vendredi 24 avril 2015

Bleu éperdument

Onze récits. Et autant de portraits de femmes qui se ressemblent. Toutes vivent à Los Angeles ou aux alentours. Elles flirtent avec la quarantaine. Habitent dans des appartements situés dans les quartiers pauvres. S’invitent parfois chez les riches, le temps d’un vernissage ou d’une soirée dans un bar branché. S’offrent à l’occasion un séjour à Hawaï. Rêvent alors au bleu du ciel et à des jours meilleurs, capables d’absorber le trop-plein de leurs années de galère. C’est qu’elles ont déjà accumulé un très lourd fardeau. Un passif qui pèse. Et qui devient de plus en plus difficile à porter. Pour leur corps, leurs nerfs, leur tête.

« Elle s’enferme dans les toilettes des femmes et tire quatre lignes de cocaïne, elle agit vite et réitère l’opération. Le bistrot tient du boui-boui. La nappe en plastique est sale. Le ventilateur hors service. Les vitres maculées de traces de doigts. Elle devrait, se dit-elle, garder le fil de sa consommation de coke. »

Elles sont seules. Elles naviguent sur le fil du rasoir. Elles ont presque toutes un enfant à charge. Elles lisent et écrivent de la poésie, animent des ateliers d’écriture, restent sous la menace d’addictions diverses, pointent aux Alcooliques Anonymes et se battent jour après jour pour ne pas replonger. Il suffit d’un verre pour annihiler, en une seconde, la lutte menée pendant des mois d’abstinence et éprouver à nouveau la honte, la douleur de n’avoir pas pu tenir. La présence des hommes ne leur facilite pas la tâche. D’autant que ceux que le hasard des rencontres placent sur leur chemin s’avèrent peu fréquentables.

« Nous sommes une espèce réfugiée à qui même la symétrie ordinaire fait défaut. Nous sommes mutilés. Rien ne renaît de ses cendres. Cette terre, c’est l’enfer. »

Avec son style implacable, ses phrases nettes, tranchantes, ses éclats colorés, sa façon de brosser des séries de portraits brefs, d’improviser de fréquents retours en arrière en multipliant les scènes très visuelles, presque cinématographiques, Kate Braverman nous plonge dans une réalité qu’elle connaît bien. Le rythme qu’elle impulse à ses récits est intense. Tous les sens sont sollicités. Il y a chez elle un lyrisme retenu qui amène le lecteur au centre d’un univers à la dureté palpable et lumineuse, sans le moindre pathos. Sa langue monte en puissance au fil de la narration, créant de beaux (et cruels) télescopages entre les espoirs et les désillusions, entre la nécessité de tenir debout et le quotidien douloureux vécu par chacune de ces femmes, entre l’apparence qu’elles se donnent en société et la fracture intérieure qu’elles essaient d’endormir du mieux possible.

« Mes amies sont avec moi en permanence, elles luisent dans le noir, rouges, inhérentes à mon horizon intime. Elles m’aident à voguer sur les flots pernicieux et obscurs qui animent toute chose. Elles font office de cierges ou d’incantations visuelles. Elles tempèrent le néant miné jusqu’à la gueule, tous les crocs dehors. »

 Kate Braverman : Bleu éperdument, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, Quidam éditeur.


mercredi 15 avril 2015

Nocturama

La nuit tombe sur les Ardennes et Sedan, vue d’en haut, émerge de la brume grâce à ses centaines de spots orangés qui clignotent dans les bas-fonds. C’est le moment idéal pour surprendre dans les parages un type en train de s’amuser en roulant tous feux éteints sur une route qu’il connaît comme sa poche ou une jeune femme sillonnant sous acide des chemins tracés entre des friches appelées à disparaître à plus ou moins long terme. Ces deux-là se retrouvent, avec d’autres, et pas uniquement saisis au pays des sangliers mais également à Rouen, à Londres, à New York ou ailleurs, dans les récits intenses vécus et transmis par G. Mar dès que la nuit noire lui permet de devenir rêveur impénitent tout occupé à recycler et à transcender avec fougue les images d’un passé peu pimpant.

« Isabelle conduit en état d’ivresse dans un décor de cambrousse et de carcasses de tracteurs plantées au bord d’une route pleine de chats dégoulinant d’huile de moteur et d’insectes affairés à la copulation ou la ponte – nous nous rendons tous les deux dans un bar de village où l’écriteau "Interdit de servir de l’alcool aux mineurs" n’est accroché au-dessus des bouteilles qu’à des fins de déco. »

Il arrive que certains des personnages qui débarquent sans crier gare pour effectuer un tour de piste chez les vivants soient déjà morts depuis un bon bout de temps. Quelques uns, adeptes d’un "no future" catégorique, ont tiré leur révérence en faisant parler la poudre ou la corde. Trop à l’étroit dans les mémoires, ils s’affranchissent des prisons mentales où leur statut de disparus les avait relégués pour venir réactiver les souvenirs du narrateur. Ils en profitent pour titiller son imaginaire tout en aiguisant son attrait pour la fiction. Cela déclenche chez lui des séries d’improvisations oniriques avec errances garanties et scènes fulgurantes à l’appui. Les rescapés de la mémoire (« les anges de la désolation punk ») s’en donnent à cœur joie. Ils roulent sur les jantes, mordent les bas côtés de la réalité et osent enfin entreprendre ce que la raison leur avait trop souvent ordonné de ne pas faire.

