducteur. On lui doit notamment la version française du Requiem d’Anna Akhmatova (Minuit, 1966). Il fut par ailleurs le premier à traduire Joseph Brodsky (seize poèmes publiés dans deux numéros des Lettres Nouvelles en 1964 et 1965) qui, âgé de vingt-cinq ans, purgeait alors une peine de cinq ans de travaux forcés dans un camp aux environs d’Arkhangelsk.

Pour en savoir plus sur Paul Valet, consulter le Cahier Cinq qui lui est consacré au Temps qu’il fait et lire les rares titres encore disponibles : Multiphages, (José Corti, 1988), Paroxysmes, (Le Dilettante, 1988) et Le Double attaquant (Mai hors saison, 1995).
Et bien sûr : Jacques Lacarrière : Soleils d’insoumission, J.M. Place, 2001.
Ne pas oublier le bel hommage que François Bon lui a rendu sur son site. C’est ici.


lundi 1 avril 2013

Mourir de mère

Michael Lentz a beau tenter d’inscrire la fin d’une vie, en l’occurrence celle de sa mère, dans le cours normal (logique, inévitable) des réalités terrestres, rien n’y fait : la disparue ne l’est pas vraiment : sa présence s’affirme tout aussi vive qu’une ombre mouvante marchant à ses côtés.

 « c’est pour ne pas s’en approcher davantage et mère dans son chemisier à fruits tourne le dos et remplit les bocaux. de la marmite du tuyau en caoutchouc coule une gelée de pomme bouillonnante. »

Dès le premier volet de ce triptyque où le narrateur fait fréquemment « retour à l’origine », on sent que c’est une part de lui même qui semble s’en aller à petit feu suite à la mort de celle dont il ne peut s’empêcher de retrouver des bribes de vie. Odeurs, flâneries et émotions d’enfance reviennent à l’improviste, un peu partout, là où il se trouve, au fil de ses périples. Ce peut être dans un avion de la Lufthansa, ou en buvant du vin rouge à Olevano, ou alors à Rome où il met un temps ses pas dans ceux de Rolf Dieter Brinkmann, ou sous les ponts guettant le spectacle imprévu offert par une palanquée de chiens courant après une chienne en chaleur, ou encore en altitude dans le Sud Tyrol ou au calme, chez lui, se rappelant que « Celan a désigné maintes fois sa Fugue de mort comme l’unique tombeau de sa mère ».

C’est cet apparent bric-à-brac de scènes entrevues, reconstituées en détail, sur le mode de la conversation, en un long débit ininterrompu, qui fait la force du livre de Michael Lentz. Sa voix lente suit les sinuosités de sa pensée en y posant une langue qui envoûte, qui embarque, dans le sillage de laquelle on se laisse porter et que l’on sent vibrer avec intensité sans la moindre accalmie.

« qu’une maison disparaît et que mère disparaît et qu’elles ont ainsi simultanément disparu, pendant que toi voilà des années que tu es dans le jardin assis sur la balançoire ou avec la nouvelle balle que tu viens de recevoir tu cherches un nouveau jeu ».

Dans la deuxième partie du livre, Lentz restitue avec humour, et avec la volonté de garder à distance un réel trop tragique, ses visites, clins d’œil et coups de coude à ceux qui ne peuvent l’empêcher de sourire en le mettant parfois même de bonne humeur. Parmi eux, Raoul Hausmann qui passe et s’en va au gré d’une « petite fable à bière avec métabolisme coloré ». Et Isidore Isou qu’il va interviewer à deux reprises chez lui à Paris et dont il brosse en quelques pages un portrait mémorable.

