mercredi 27 mai 2015

De peu

On a beau lire Antoine Emaz depuis des années, on n’en reste pas moins étonné à chaque nouvelle parution. Il y a bien sûr ce que l’on retrouve en permanence au fil de l’œuvre (la concision des poèmes, leur tension extrême, l’absence de ponctuation, la relation au corps fatigué, la présence reposante du jardin, la légèreté qu’il espère capter au dehors, par le biais du vent, dans la douceur de l’air) mais aussi ce que l’on découvre parfois avec retard. Ici ce sont, par exemple, ces portraits brefs, esquissés en peu de mots :

« seize ans visage vieux
vite
las »

ou encore :

« visage d’un ami ce soir
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »

De peu reprend des textes parus initialement sous formes de livres d’artistes, de recueils ou de plaquettes, entre 2001 et 2011. Il complète ainsi, sans jamais les recouper, les deux précédentes anthologies, Caisse claire (Points Seuil, 2007) et Sauf (Tarabuste, 2011).

On suit l’auteur au quotidien. Il le sait précaire. Usant. Abonné à la répétition. Le portant inévitablement jusqu’au soir en le vidant de ses forces, ne lui offrant que la nuit pour se refaire, avant de

« reprendre le corps
là où lourd on l’avait laissé
tomber

bien forcé »

Il ne lâche cependant rien. S’il pose, avec la rigueur qu’on lui connaît, ses peurs, ses fatigues, ses doutes sur la page, il prend aussi le temps de s’octroyer ces nécessaires moments de calme et de répit qui l’aident à tenir. Il ne se laisse pas envahir (et pas plus bousculer) par les vents contraires. Il dit simplement ce qui lui paraît évident. Et la fragilité de l’être l’est assurément. Tout comme sa capacité à ramasser en lui assez d’énergie pour y faire face.

« on prend un verre de vin
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »

Ce volume (370 pages) est de temps à autre traversé par les disparitions, en particulier celle de la mère. Sans effusion, sans pathos. Avec des mots simples, presque légers, pour évoquer celle qui « se détache », de son corps et de ses proches.

« celle qui s’en va pèse
sa vie parmi les vies pas plus

pour celui qui regarde
elle embarque une part d’histoire »

La mémoire est, ici comme dans ses précédents ouvrages, une alliée précieuse pour Antoine Emaz. Il ne la sollicite pas vraiment. C’est elle qui s’invite à l’improviste. Déjouant l’oubli. Et réinventant des scènes ou des dialogues qui s’effritent avec le temps.

« bazar de souvenirs
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »

« Manège de mémoire », dit-il quelque part, pris dans un long chassé-croisé, vivant entre fatigue et force retrouvée, avec en permanence, intacte, vibrante, cette scansion unique. Qui est celle d’une voix qui porte loin.

 Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».

lundi 18 mai 2015

Analyser la situation

Avant de mettre les voiles – et cap  sur le grand large –, Pierre Autin-Grenier a tenu, loin de tous, et parfois reclus dans une chambre d’hôpital, à analyser une fois encore la situation. Ce qu’il a détecté ne l’a pas franchement emballé. Il a néanmoins gardé, et fort heureusement, vissé en lui ce regard libre et décalé qui, jusqu’au bout, ne l’aura pas lâché. Il lui a permis de flâner à sa convenance, de saisir le réel en en rabotant les angles les plus tranchants, de se coltiner les dingueries du quotidien en ne se laissant pas plus happé par la sinistrose ambiante que par la surprenante joie de vivre affichée par ceux qui semblent traverser l’existence comme s’il s’agissait d’une vaste partie de plaisir.