« Christelle se colle du rouge à lèvres autour des yeux – Jimmy s’accroche des centaines de cadenas à la ceinture – Annabelle un chiffon imbibé de K2R sur le bas du visage cligne à toute vitesse des paupières dans ma direction – Marc a les pupilles dilatées à la taille de boules de billard et couve un affreux rictus de gosse fou – Fresse jongle avec des haches à découper les poulets en crachant du feu – Maurice assène des coups de poings stroboscopiques au vide – Bastos se perce les oreilles avec des aiguilles à tricoter. »

Le texte de G. Mar, qui alterne passages posés et scènes cadencées, vibre en permanence. On y pressent une autobiographie remixée qui s’aère, se frotte parfois aux événements du monde (Tchernobyl, J.O. de Londres, chute du mur de Berlin) tout en restant portée par un phrasé à flux tendu. Les vingt-deux séquences de son diaporama nocturne balaient hameaux perdus, zones industrielles ou mégalopoles. Ses reflets bleu-acier (qui courent des eaux de la Meuse à celles de la rivière Chicago) permettent à tous ceux qui cognent leur verre l’un contre l’autre dans les bistrots isolés des campagnes désertes de se regarder (morts ou vifs) droit dans les yeux, et ce jusqu’à l’aube.


G. Mar : Nocturama, Le Grand Os éditeur.
Auteur d’un premier livre, The Beat Degeneration (D. Fiction, 2014), G. Mar anime le site La part du mythe.

mardi 7 avril 2015

Tous les fils dénoués

Rares sont les poètes contemporains qui savent s’imprégner d’un paysage jusqu’à le sentir vibrer, ou tout au moins frémir, en eux. Michel Dugué est peu à peu devenu l’un de ceux-là. Il le doit tout à la fois à son approche discrète, à sa façon d’être (et de rester) en éveil, en alerte, à la qualité de ses silences, à l’acuité de son regard et à la précision des scènes fugitives qu’il réussit à capter puis à restituer.

« Sous l’averse le paysage se vêt d’un habit grisé. Mécanique grippée, il ralentit.
C’est un promeneur aussi âgé que les pierres, une ronce mutique recourbée sur le bord d’un fossé où s’écoule une eau d’argile. »

Rien n’est laissé au hasard et tout est dit avec simplicité et justesse. Il délimite, pour ce faire, son champ de vision. Le cadrage est millimétré. Il est réalisé au fil de la promenade, quand le marcheur (qui avance avec lenteur) décide de s’arrêter, persuadé que l’immobilité lui permettra de mieux percevoir les mouvements qui sont à l’œuvre alentour.

« La courbe du chemin nous dissimule la descente à la grève. On sait néanmoins qu’elle est proche. Nous entendons l’étirement de la houle. La pluie s’est remise à tomber. Le jour s’est défait. Le paysage se reforme autour de masses sombres que percent des lumières électriques. »

On le retrouve le plus souvent dehors, en train de se frotter aux humeurs changeantes du ciel, en quête d’un rai de lumière, curieux, attentif à ces lieux qui ne délivrent presque rien de leurs secrets. L’humilité est ici de mise. L’homme de passage sur ces rudes bouts de terre qui n’ont nul besoin de sa présence pour perdurer l’accepte volontiers.

« Je m’en remets à des failles
plus concrètes
que les mots qui les nomment. »

Il interroge tel ou tel fragment d’un paysage familier qu’il ne cesse pourtant de découvrir, en l’habitant, en respirant amplement un peu de cet air invisible que régénère le vent de mer qui souffle en ces contrées qu’il arpente en toutes saisons.

« La conjonction des signes fait un monde en suspend. L’air invisible a sa part de mystère ou d’hésitation. Se blesserait-il aux ronces lorsque dessus il roule ? »

 Michel Dugué : Tous les fils dénoués, éditions Folle Avoine.


mardi 31 mars 2015

L'établi

Disparus l’un et l’autre à la fin du printemps 2013, Alain Jégou et Rüdiger Fischer se retrouvent réunis dans les cahiers 2014 de la revue "L’établi", publiée par les éditions Traumfabrik. Hommage leur est rendu au fil d’un ensemble placé sous le signe du partage et de l’ouverture. D’emblée, l’édito donne le ton. Et le bon tempo.

« Les temps sont à la clôture. Au retranchement. On distille la peur de l’étranger. Nous voulons en réaction à ce désir obscur de frontières rendre hommage au passeur. Ici sur l’île de Loire, avant les ponts, un homme menait les gens en barque d’une rive à l’autre. Traducere en latin veut dire conduire au-delà, faire passer, traverser. »

Et c’est bien au passage d’une langue à l’autre, du français à l’allemand ou de l’allemand au français, que l’on assiste ici. Les poèmes d’Alain Jégou * sont extraits de deux livres traduits en Allemagne par Fritz Werf, poète, éditeur et auteur de pièces radiophoniques dont un seul ouvrage est à ce jour disponible en France (L’Héritage, nouvelles, éditions Apogée).

Rüdiger Fischer, lecteur insatiable, créateur des remarquables éditions En Forêt, traduit sa compatriote Gisela Hemau et Francis Krembel, poète discret, parfois presque jusqu’à l’effacement. C’est lui le maître d’œuvre de « la fabrique du rêve ».

Le numéro, bilingue d’un bout à l’autre, se termine par des textes d’Emma Guntz qui possède la double nationalité. Les dessins qui accompagnent les poèmes sont de Anne Morea.

 L’établi, 2014, Traumfabrik, 6 chemin du Merdreau, 49170 Béhuard.

* Direct live, livre posthume d'Alain Jégou, est sorti il y a quelques semaines aux éditions Apogée. On peut le découvrir ici.


mardi 24 mars 2015

La véritable histoire de Matías Bran

Madrid, 2010, Matías Bran, homme réservé, âgé de 65 ans, exerçant le métier d’électricien, s’apprête à mettre fin à ses jours. Il s’est enfoncé le canon d’un pistolet dans la bouche et commence à caresser la détente. Il est seul chez lui. Ne possède rien. À part des cahiers (aux pages couvertes de citations, de photos, de phrases, de devises glanées çà et là) et trois photos. L’une le montre en compagnie de son père Salvador. La seconde représente son grand-père Miguel. Il figure sur le dernier cliché près de sa cousine Isabelle. Il a également, mise à l’abri dans un caisson, une valise usée, ayant appartenu à son grand-père, mais il n’a jamais eu l’idée de l’ouvrir. C’est pourtant celle-ci qui aurait pu, s’il en avait eu l’envie, lui dire d’où il vient, où sont ses racines, quel fut le parcours des siens, et sa véritable histoire, celle que ce roman, premier volet d’un saga familiale qui débute en Hongrie à la fin du dix-neuvième siècle, nous délivre avec minutie.