« Isou porte un genre de pullover norvégien et est assis à un bureau. ne peut se lever qu’à l’aide de poignées fixées au mur et judicieusement au châssis de la fenêtre. marcher étant devenu totalement impossible, il ne quitte quasiment plus son appartement hormis pour ses visites à l’hôpital. ainsi jour après jour assis la plupart du temps devant la fenêtre à son minuscule bureau, il lit continuellement et écrit encore des milliers de pages. à gauche un téléphone. numéro direct confidentiel. affirme pourtant téléphoner jour après jour à des personnes en chair et en os. sur la tête un drôle de bonnet pend bizarrement sur son front. lors de ma seconde visite le huit septembre deux mille il porte carrément un bonnet de nuit en coton blanc dont il ne se sépare même plus en journée. »

Quittant « le très officiel inaugurateur et pape du lettrisme, le mégalomaniaque, du renouvellement-du-monde-et-de-tout », il file au cimetière Montparnasse et termine son séjour parisien en virevoltant d’une dalle funéraire à l’autre. Il s’amuse, se remémore quelques parcours d’écrivains, s’interroge en parlant seul avant de revenir inévitablement là où ses pensées le ramènent. La grande mobilité dont il fait preuve n’empêche pas le cheminement intérieur de se poursuivre. Celui-ci constitue la dernière partie du texte. Bloc lucide qu’il va s’efforcer de construire mot à mot en assemblant tout ce qui va du début de la fin à la fin. Corps, draps blancs, hôpital, pouls faible, tremblements, attente, brefs retours en arrière, photos figées dans un album, lumière verte, silence, chuchotements... Il n’oublie rien. Il se colle froidement, désespérément à la réalité. Avant de l’accepter.

« la mort est attendue entre maintenant et demain. la mort est à l’heure. mère, soixante-huit ans. »


Michael Lentz : Mourir de mère, traduit de l’allemand par Sophie Andrée Herr, Quidam éditeur.

jeudi 21 mars 2013

Un fil rouge

La photo de la jeune femme dont on suit le parcours tout au long du roman de Sara Rosenberg apparaissait régulièrement, comme tant d’autres, portées par les grand-mères, sur la Plaza de Mayo à Buenos-Aires. Elle s’appelle Julia Berenstein. Engagée dans la lutte révolutionnaire en Argentine dans les années 1970, elle a été trahie par l’un des siens et arrêtée à l’aéroport de La Paz en Bolivie avant d’être ramenée à Tucuman où elle ne survivra que quelques mois, le temps de donner naissance à une fille que le commandant tortionnaire et sa femme adopteront tout aussitôt.

« Ils ont dû au mieux l’abandonner sans soins, comme les autres, et elle en est morte. Ou pire, ils l’ont utilisée pour ce qu’ils appelaient leurs "expériences". »

Pour bien appréhender ce que fut la vie de celle qui était son amie d’enfance, Miguel, le narrateur, entreprend, pour un documentaire qu’il doit consacrer à cette période, une série d’entretiens avec ceux qui ont connu, aimé ou détesté Julia. Il arpente l’Argentine et va jusqu’à Madrid pour retrouver certains membres de sa famille et d’anciens détenus qui ont croisé la route de cette femme qui ne laissait personne indifférent. Tous notent son caractère bien trempé, ses idées tranchées, ses forces mais aussi ses failles, sa fragilité, son immersion, très jeune (à dix-sept ans), dans la lutte armée, son exaltation, sa décision d’aller braquer une banque, ses années de détention, ses planques ou ses fuites dans divers pays d’Amérique du Sud pour échapper, après sa libération, aux militaires qui ne la lâcheront jamais.

« Quand Julia nous apparaît, elle nous demande toujours des figues. Nous lui laissons les meilleures, les plus mûres, sur la margelle du puits, alors elle semble contente et elle s’en va tout doucement, en marchant au bord de la rivière et en les savourant. »

Patiemment, le cinéaste retranscrit les divers enregistrements qu’il a réalisés. Il y ajoute ses propres souvenirs et y glisse des extraits d’un carnet (histoire naturelle et botanique) que Julia lui a légué. Se dessinent ainsi, peu à peu, non seulement le portrait sensible d’une militante à fleur de peau mais aussi la réalité politique d’un pays vivant sous la dictature.