« Souvent je me demande comment font les autres pour vivre ainsi dans l’assurance de la réussite et sans cesse arborer ce sourire satisfait qui leur sied si bien et me fait gentiment comprendre que nous ne sommes décidément pas du même monde. »

Les enthousiastes qui le demeurent à tous crins ont tendance à lui donner le bourdon. Il les évite au possible et préfère filer retrouver ceux qui l’aident à maintenir à niveau cette petite dose d’humanité qui a l’air de manquer singulièrement  depuis quelque temps. Il n’y a qu’accoudé au zinc d’un bistrot de quartier qu’on peut espérer voir s’inverser la courbe. Ou en virée sur la D578, entre Lamastre et Arlebosc, lancé à cent à l’heure au volant d’une Ford, philosophant en amateur en compagnie d’un auto-stoppeur muet. Ou encore en se projetant mentalement en Amérique, histoire de zigzaguer sur les trottoirs, du côté de Brooklyn, cornaqué par Nora, une pimbêche de série B, en oubliant, du  coup, la note de gaz qui attend sur la table de la cuisine.

« Nora, grande classe avec désinvolture de félin tout à la fois, m’aurait sans doute vampé comme ça ne peut s’envisager que dans les rêves les plus secrets des chats, c’est ce qu’il me plaît d’imaginer parfois lorsqu’il m’arrive de m’assoupir sous l’effet du whisky. »

La dérision reste son arme secrète. Elle lui sert à s’amuser – et à s’étonner – des impayables mises en scène à l’œuvre dans l’incessant et tourbillonnant bal des imposteurs (l’un d’eux apparaît dans « une performance d’avant-garde », l’un des joyaux du livre, séquence inénarrable qu’il désosse avec malice). Elle l’aide aussi, quand il se l’applique à lui-même, à brosser quelques séries d’auto-portraits goguenards. Il donne ainsi de ses nouvelles. Celles-ci ne sont pas bonnes mais ce n’est pas une raison pour vouloir soutirer des paquets de larmes au lecteur. Cet ultime rendez-vous, il a souhaité, bien au contraire, le placer sous le signe de la complicité. Il y apporte sa verve, sa clairvoyance, son énergie, son air débonnaire, son humour (qui peut être noir : le livre est dédié à son cancer), son esprit rebelle et ce regard acéré, net et précis qui fait de chacun des neufs textes présents un moment de vie grand ouvert sur le monde alentour.

« Confortablement calé à la terrasse du Grand Café comme pape sur son trône je me mets en devoir d’examiner plus à fond la situation et, faisant signe au garçon pour une nouvelle consommation, commence à m’interroger sur ce qui a bien pu me pousser à l’écriture de la même façon qu’on tombe à l’eau sans savoir nager. »


 Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.

dimanche 10 mai 2015

Vie de Milena

Jana Černá a onze ans quand sa mère, Milena Jesenská, fut arrêtée par la Gestapo à Prague et seize quand celle-ci meurt, le 17 mai 1944, au camp de concentration de Ravensbrük. Ce n’est qu’en 1967 qu’elle décide de lui consacrer un livre. Elle l’imagine le plus précis possible et ne l’entreprend qu’après avoir recueilli de nombreux témoignages. Elle entend y ajouter ses propres souvenirs tout en montrant la place importante que tenait sur la scène intellectuelle tchécoslovaque celle qui est évidemment bien plus que la destinataire des lettres de Kafka.

Elle remonte le fil chronologique de sa vie, partant de la naissance à Prague en 1896, pour suivre un parcours marqué dès l’enfance par la peur.

« Autant qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais entendu Milena raconter une seule de ces histoires heureuses que sont généralement les souvenirs d’enfance. Tout ce qu’elle me livrait sur cette époque de sa vie avait sa part de laideur, de méchanceté, de tristesse ou de gêne, la plupart du temps tout cela à la fois. »

Milena s’immerge très tôt dans les études, parvenant peu à peu à aiguiser sa pensée en confrontant ses réflexions à celles des autres. Les rencontres et discussions ont lieu au café Arco. C’est là qu’elle fait la connaissance de celui qui deviendra son premier mari, Ernst Polak avec lequel il lui faudra s’exiler à Vienne (sur l’injonction du père – qui ne tolère ni allemand ni juif dans son entourage).

Là-bas, c’est Milena qui subvient aux besoins du couple. Elle donne des cours privés, écrit des articles, traduit des textes, se fait porteuse de valises à la gare. C’est dans la capitale autrichienne qu’intervient la rencontre avec Kafka.