Tout débute dans le village de Kohely, en septembre 1898, quand Anna Brasz, une paysanne de vingt-et ans, enfante, accroupie sur la terre battue de l’unique pièce de sa masure, en présence de sa fille Örzse.

« Anna coupe le cordon d’un coup, le noue et tandis que le nouveau-né se met à pleurer dans les bras d’Örzse, de nouvelles contractions l’aident à expulser le placenta. "C’est un garçon". Elle se laisse ensuite tomber sur la paille de sa couche. "Miklos, il s’appellera comme son frère". »

(Celui-ci est mort une heure plus tôt. Il avait sept ans.)

Quelques années plus tard, tous trois quittent le village pour aller travailler dans les usines d’armement Weizer, à Csepel, tout près de Budapest. Journées de douze heures, salaires de misère, cadences effrénées sous l’œil acéré des contremaîtres à la solde du parti et du syndicat unique (social-démocrate) sont leur lot quotidien. Leur seule façon de s’échapper de ce monde où on les exploite jusqu’à l’usure réside dans l’apprentissage de la lecture. Peu à peu, tous les ouvriers s’y mettent. Ils se servent d’un livre qui s’intitule Manifeste Communiste.

« Depuis qu’ils savent lire, et même bien avant, ils sont tous d’accord pour dire que tous les êtres humains sans exception, le dimanche après-midi, devraient pouvoir aller boire une bière, voire plus d’une (…) et paresser couchés dans l’herbe, (…) comme les bourgeois, en été. »

D’autres revendications, plus fermes, plus radicales, et rendues possibles grâce à l’esprit collectif qui les anime, prennent forme. Des grèves éclatent. La répression ne tarde pas. Et puis tout, soudain, y compris, et surtout, leur solidarité, vole en éclats en août 1914. Certains sont pour la guerre. D’autres, et ce sont d’abord les femmes, s’y opposent qui dénoncent un conflit qui verra les ouvriers des différents pays européens se tuer les uns les autres au profit d’une classe dirigeante unie qui demandera forcément à ceux et à celles restées à l’usine d’augmenter les cadences pour fabriquer toujours plus d’armes. Örzse s’exprime ainsi tandis que son frère Miklós, qui a seize ans, part à la guerre. Sur le quai, le jour du départ, elle le gifle, avant de revenir sur ses pas pour l’embrasser.

Pendant quatre ans, chacun va suivre une trajectoire particulière. La misère les accompagne en permanence. Il n’y a nul répit dans la lutte qu’ils mènent pour survivre, que ce soit au front ou à l’usine. Isabel Alba décrit toutes ces trajectoires. Chaque personnage a un destin singulier, qui est saisi avec humanité et relié aux autres. Certains meurent. D’autres désertent. Quelques uns sont portés disparus. D’autres encore deviennent des salauds. Leur histoire personnelle s’adosse à l’Histoire en cours.

La guerre terminée, le travail reprend. Le combat des ouvriers, requinqués par ce qui se passe en Russie depuis octobre 1917, recommence aussi. Plus âpre, plus rude, d’autant que la bourgeoisie, soutenue par les sociaux-démocrates, demandent encore plus de sacrifices à ceux qui viennent de vivre des années noires. Miklós Brasz et sa sœur sont de ceux qui ne veulent plus de ce système capitaliste. Des milliers d’opposants se rassemblent. Leur lutte aboutira, en 1919, à la création de la République des Conseils en Hongrie. Celle-ci ne durera que 133 jours. Après quoi, revient le temps de la répression.

« La répression se répandit sur l’ensemble du territoire hongrois sous la forme de procès expéditifs, d’exécutions sommaires, de séquestrations, de tortures et de mutilations sauvages ayant pour cible la classe ouvrière et la paysannerie. »

C’est durant cette période que disparaît Örzse Brasz. Son frère la recherche en vain. Il doit bientôt, s’il veut survivre, quitter le pays. Il le fait en compagnie de sa jeune nièce. Tous deux partent, rejoignent Trieste puis Marseille, où ils se séparent.

Peu après, à proximité de la frontière espagnole, Miklós Brasz, venu au monde vingt-deux ans plus tôt, sur le sol en terre battue d’une masure située dans un petit village hongrois, va devenir Miguel Bran, futur grand-père de celui qui, au moment où le livre se referme, est toujours seul chez lui, un pistolet dans la bouche et un doigt posé sur la détente.

C’est une grande fresque, extrêmement vivante et bien documentée, on y croise Rosa Luxemburg, Walter Benjamin et Erich Mühsam, que donne ici à lire Isabel Alba. Une histoire collective, intense, réaliste et fermement engagée dont on attendra la parution du prochain volet avec impatience.

Isabel Alba :  La véritable histoire de Matías Bran, traduit de l'espagnol par Michelle Ortuno, éditions La Contre-Allée.



lundi 16 mars 2015

La part des nuages

Quelque part, en France, plutôt au sud, aujourd’hui. Joseph T., 37 ans, assistant bibliothécaire, divorcé, père d’un enfant, tue le temps comme il peut. Si tout va à peu près bien quand son fils, Noé, est présent, tout se dérègle dès que celui-ci s’en va passer quelques jours chez sa mère. Joseph, dès lors, gamberge. Il s’ennuie, picole un peu, rumine des « à quoi bon », attend que sa tortue Odile sorte de terre, surprend l’arrivée des premières mouches de l’année, écoute le philosophe de service déblatérer à la radio et enfile les heures comme autant de perles ternes retenues par un fil fragile.

