dimanche 6 juin 2021

Pour saluer Matthieu Messagier

" j'écoute les bruits du Monde

les plus beaux

le plus laids


et je regarde mon Boulou dormir

sur la couverture de Mamine

et tous ces jours que je déplie

pour lui

qui est d'avant ces bruits

et qui m'apprend à le devenir."


                              Matthieu Messagier, Les Chants Tenses, Flammarion, 1996

Matthieu Messagier est décédé le 1er juin à l'hôpital de Trévenans (Territoire de Belfort). C'est avec lui que débuta l'aventure Wigwam. Il répondit à ma demande de texte en m'expédiant Le Soliflore désordonné, premier titre de la collection. J'appréciais tout autant l'homme que le poète, né en juillet 1949 à Colombier-Fontaine dans le Doubs. C'est là, tout à côté, sur la commune de Lougres, qu'il était revenu vivre après avoir quitté Paris où il avait créé Electric Press avec Michel Bulteau.

Je ne suis pas prêt d'oublier la journée passée chez lui, en son pays de Trêlles, avec Louis Ucciani (revue Luvah) et Philippe Marchal (revue Travers), journée qui se termina par une visite au moulin pour saluer ses parents, le peintre Jean Messagier qui s'embarquait le lendemain pour un vernissage à Bruxelles et l'artiste céramiste Marcelle Bauman qui, écouteurs sur les oreilles, vibrait aux sons d'un groupe punk originaire de New-York. Le chien Boulou était là, qui ouvrait la route au fauteuil électrique de Matthieu (souffrant depuis longtemps de cette myopathie évolutive qui a fini par l'emporter) qui descendait la pente humide à l'abri sous un grand parapluie. Derrière nous, un jars, particulièrement remonté contre les animateurs de revues, criait et cherchait à nous pincer les mollets.

 Tristesse et souvenirs se mêlent aujourd'hui pour évoquer un poète qui aura mener sa barque de belle manière. Il naviguait contre les vents contraires et s'adonnait pleinement à l'écriture, sans relâche, et depuis l'enfance. Sa bibliographie est impressionnante. Elle débuta avec Le Manifeste électrique aux paupières de jupe, livre collectif (Le Soleil Noir, 1971) où l'on découvrait à ses côtés Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot, Jacques Perry et quelques autres, dont Jean-Pierre Cretin, avec qui il rédigea, chapitre après chapitre, en marchant, il y a plus de cinquante ans, dans les rues de Paris, One Kiss, un texte initialement destiné à la série noire de Marcel Duhamel et qui se transforma tout naturellement, porté par l'imagination débordante des deux rédacteurs, en « roman policier poétique ». Le livre vient tout juste de paraître aux éditions Médiapop


 "L'heure de mille ans

L'heure d'une seconde,

Pareil.

Il faut la rendre."

 

Le site dédié à Matthieu Messagier se trouve ici.

Photo : Matthieu Messagier et son chien Boulou.

 

 

 

 

mercredi 2 juin 2021

Offshore

Aude, la femme qui s’exprime ici, est kiné le jour et guérisseuse (nganga) la nuit. Elle doit son initiation à Mousango, nganga camerounais installé à Lagos. C’est lui qui s’était auparavant occupé, sans succès, de Ralph, l’homme qu’elle aimait et qui a été assassiné dans le Delta du Niger par des pirates « blindés contre la morsure des balles » et dopés à l’acide de batterie et à l’ogogono coupé de méthanol. Des attaquants féroces qui ne laissèrent aucune chance à l’aventurier dont le métier était de sonder les réserves de pétrole des fonds marins.

« Offshore, il était chez lui. Cerné de flots inconnus et mouvants, pillant des richesses longuement accumulées et aussi bien conservées que les reliquaires d’or des monastères de l’Occident, il était baigné dans une civilisation parallèle dont la mer était le vrai centre et les terres la périphérie. »

Dotée de ses nouveaux pouvoirs, qui lui font deviner l’envers des choses et qui l’aident à entrevoir Ralph au gré de ses visions nocturnes, elle entreprend une sorte de parcours initiatique en suivant les traces laissées par l’absent. Elle le retrouve en différents endroits du monde. D’abord en Islande, où la figure de celui qui était un lecteur assidu des sagas locales se confond parfois avec celle d’un poète qui a vécu sur l’île dix siècles plus tôt. Ensuite, chez lui, au Havre où son balcon offrait une vue imparable sur le front de mer, le port et les oléoducs. Et, enfin, au Nigeria où eut lieu son ultime mission.