« Leur liaison ne commence pas avec cette rencontre, mais plutôt par la traduction que Milena entreprend des nouvelles de Kafka. Ce travail sert de point de départ à un échange de lettres, connu de nos jours sous le titre de Lettres à Milena. »

Jana Černá consacre plusieurs pages à cet amour bref mais essentiel pour l’un comme pour l’autre. Tous deux ont de nombreux points communs, à commencer par les rapports plus que tendus qu’ils entretiennent avec leur père respectif. Leur dialogue, par lettres ou articles interposés, est intense. Cela n’empêche pas les petites déceptions, puis les vrais obstacles qui provoqueront la rupture.

Après la mort de Kafka, en 1924, au sanatorium de Kierling, près de Vienne, Milena remet, selon les vœux du défunt, les carnets qu’il lui avait confiés à Max Brod. Elle continue à le traduire et retourne vivre à Prague où elle s’investit beaucoup. Elle travaille sans relâche. Elle est généreuse et exigeante, rebelle et combative. Ses articles sont lus et appréciés. Elle se remarie avec l’architecte Jaromir Krejcar. De leur union naîtra, en 1928, .Jana Černá

« Elle écrit, elle traduit à tour de bras. Elle dira plus tard que, pour la première et la dernière fois de sa vie, elle a connu à ce moment-là un bonheur total. »

Bonheur contrarié par un accident de ski (jambe cassée) puis par de longs mois d’hôpital et enfin par un accouchement difficile. C’est à cette période qu’elle devient toxicomane, s’adonnant à la morphine. Elle ne se décidera à suivre une cure de désintoxication qu’en 1938, année de l’Anschluss, consciente qu’elle aura besoin de toutes ses forces pour affronter les années qui s’annoncent.

Ces années noires débutent à Prague le 15 mars 1939, quand Hitler envahit la Tchécoslovaquie. Milena est dans le viseur. Elle résiste, croit quelque temps que sa notoriété lui permettra d’être épargnée, et est finalement arrêtée et déportée. La suite (vie et mort à Ravensbrük) est connue grâce au témoignage de Margarete Buber-Neumann qui fut son amie au camp et qui lui a consacré une remarquable biographie.

Jana Černá, que sa mère et ses proches ( Egon Bondy, Bohumil Hrabal et bien d’autres) appelaient Honza, offre aux lecteurs un document passionnant, extrêmement fouillé et sensible. Elle le ponctue de confidences, de témoignages, d’anecdotes, d’éléments rares, issus de la chronique familiale, de lettres et d’extraits d’articles signés la plupart du temps par Milena elle-même.


 Jana  Černá : Vie de Milena, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions La Contre-allée.


samedi 2 mai 2015

Jean Rustin, la vie échouée

Les hommes, femmes et enfants que le peintre Jean Rustin (1928-2013) donne à voir nous regardent tout autant que nous les regardons. Leurs yeux ne cillent pas. Ils nous observent. Ils sont grands ouverts, presque lavés, dégageant une certaine innocence.

« Leurs yeux n’attendent aucune pitié, sont baignés d’une lumière dans laquelle nous voyons comment nous considérer, lumière qui éclaire les gouffres. »

Ils sont immobiles et désœuvrés, debout ou assis dans un lieu précaire, ou allongés sur un lit de fortune, ou encore couchés sur le sol. Les hommes ont souvent le sexe à la main. Chez eux, la pudeur n’a plus cours. Ils se masturbent pour tenter de remuer un corps replié sur lui-même tout en apaisant un psychisme que l’on sent défaillant.

« Des corps se défont, nous montrent leur enfermement, dans une solitude masturbatoire, à même le sol, dans des pièces insalubres.
Nous assistons au viol de nos yeux »

Il n’y a ici nul soupçon d’érotisme mais la mise à nu d’une réalité violente qui anéantit, en premier lieu, les laissés pour compte, les aliénés, les internés auxquels Jean Rustin apporte une part d’humanité. Il nous demande d’être attentifs, un instant, à ceux-là même qui nous ressemblent tant. Ce faisant, il en déstabilise forcément plus d’un.