« Il coupe la radio, ouvre la fenêtre, la ferme, allume à nouveau la radio. Rien ne va. Rien n’est mieux. La cuisine est parfaitement vide et sale. Comme le jour qui se lève. Comme ses yeux qu’il laisse traîner dans la lumière neuve du jardin. »

Sa chance réside dans sa propension au rêve, dans les beaux restes de naïveté qu’il a su garder intacts et dans son désir de capter, dès qu’il le peut, les fragments, scènes, dessins, figures ou silhouettes qui bougent, là-haut, en apesanteur, et qui s’offrent à lui dès qu’il lève les yeux au ciel. Le grand ballet des nuages n’arrête jamais. Pour ça qu’il aime le dehors. Il lui arrive même de grimper dans la cabane de son fils pour que s’incruste encore un peu mieux en lui l’incessante danse.

« C’est plutôt beau quand l’horizon s’énerve. Que les pistes se brouillent. Que les nuages se dressent, se musclent, s’étendent. Qu’ils lèvent un menton noir, défiant, en fronçant les sourcils. On sent qu’ils ne lâcheront pas. Jusqu’à l’explosion. Jusqu’à la révolution de la lumière. »

Joseph, malgré les apparences, ne lâche rien lui non plus. Juste un peu prise de temps à autre, mais c’est pour mieux conjurer les aléas d’un quotidien terre à terre qu’il transgresse à sa manière. Il y a chez lui un instinct de survie qui lui permet de ne jamais se perdre. Ainsi, quand il déprime, parce qu’il est seul, succède au premier réflexe, celui du repli, un irrépressible besoin de sortir, de se mêler à l’air ambiant, de croiser d’autres solitudes et de les frotter à la sienne.

« Il y a des moments comme ça, parcimonieux et rares, où on a l’impression de parler la même langue que l’autre. »

Ce sont ces moments vifs, étincelants, propices à la rencontre, que ne cesse de guetter Thomas Vinau. Il les restitue avec subtilité. À coups de phrases brèves. Il suggère. Reste un rien désinvolture. Tout au long d’un roman résolument placé du côté des vivants qui vibrent.

 Thomas Vinau : La part des nuages, Alma éditeur.


samedi 7 mars 2015

Continuation de détails

L’auteur l’écrit en préambule et  son conseil est bien utile : il faut se rendre, avant de commencer à lire Continuation de détails, à la page 68 du présent livre pour savoir de quoi il s’agit et comment est né (et s’est construit) ce "journal fantasque" qu’il a extrait de sa malle à carnets et qui sort quelques années après avoir été conçu. Ce sont les notes qu’il a accumulées au jour le jour, au fil de l’année 2007, qui servent de matériau à ce qui fut ensuite revu, relu, corrigé, annoté, raboté et retravaillé.

« C’est un journal rapide, sans raison et faux ; infinitif pour vite aller. »

Et c’est effectivement la rapidité, l’envie irrépressible de sauter du coq à l’âne, selon l’humeur, sans jamais s’attarder, en contournant le « je », en suivant le cours du temps qui file, en sauvant quelques uns des moments saillants qui entrent à l’improviste dans l’histoire des journées, c’est cette multitude de détails transcrite avec fougue et enthousiasme qui frappe et séduit. Passer du coq à l’âne permet en outre d’assembler, ainsi que le fait continûment la mémoire, des fragments de vécu qui n’ont pour plus petit dénominateur commun que d’être entrés en contact avec celui qui s’en empare. Tous figurent dans le journal, guidés et articulés par une écriture qui recherche (et trouve), d’une séquence l’autre, une respiration ample et maîtrisée.

« Dans un total dérèglement qui détraque le jour avec le soleil et la douceur, il est bon de s’inquiéter pour rien, aussi donc qu’une chose à faire, lever le stylo, sans aucune logique, il n’y a de logique en rien, comme une anguille le texte est tronçonné afin que les tronçons bougent dans la poêle pendant la cuisson. »

Ce que note Jean-Pascal Dubost touche à l’infime et à l’infini. Il dit le quotidien, évoque ses rencontres, ses lectures, parle des lieux où il se trouve (chez lui, au calme, en forêt de Brocéliande ou dans le brouhaha des villes, au Brésil ou au Maroc, ou quelque part en France) tout en restant volontairement un peu en retrait. Ce qui l’intéresse, c’est cette continuation, cette avancée qui jamais ne doit s’interrompre  et qu’il porte grâce à l’énergie qu’il donne à sa langue. Il la brasse, la nourrit, lui procure une cadence inouïe.

Il n’oublie pas, ne peut pas, tant il vit avec intensité (en lui-même mais aussi avec les autres), ce qui bouge, se fracture, fait peur et parfois honte, tout autour, dans le monde ou dans l'hexagone en cette année 2007.

« L’Irakien traîné en laisse comme un chien est une victime qui émeut le monde entier des écrivains choqués ; c’est un syndrome, mais quel nom porte ce soleil qui vieillit ? »

Il prend à bras le corps cette matière abondante, puis il la condense et la relie en blocs de prose fluides qui, mois après mois, offre une belle densité au millésime en question.

Il publie, parallèlement, Sur le métier, un ouvrage qui reprend les « entretiens infinis » qu’il avait accordés à Florence Trocmé pour le site Poezibao. Ils sont ici revus et retravaillés. On y retrouve, en différents chapitres (« de l’extraction », « du baroque », « du travail », « du défait », « du compost », etc) ce qu’est le métier d’écrire pour celui qui a su se forger une langue extrêmement singulière. Il rappelle également la nécessité qu’il ressent à tenir en permanence ses carnets ouverts.

« J’ouvris des carnets pour l’essentiel dessein d’écrire sans fin, tout et n’importe quoi, pourvu que l’esprit fit son exercice : des notes de lectures, du lexique, des textes délirants, des recensements d’objets échappés, des proses ferroviaires, ou de voyage, ou de résidence, horticoles, anthologiques, des recopiages, etc. Le premier janvier 2000, j’ouvris un cahier-total : que j’ai appelé « mémento », (en latin : « souviens-toi »).

Jean-Pascal Dubost : Continuation de détails, dessins de Jean-Claude Saudoyez, éditions L’âne qui butine.
Sur le métier, entretiens avec Florence Trocmé, éditions Isabelle Sauvage.

