La légende veut que les Variations Goldberg soient nées de la
demande faite à Jean-Sébastien Bach par le claveciniste Goldberg de lui
écrire plusieurs pièces musicales susceptibles d’aider le mécène
Hermann Karl von Keyserling à s’endormir chaque soir. S’inspirant de
cette histoire, Gabriel Josipovici la transpose pour mettre en scène un
écrivain juif nommé Goldberg chargé d’écrire chaque jour des pages
capables d’amener au sommeil un noble anglais nommé Westfied à qui il lui faudra faire la lecture. Celui-ci,
aussi strict sur la qualité littéraire que sur l’acuité philosophique du
texte lu, le rétribue pour ce très particulier travail de commande.
« Il veut un ton de voix égal mais pas monotone. N’essayez pas de
lire comme si vous vouliez me bercer vers le sommeil, dit-il. Je ne
supporte pas ça. Lisez comme vous le faîtes d’habitude, mais ne vous
laissez pas emporter par ce que vous lisez. »
Gabriel Josipovici marque d’emblée, et posément, les lieux (le manoir
et ses dépendances) et l’époque (l’Angleterre georgienne) où se
déroulent les faits qu’il veut transcrire. Il dresse le portrait de
Wesfield, délivre des repères sur sa généalogie, sa vie de couple et son
présent. Il s’attache parallèlement à cerner la personnalité de
Goldberg, donnant ainsi corps et vie aux deux principaux protagonistes
de son livre. D’autres personnages, proches de l’un ou de l’autre,
prennent également place dans ce territoire un peu retiré du monde où ne
cohabitent que des êtres très cultivés.
« Westfield avait correspondu avec quelques uns des grands écrivains
d’Europe et en avait même rencontré un ou deux, mais leurs relations
avaient toujours été clairement prescrites : il était simplement un des
nombreux admirateurs avec lesquels le grand écrivain correspondait
(...). Mais Goldberg était différent. Il était un homme comme lui, de
chair et de sang. »
Tout semble prêt, les premiers chapitres en attestent, pour que l’on
suive, au fil des pages, une histoire, un roman, une fiction bien
ficelée comme il s’en écrit beaucoup, un peu partout, en toutes saisons.
Penser que ce schéma-là va effectivement se réaliser sous nos yeux
serait cependant mal connaître Josipovici. Le roman, il s’en moque un
peu. Il préfère s’en extraire avec tact, sans brusquerie. Bientôt, c’est
lui, et non plus ceux qu’il a créés, qui s’exprime. Il change d’époque.
Reste ce qu’il est : un écrivain. Mais un écrivain en panne, incapable
de finir son livre parce que sa femme vient de rompre. Sa disponibilité
d’esprit est atteinte. Et son imaginaire reste en rade.
« Le problème était que je ne pouvais penser qu’à mon livre, et
pourtant j’avais perdu l’étincelle qui aurait pu me permettre de
poursuivre. »
Il se trouve que le livre à l’arrêt est celui-là même que nous avons
sous les yeux. Et c’est là que son excitation créatrice exprime sa
joyeuse démesure. S’il garde le fil fragile qu’il a tissé dès le départ
entre les différents chapitres, c’est parce qu’il a du métier. Cela ne
peut le réconforter. Une fracture intérieure, humaine, est venue casser
la belle mécanique littéraire. L’évènement ne peut être balayé d’un
revers de main. Il faut l’intégrer au livre. Réfléchir, exemples à
l’appui, sur cette difficulté d’écrire qui ressemble, en tous points, à
celle qu’éprouve le personnage Goldberg, contraint lui aussi d’inventer
quotidiennement des pages destinées à faire dormir celui qui le paie
pour cela. Josipovici, qui publie ici son troisième livre chez Quidam
(après Moo Pak et Tout passe)
excelle à nouer entre elles des situations, des anecdotes, des
histoires en changeant de narrateur quand bon lui semble et en prenant à
son compte les libertés que lui offre la langue. Il aime bifurquer,
distiller des bribes d’érudition, se référer aux grands textes
fondateurs et créer, dès qu’il le peut, de nouvelles grilles de
lecture.
Gabriel Josipovici : Goldberg : Variations, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.
Gabriel Josipovici : Goldberg : Variations, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.
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