« Retranchés dans le mutisme et ces chambres nues, ils n’attendent et ne demandent rien. Ces regards, tournés vers nous, soldent leur compte et, devant nous, la vie vient au rapport ».

Trouver les mots justes pour exprimer de façon concrète ce que nous transmettent ces visages, ces corps, et y inclure ce que l’on ressent dès que l’on s’immerge dans l’univers du peintre, n’est pas chose évidente. Seul un poète secret, concis et efficace, un adepte de « la pratique de l’effacement », comme sait l’être Michel Bourçon, pouvait y parvenir. L’auteur de (entre autres livres) Les rues pluvieuses n’iront pas au ciel (Les carnets du dessert de lune, 2014) est, comme à son habitude, posé et totalement disponible. Il écrit avec tact et sobriété. Il offre un livre sensible, tendu, tenu, empreint d’une grande bonté.

Michel Bourçon : Jean Rustin, la vie échouée, éditions La tête à l’envers.


vendredi 24 avril 2015

Bleu éperdument

Onze récits. Et autant de portraits de femmes qui se ressemblent. Toutes vivent à Los Angeles ou aux alentours. Elles flirtent avec la quarantaine. Habitent dans des appartements situés dans les quartiers pauvres. S’invitent parfois chez les riches, le temps d’un vernissage ou d’une soirée dans un bar branché. S’offrent à l’occasion un séjour à Hawaï. Rêvent alors au bleu du ciel et à des jours meilleurs, capables d’absorber le trop-plein de leurs années de galère. C’est qu’elles ont déjà accumulé un très lourd fardeau. Un passif qui pèse. Et qui devient de plus en plus difficile à porter. Pour leur corps, leurs nerfs, leur tête.

« Elle s’enferme dans les toilettes des femmes et tire quatre lignes de cocaïne, elle agit vite et réitère l’opération. Le bistrot tient du boui-boui. La nappe en plastique est sale. Le ventilateur hors service. Les vitres maculées de traces de doigts. Elle devrait, se dit-elle, garder le fil de sa consommation de coke. »

Elles sont seules. Elles naviguent sur le fil du rasoir. Elles ont presque toutes un enfant à charge. Elles lisent et écrivent de la poésie, animent des ateliers d’écriture, restent sous la menace d’addictions diverses, pointent aux Alcooliques Anonymes et se battent jour après jour pour ne pas replonger. Il suffit d’un verre pour annihiler, en une seconde, la lutte menée pendant des mois d’abstinence et éprouver à nouveau la honte, la douleur de n’avoir pas pu tenir. La présence des hommes ne leur facilite pas la tâche. D’autant que ceux que le hasard des rencontres placent sur leur chemin s’avèrent peu fréquentables.

« Nous sommes une espèce réfugiée à qui même la symétrie ordinaire fait défaut. Nous sommes mutilés. Rien ne renaît de ses cendres. Cette terre, c’est l’enfer. »

Avec son style implacable, ses phrases nettes, tranchantes, ses éclats colorés, sa façon de brosser des séries de portraits brefs, d’improviser de fréquents retours en arrière en multipliant les scènes très visuelles, presque cinématographiques, Kate Braverman nous plonge dans une réalité qu’elle connaît bien. Le rythme qu’elle impulse à ses récits est intense. Tous les sens sont sollicités. Il y a chez elle un lyrisme retenu qui amène le lecteur au centre d’un univers à la dureté palpable et lumineuse, sans le moindre pathos. Sa langue monte en puissance au fil de la narration, créant de beaux (et cruels) télescopages entre les espoirs et les désillusions, entre la nécessité de tenir debout et le quotidien douloureux vécu par chacune de ces femmes, entre l’apparence qu’elles se donnent en société et la fracture intérieure qu’elles essaient d’endormir du mieux possible.

« Mes amies sont avec moi en permanence, elles luisent dans le noir, rouges, inhérentes à mon horizon intime. Elles m’aident à voguer sur les flots pernicieux et obscurs qui animent toute chose. Elles font office de cierges ou d’incantations visuelles. Elles tempèrent le néant miné jusqu’à la gueule, tous les crocs dehors. »

 Kate Braverman : Bleu éperdument, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, Quidam éditeur.