 Jean-Pascal Dubost était en résidence d’écriture à la bibliothèque Saint-Nicolas à Angers en automne 2014. On peut découvrir le blog de la résidence ici. (le cliché qui sert de logo à cet article en est extrait).

samedi 28 février 2015

Ne sont-elles qu'images muettes et regards qu'on ne comprend pas ?

Lors de ses voyages à l’intérieur des États-Unis, pays dans lequel il a vécu de 1965 à 2000, James Sacré a acheté de nombreuses cartes postales datant de la fin du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième. Il s’est tout particulièrement tourné vers celles où étaient représentées des femmes indiennes. C’est en partant de quelques unes de ces photos qu’il a conçu la suite de poèmes qu’il donne à lire aujourd’hui. Ce qu’il interroge, et son titre même est en ce sens explicite, c’est la relation qui peut s’instaurer entre l’image et celui qui la scrute. Question de regard mais aussi de réflexion et de culture. Pour rendre ces clichés expressifs, il ne se sent pas obligé de les reproduire et c’est l’un des paris du livre, les lavis de Colette Deblé, réalisés "à partir de", les remplaçant judicieusement. Il faut par contre saisir l’expression des visages et l’intensité des regards en faisant en sorte que l’image bouge sur la page. C’est ce à quoi il s’attache. Il remet en route ces instantanés, s’immisce dans la pensée de celles qui posent et donne des indices quant à leur quotidien en s’attardant sur tel ou tel détail.

« Je me demande
Si son regard s’interroge à propos du photographe ou s’il pense
Au travail qui reste à faire, ou peut-être
Au plaisir d’être là dans les couleurs de terre
Celles des laines, avec ce dessin du tapis
Qui vient, qui reste vivant
Dans sa tête et ses mains. »

Il suggère, par touches brèves, en déployant cette écriture sinueuse qu’on lui connaît,  qui est toute modestie, simplicité, hésitation, ce que pouvait être la vie de ces femmes qui travaillaient dans le tissage ou la poterie en ne s’arrêtant que pour répondre à la demande d’un photographe qui aura (tandis qu’elles resteront anonymes) son nom inscrit au dos de la photo.

« Les femmes navajos ne sont pas, c’est sûr
Que figures de cartes postales, ni les femmes hopies
Ni celles d’autres tribus – ce drôle de mot, tribu
Comme encore un viseur d’appareil photo
Qui ne prend que des clichés. Et clichés
Que propose aussi mon poème. »

Il ne s’appuie pas uniquement sur ces images qui datent de plus d’un siècle. Le fait d’avoir vécu sur place, d’ avoir longuement côtoyé des femmes indiennes, l’aide à passer par delà les époques et à dire le présent de celles dont on a volé la terre d’origine. Il les croise au marché aux puces de Gallup ou « dans le coin cafeteria d’un magasin Bashas’, à Kayenta ». Il leur parle, les écoute, évoque leur douleur et leur fierté. Se sait relié à elles par des liens profonds, ancestraux, qui ont à voir avec la simplicité des vies pauvres et des travaux de la terre.

 James Sacré : Ne sont-elles qu’images muettes et regards qu’on ne comprend pas ?, lavis de Colette Deblé, collection Ecri(peind)re, éditions Aencranges & Co.



vendredi 20 février 2015

Goldberg : Variations

La légende veut que les Variations Goldberg soient nées de la demande faite à Jean-Sébastien Bach par le claveciniste Goldberg de lui écrire plusieurs pièces musicales susceptibles d’aider le mécène Hermann Karl von Keyserling à s’endormir chaque soir. S’inspirant de cette histoire, Gabriel Josipovici la transpose pour mettre en scène un écrivain juif nommé Goldberg chargé d’écrire  chaque jour des pages capables d’amener au sommeil un noble anglais nommé Westfied à qui il lui faudra faire la lecture. Celui-ci, aussi strict sur la qualité littéraire que sur l’acuité philosophique du texte lu, le rétribue pour ce très particulier travail de commande.

« Il veut un ton de voix égal mais pas monotone. N’essayez pas de lire comme si vous vouliez me bercer vers le sommeil, dit-il. Je ne supporte pas ça. Lisez comme vous le faîtes d’habitude, mais ne vous laissez pas emporter par ce que vous lisez. »

Gabriel Josipovici marque d’emblée, et posément, les lieux (le manoir et ses dépendances) et l’époque (l’Angleterre georgienne) où se déroulent les faits qu’il veut transcrire. Il dresse le portrait de Wesfield, délivre des repères sur sa généalogie, sa vie de couple et son présent. Il s’attache parallèlement à cerner la personnalité de Goldberg, donnant ainsi corps et vie aux deux principaux protagonistes de son livre. D’autres personnages, proches de l’un ou de l’autre, prennent également place dans ce territoire un peu retiré du monde où ne cohabitent que des êtres très cultivés.

« Westfield avait correspondu avec quelques uns des grands écrivains d’Europe et en avait même rencontré un ou deux, mais leurs relations avaient toujours été clairement prescrites : il était simplement un des nombreux admirateurs avec lesquels le grand écrivain correspondait (...). Mais Goldberg était différent. Il était un homme comme lui, de chair et de sang. »

Tout semble prêt, les premiers chapitres en attestent, pour que l’on suive, au fil des pages, une histoire, un roman, une fiction bien ficelée comme il s’en écrit beaucoup, un peu partout, en toutes saisons. Penser que ce schéma-là va effectivement se réaliser sous nos yeux serait cependant mal connaître Josipovici. Le roman, il s’en moque un peu. Il préfère s’en extraire avec tact, sans brusquerie. Bientôt, c’est lui, et non plus ceux qu’il a créés, qui s’exprime. Il change d’époque. Reste ce qu’il est : un écrivain. Mais un écrivain en panne, incapable de finir son livre parce que sa femme vient de rompre. Sa disponibilité d’esprit est atteinte. Et son imaginaire reste en rade.