« Je me rappelle que la victoire du Vietnam avait coïncidé avec le coup d’état militaire de Videla. Des paradoxes qui trouvent leur résolution dans les rêves en changeant de forme, mais qui, dans la réalité, demeurent insolubles. On n’avait même pas pu fêter ça. On courait tous comme des rats. On nous chassait comme des rats. Le grand camion nettoyeur était payé par tous les citoyens honorables, dans un acquiescement unanime. »

Le mécanisme de cette machine à broyer les idéaux de tous ceux qui aspiraient à vivre autrement en Argentine à l’époque est ici décrit avec précision. Les différentes pièces de ce puzzle qui repose sur la nécessaire transmission de la mémoire collective sont posées avec calme. Ce qui se dit de terrible est atténué par la douceur des paysages esquissés par Sara Rosenberg. Celle-ci, qui fut également militante politique, emprisonnée durant plus de trois ans, offre avec Un fil rouge un roman polyphonique savamment construit. Aucune question n’y est éludée. La tension du livre atteint son apogée grâce à ces témoignages parfois contradictoires et toujours très humains recueillis par le narrateur. Pas un de ceux (et de celles) qu’il interroge n’a réussi à se remettre des traumatismes dus à ces années de plomb. Certains ne sont pas loin de penser, à demi-mots, que Julia se trouve, sans l’avoir voulu, à l’origine de leurs séquelles physiques et psychologiques.

« J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent parlent. Ou plutôt, on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Quelque chose comme ça. La voix est toujours collective. C’est la récupération d’une histoire qui appartient à tous. »

Ce sont de longs fragments de cette histoire-là, qu’elle connait bien, et qui est sans doute moins "romancée" qu’il n’y paraît, que Sara Rosenberg nous invite à découvrir.

Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.

mardi 12 mars 2013

Finir ses restes

Dès le début, le corps – et ces nerfs, ces fibres, ces muscles, ces invisibles réseaux qui le tendent, le tiennent – s’est trouvé très présent, fébrile ou posé, dans les textes de Dominique Quélen. Il se dénouait, se frottait aux autres, à la terre et aux paysages, multipliait les ralentis, se calait sur la mécanique des mouvements précis dans le cycle des Petites formes et s’amplifiait un peu plus, nerveux et effilé, dans Le Temps est un grand maigre.

S’il est à nouveau présent dans Finir ses restes, il ne l’est pourtant plus de la même façon que précédemment. Ce corps-ci est en train de passer. Il ne bouge que par saccades dans une mémoire qui ressasse. Ses gestes, ultimes, transitent par le cerveau de qui ne peut faire autrement que de les fixer dans un livre. Millimétrés, ce sont ceux d’un bras, d’un levier, d’une force motrice qui court à sa perte.

« tiens dis-tu d’une autre
voix contemple et tiens ce bras
ou levier qui est à présent
ce qu’il est dans cet état précis
qu’on dirait d’abandon »

Il y a ce bras « qui suinte », qui se plie en deux parts égales, se déplie, garde avec de plus en plus de peine ses attaches, d’abord à l’épaule, puis plus loin grâce à la main qui peut s’ouvrir, se fermer ou en serrer une autre. Il y a ce bras gauche, ce poignet où le cœur ne bat plus, ce bras regardé, ausculté et à travers lui, ou à partir de lui, tout le reste, le corps qui suit, fuit et disparaît

« avec la densité du bras d’un frère »

d’un proche, d’un double non plus présent en chair mais en os, saillant, dur, poncé jusque dans le fil très mince du poème où rien ne peut venir dévier le cours d’une physique implacable, pas même la douleur, lancinante, murmurée, scandée et filtrée à l’extrême.

« ou comme pour
tordre en pensée tu
manges ton bras
tu le suis et le
conduis dans
sa nudité et ceci
ou autre manque
te retenir puis te
retient
tu survis »

Finir ses restes incite à tenir son souffle et ses mots. Pour aller au plus juste, à ce qui ne pouvant se dire se devine, entre âpreté et pudeur, dans de l’eau troublée, dans du secret gardé, là où l’on sait qu’il y a perte, plaie et approche d’un grand silence.


 Dominique Quélen : Finir ses restes, éditions Rehauts (105 rue Mouffetard, 75005 Paris).