« Le problème était que je ne pouvais penser qu’à mon livre, et pourtant j’avais perdu l’étincelle qui aurait pu me permettre de poursuivre. »

Il se trouve que le livre à l’arrêt est celui-là même que nous avons sous les yeux. Et c’est là que son excitation créatrice exprime sa joyeuse démesure. S’il garde le fil fragile qu’il a tissé dès le départ entre les différents chapitres, c’est parce qu’il a du métier. Cela ne peut le réconforter. Une fracture intérieure, humaine, est venue casser la belle mécanique littéraire. L’évènement ne peut être balayé d’un revers de main. Il faut l’intégrer au livre. Réfléchir, exemples à l’appui, sur cette difficulté d’écrire qui ressemble, en tous points, à celle qu’éprouve le personnage Goldberg, contraint lui aussi d’inventer quotidiennement des pages destinées à faire dormir celui qui le paie pour cela. Josipovici, qui publie ici son troisième livre chez Quidam (après Moo Pak et Tout passe) excelle à nouer entre elles des situations, des anecdotes, des histoires en changeant de narrateur quand bon lui semble et en prenant à son compte les libertés que lui offre la langue. Il aime bifurquer, distiller des bribes d’érudition, se référer aux grands textes fondateurs et créer, dès qu’il le peut, de nouvelles grilles de lecture.

 Gabriel Josipovici : Goldberg : Variations, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


mercredi 11 février 2015

Les noces incertaines

Lire Isabelle Flaten, c’est d’abord entrer en contact avec une écriture souple et harmonieuse, maintenue en permanence sur une fine ligne de crête grâce à un phrasé ample, régulier, tout en volupté. Chaque mot tombe juste. Il est précis et prompt à s’emboîter aux autres pour participer à l’implacable mise en place du roman. Celui-ci est traversé par le poids des culpabilités qui plombent les retrouvailles d’un homme et d’une femme contraints de s’avouer leurs lâchetés respectives avant d’envisager une vie commune. Les non-dits qu’ils traînent dans leur sillage sentent le soufre. Entre eux plane l’ombre de Tom, l’absent, le mort (suicidé au fond d’un puits) que tous deux pensent avoir anéanti le même soir, à distance, et en quelques secondes, par l’incroyable dureté de leurs propos. Ils ne regrettent pas vraiment sa disparition mais plutôt leur implication directe et les répliques qu’ils n’avaient pas imaginées à l’époque. Elles surviennent quand ils décident de former enfin ce couple qu’ils n’avaient pas réussi à construire au temps de leur jeunesse. Il faut composer avec les soubresauts de la mémoire. Et la leur est particulièrement chargée.

« Tom réapparaît au coin d’une rue, l’homme manquant, planté dans les esprits comme une rengaine brouillée, un refrain aux notes ambiguës bégayées du bout des lèvres lorsqu’elle passe sous les regards suspendus du village. »

Le livre est construit tel un triptyque. On suit tour à tour chacun des protagonistes dans son quotidien et son passé avant de les retrouver ensemble dans la dernière partie du roman. Ces deux-là s’accrochent avec l’énergie du désespoir à la dernière branche d’un arbre qu’ils ont patiemment émondé. Ils ont à leur actif une belle série de ratages. Et en prime ce maudit mort qui continue de squatter leur conscience.

« Personne ne le pleure mais tout le monde est incommodé par son linceul. »

Ce sont ces accrocs, ces failles, ces faiblesses qu’Isabelle Flaten réussit à toucher avec précision. Elle le fait en restant à distance de ses personnages, sans éprouver la moindre empathie pour eux. Il est vrai que ce ne sont pas des tendres. Elle ne les plaint pas. Mais elle les suit à la trace, elle les montre avançant en aveugle, pris dans les méandres fragiles de leur histoire intime et douloureuse.

Les noces incertaines est le troisième livre d’Isabelle Flaten. Il est accompagné (comme toujours chez Le Réalgar) par une série de peintures (des paysages saisis derrière la vitre d’un train) de Jean-Luc Brignola.

Isabelle Flaten : Les noces incertaines, peintures de Jean-Luc Brignola, éditions Le Réalgar.

mercredi 4 février 2015

Carnets oubliés d'un voyage dans le temps

En une succession de tableaux brefs et animés, Georges-Henri Morin invite son lecteur à sillonner un pays où le temps semble s’être arrêté. Le récit débute à Zurich puis se déplace à Belgrade et à Titograd (l’ex-capitale du Monténégro) avant l’arrivée au poste frontière et l’entrée sur le territoire albanais “où sont purifiés tous les pneumatiques qui ont parcouru les sols étrangers et sont susceptibles d’introduire la fièvre aphteuse”.

« Deux hommes se font face dans ce halo artificiel. La barrière maintenant baissée raie leur verticalité. Le garde-frontière, un jeune soldat tout engoncé dans son uniforme de type chinois, immobile, mitraillette en mains, interpelle son supérieur. Il fixe au loin, évitant le regard de l’officier. Première représentation pour moi d’une pièce immuable, ordonnancée de manière strictement géométrique. »

Au fil de son périple, l’auteur, qui essaie de saisir un peu de vie concrète autour de lui, se rend assez vite compte de la difficulté qu’il y aura à nouer ici de vrais contacts. Il lui faudra biaiser, éviter de montrer trop de curiosité et lui préférer une approche volontairement calme et distanciée. C’est en affichant cette apparente nonchalance, celle du voyageur qui ne se formalise pas plus de la présence constante de la Fiat blanche de la Sigurimi (la direction de la sécurité de l’état) devant ou derrière son propre véhicule que des dos courbés des prisonniers au travail dans les champs, qu’il peut espérer toucher la réalité d’un pays où autorité, peur et paranoïa restent étroitement liées.

Il relate, à travers ses carnets, et avec parcimonie, sans jamais forcer le trait, des scènes ou des rencontres qui permettent de judicieux retours sur la société albanaise en 1987, autrement dit à un moment très particulier de son histoire, deux ans après la mort d’Enver Hoxha et quatre ans avant la chute du communisme. La vie à Tirana, telle qu’il la perçoit dès son arrivée, paraît lente et mécanique, dictée par les impératifs du quotidien et l’omniprésence de la police.

« Partout ce soir, dans les rues du vieux quartier, des bruits de hachette coupant menu des cagettes et quelques planches arrachées on ne sait où. Des enfants s’activent dans l’ombre. Une ville muette parle : elle s’apprête à se chauffer. »

Çà et là, au bord des routes, il note l’avancée lente de groupes de quelques personnes qui marchent sur les bas-côtés, ombres lasses traînant en lisière de nuit et regagnant des localités où les maisons basses se cachent derrière des arbustes. La monotonie paraît de mise. Il observe, cherche des reflets de lumière dans la pénombre, les trouve hors des chemins balisés, dans le regard de ceux qui viennent vers lui en se laissant photographier. Sinon, seuls les endroits plus touristiques, telles les ruines romaines de la cité d’Apollon ou la ville de Durrès au bord de l’Adriatique (où les dignitaires du régime prenaient leurs quartiers d’été), ou encore celle de Krujë, “ville symbole de Scanderberg, qu’Ismaël Kadaré évoque dans Les Tambours de la pluie ” sortent un peu de l’hiver pour ouvrir une part de leur passé aux rares visiteurs.

« Dissimulés sous les arbres, un peu à l’écart du site archéologique de Butrint, le pavillon de chasse d’Ali Pacha, une vieille tour massive. Le vieux lion tarde à revenir des montagnes d’Épire. »

C’est là, à l’extrême sud du pays, à proximité de la frontière grecque, là où Cicéron avait ses habitudes, et un peu plus tard sur le front de mer à Sarandë que G.H. Morin clôt ses balades hors de Tirana. Il en repart avec des esquisses, des croquis, des fragments de proses ciselées, propices à la suggestion.

« La mer bat calmement la jetée de Sarandë. Cette nuit qui tentera une traversée clandestine vers Corfou qui apparaît – disparaît au bon vouloir des éclairs ? »


 Georges-Henri Morin : Carnets oubliés d’un voyage dans le temps, éditions Ab irato.


dimanche 25 janvier 2015

Pas dans le cul aujourd'hui

Celle qui s’exprime ici s’appelle Jana Černá. Elle est la fille de Milena Jesenska, la destinataire des lettres de Kafka. Elle fut, au milieu du siècle dernier, l’une des figures marquantes de l’underground pragois. On la croise parfois (sous le nom de Honza) dans les textes de Bohumil Hrabal et bien sûr dans ceux du philosophe et poète Egon Bondy. C’est à lui qu’elle s’adresse.

« Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal

Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect.

On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère. »

Ce poème écrit en 1948 ouvre le livre. Il résume à peu près ce qu’elle demande à Bondy à travers la longue lettre enflammée qui suit. Si elle le désire de tout son corps, elle n’en demeure pas moins aimantée par sa réflexion philosophique.

« Le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi est lié à ma passion pour ton travail. Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. C’est vraiment difficile : quand je suis au lit avec toi, je peux parler philosophie, et quand on en parle à table, ma chatte peut se tenir au garde-à-vous, car on ne ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre. »

Momentanément éloignée de lui, elle revient sur les moments intenses qu’ils ont partagés, sur ce qui a fonctionné mais aussi sur quelques erreurs qui les ont empêchés d’être totalement (corps et esprit) liés. On y retrouve cette soif de liberté qui l’anime et ce besoin de la partager avec le seul être capable, à ses yeux, de ne pas la lui subtiliser. Sa lettre est simple, spontanée, fougueuse, émouvante. La figure de Bondy la traverse en permanence. Se dessine en filigrane un portrait du philosophe qui réfléchit, doute et travaille tout en parvenant à lâcher prise pour que son corps vibre en même temps que celui de Honza.

« J’ai toujours besoin de savoir que tu partages avec moi ce qui compte, jusqu’à la limite où cela peut se partager, et même un peu au-delà. »

Tous deux ont été extrêmement proches, comme en témoigne le Journal de la fille qui cherche, livre dans lequel Egon Bondy, prenant la plume à la place de Jana Černá, décrivait en 1951 la folle épopée champêtre et sexuelle, avec haltes dans le chœur des chapelles ou au pied des tracteurs, de celle qu’il imaginait alors en train de batifoler avec légèreté au bras des cultivateurs ou des brasseurs vivant dans les faubourgs de Prague. Une traduction un peu différente de cette lettre clôturait d’ailleurs l’édition française de ce texte (paru chez Urdla).

Jana Černá, née Jana Krejcarova en 1928, est décédée dans un accident de la route en 1981 et Egon Bondy, né en 1930, est mort à Bratislava en 2007. Habitué à fumer au lit, il mit une nuit le feu à son pyjama et succomba à ses brûlures.

Jana Černá : Pas dans le cul aujourd’hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions La Contre-Allée.

samedi 17 janvier 2015

La vie privée des mots

Que se disent les mots entre eux ? À quels jeux se prêtent-ils, réunis, accolés, juxtaposés, désunis, rabibochés à leur insu, sur le papier, l'écran ou plus simplement dans le vide, l'air, le vent ? Ont-ils des affinités, des répulsions, des envies de solitudes ou de gangs organisés, des désirs de détournements de sens, de sons, ne serait-ce que pour rendre la monnaie de leur pièce à ceux et celles qui les font parfois jouer de très mauvais rôles ? 

C'est à ces questions, et à bien d'autres, que s'attelle Alain Roussel dans La vie privée des mots. Collectionneur particulier, il s'attarde avec malice sur ce qui se dit dans l'intimité d'une phrase, au hasard d'une rencontre fortuite ou voulue. Avec, à chaque fois, les mots en invités de marque. Les mots et leurs sonorités, leur double sens, leurs facéties, leur corps, leur odeur, leur couleur, leur tendance à forcer l'allitération et leur façon d'influer sur la pensée de ceux qui se servent d'eux sans payer leur dû au silence.

"Les mots du monde s'unissent à notre insu pour créer des phrases qui tournent indéfiniment sur elles-mêmes, comme la terre, le temps et l'espace. Voulant comprendre cette langue étrange de la nature, l'homme invente ses propres mots. Il cherche à travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage où le signe et l'être sont inséparables."

 Graphie et phonétique font ici bon ménage. "Les lettres voyagent aussi d'un mot l'autre, au fil des pages". Tous ces mots, Alain Roussel les repère facilement, les suit, les note, les glisse dans sa collection personnelle. Il se laisse porter par ces grands voyageurs qui, mine de rien, viennent titiller sa mémoire, revisitant à l'occasion quelques scènes sensuelles, tout en modifiant sa  perception de la réalité.


Alain Roussel : La vie privée des mots, éditions La Différence.


Alain Roussel vient de publier Le Labyrinthe du Singe aux éditions Apogée.


samedi 10 janvier 2015

À vous tous je rends la couronne

Il faut parfois peu de pages pour aller à l’essentiel. Témoin ce livre de Catherine Ysmal. Récit bref, serré, tourmenté. Celui qui parle s’appelle Ilya, "l’enfant bizarre, sensible, puis plus tard, le fou, marteau comme on disait, qui accompagnait son père sur des chantiers d’ouvriers yougoslaves". Il se trouve qu’il rentre justement des obsèques du père, bien décidé à dire ce qu’il a sur le cœur. Pour ce faire, il vaut mieux que les bavards, les bruyants, les m’as-tu-lus, les livreurs de pensées fades, les porteurs d’expressions usées et de mots cuits la mettent enfin en veilleuse.

« Taisez-vous fantoches autoritaires, faiseurs de mots, dompteurs crétins, bateleurs impuissants à ramener la cacophonie en chaos véritable. »

Ce qu’il exprime court entre souffrance et délivrance. Il se libère d’un tas de tutelles. Sa parole, longtemps réprimée, sort à l’air libre. Elle ne se dissocie pas plus du corps que de la pensée. Fragile ou violente, elle dit sa colère et son envie de vivre. Son besoin de naître à soi-même et aux autres. Non pas à  la place du père mort mais avec.

« Mon père est mort. Et ce qui brûle n’est pas son corps, mais l’empreinte d’un géant ; cette ombre qui se reflète sur le mur et qui pourrait encore répondre. Je lui demande non pas de disparaître mais de se taire. »

La force de ce récit ne réside pas seulement dans sa concision. Les faits évoqués, leur expansion, la personnalité du narrateur (fragile et remonté) et le rythme soutenu qu’adopte Catherine Ysmal y sont aussi pour beaucoup.

« Le vent, libéré de ses pères, retombe en cendres froides jusqu’à s’abasourdir de silence. »


Catherine Ysmal : À vous tous je rends la couronne, Quidam éditeur.

jeudi 1 janvier 2015

Mauvaises langues

Mauvaises langues – 86 poèmes, "journal de deux années" – le nouveau livre de Paol Keineg, offre une multitude de moments brefs. Ceux-ci sont assemblés ou fragmentés. Ils se frottent, se parlent et suscitent, au fil des saisons, des réflexions qui permettent de sauter du jour au lendemain en donnant toujours un peu plus de nerf, de relief, de sens au temps qui file.

« Faire glisser sa plume
sur les méchancetés du monde -
il faudrait être fou
de ne pas répondre à l’espoir que font naître

les choses sans importance,
avec obligations réciproques
et salut
aux entraves de la langue. »

Paol Keineg reste on ne peut plus attentif à ce qui l’entoure. Il relie fréquemment passé et présent et fait confiance à sa mémoire, (elle se montre tour à tour familiale, linguistique, sensitive, sensuelle ou visuelle) qui travaille en silence et en permanence.

« une simple promenade à bicyclette

me conduit sans hésiter
à la porte d’une vieille femme
qui revient de faire les foins
avec ses chiens.

Comment s’étonner qu’elle réponde
aux questions par des questions
et que sur le pas de la porte elle s’efface
pour faire entrer la mort ? »

Il note ce qu’il vit au quotidien en ne gardant le plus souvent que l’anodin (autrement dit l’essentiel) qu’il rabote et polit. Il vit seul. Dans un village qui fut celui de son enfance. Où il peut aisément dialoguer avec ses disparus. Et marcher dans les éboulis du temps, qui ne s’arrête évidemment jamais, sans pour autant se couper du monde. Il manie l’humour à la perfection. Il le veut bref et inattendu. Il rêve et lit en plusieurs langues. Il passe de l’une à l’autre avec plaisir, conscient que certaines sont plus fragiles (et attaquées) que d’autres. S’endort parfois le soir en Bretagne et se réveille au milieu de la nuit en Amérique, où il a vécu pendant plus de trois décennies. Il veille sur le geai qui niche au fond du jardin. Donne à manger aux pies. S’étonne d’entendre à nouveau le rossignol. Aimerait bien être chien.

« parce qu’un chien
y voit clair
et aboie après les défunts. »

Il plaint les porcs parqués. N’en peut plus de voir ces champs de maïs qui leur sont destinés et qui bouchent (et pompent) bien plus que l’horizon. Il sait la brutalité ambiante. L’appât du gain. La froideur des décideurs. Il écrit "pour faire du simple avec du compliqué". Il s’est doté, pour cela, d’une langue imparable. Elle déjoue les ficelles poétiques. N’entend pas séduire. Elle est âpre et rugueuse. Percutante et efficace. Elle procure à son poème une force rentrée. Elle est tendue telle une flèche. Qui, quand elle part, fait mouche.

« la vraie vie n’existe pas,
l’autre, la pas vraie,
aux soirs d’hirondelles mentales,
suffit. »

 Paol Keineg : Mauvaises langues, éditions Obsidiane.