« Ralph s’éloigna plus encore vers la périphérie de la vie ordinaire en rejoignant Port Harcourt, sa liberté et ses dangers, aux avant-postes de la recherche de nouveaux gisements. C’était une ville que désertaient les derniers blancs, une ville où couvait et explosait la violence, une dystopie inquiétante dans l’écrin labyrinthique et vénéneux de son fleuve qui recouvre l’or noir du Delta ».

C’est dans ces contrées dangereuses, où les réservoirs de pétrole attisent les convoitises et les luttes pour rester – ou devenir – maîtres du territoire, qu’il échoue, en première ligne face à des pirates escortés par une ribambelle d’esprits, « chassés de l’eau et des forêts par les fuites de pétrole et les flammes des torchères ».

Son séjour chez Mousango, à Lagos, a radicalement changé le regard de la narratrice. Elle a découvert un autre monde, un univers parallèle aux savoirs occultes où fétiches et rituels sont de précieux alliés et au sein duquel les disparus peuvent donner de leurs nouvelles. Cela lui permet désormais de réparer bien plus que des corps. Son initiation lui a également permis de guérir.

« J’étais très malade. J’avais du pétrole dans le ventre. Il fallait me traiter. On a enterré mon fétiche dans la forêt. J’ai avalé de l’eboga et j’ai vomi le pétrole. J’ai fait de longs voyages dans l’Afrique primordiale et dans l’Islande du temps de la colonisation viking. J’ai avalé un plat rituel qui a fait dans mon ventre un beau marigot sans souillure de pétrole. J’ai gobé tout rond un alevin de silure. »

Céline Servais-Picord invite le lecteur à la suivre dans un périple haletant. Elle saute allègrement les frontières et les époques. La fluidité de son écriture (qui l’est d’autant plus qu’elle n’hésite pas à s’affranchir des virgules lorsqu’il y a de longues énumérations), sa connaissance des différents sujets (cela va des puits offshore aux sagas islandaises en passant par le savoir-faire ancestral des guérisseurs africains) et la construction souple (en chapitres brefs et toniques) de son roman font d’Offshore un livre étonnant et passionnant.

Céline Servais-Picord : Offshore, Le Nouvel Attila.

 

vendredi 21 mai 2021

L'écart qui existe

Olivier Vossot – dont c’est ici le deuxième livre – s’adresse, en partie, à son grand-père mort. Il lui parle du temps qui s’est écoulé depuis qu’il n’est plus là, d’un présent qu’il aborde délicatement et de certaines scènes douloureuses, survenues pendant l’enfance, qui restent à jamais imprimées en lui. Elles sont liées à la maladie de l’alcool dont souffrait le père ("il" ou "lui" dans les poèmes) à qui le livre est également dédié.

« Ce que nous attendions, elle et moi
n’était pas que l’alcool lui passe,
ni que le silence, la nuit épaisse,
enfin, se jette sur nous
avec son mufle usé, sali.
C’était un autre silence,
un autre temps, l’écart qui existe entre durer et tenir. »

Pas de ressassement chez Olivier Vossot mais un choix devenu vital : acquérir cette écriture claire, fragile comme peut l’être le verre, qu’il manie parfaitement, où chaque mot pèse, pour affronter les réminiscences du passé en gardant assez de distance émotionnelle pour ne pas s’y brûler. C’est un long cheminement au cours duquel il parvient à trouver un point d’équilibre pour que les images écornées de l’enfance s’inscrivent dans son histoire intime sans le déstabiliser. Cela passe par la poésie, par le recours au grand-père (qu’il tutoie) et par l’attention portée aux instants qui peuvent réconforter.

« Quel corps est le tien maintenant,
au-delà du bruissement d’épines,
du silence de n’être plus que soi ?
Nous vieillissons
avant d’être un cœur d’enfant qu’on soulève.
Souvent tu me tiens dans tes bras,
je ne pèse pas lourd de vie. »

Il y a chez Olivier Vossot une réelle faculté à entremêler les époques. Cela donne de la visibilité au fil ténu qui relie les générations entre elles. Il dit, discrètement, avec sa voix ô combien personnelle, concise et efficace, ce que les uns doivent aux autres. Ce qui, venant du passé, peut apporter un plus ou devenir obstacle.

« Le passé ne vieillit pas.
À huit ans j’ai su que j’avais peur de lui, de son mal-être.
Chaque verre l’arrachait au même noyau de silence,
les ans l’en éloignaient comme d’un fantôme,
d’une enfance.
Le regard est un long regret.
Nous portons le fardeau d’un passé sans naissance.
Lui consentait à sa destruction
comme si vraiment il savait
où nous allons. »

Il n’est pas évident de s’exprimer ainsi. D’aller gratter là où ça fait mal. Mais il arrive, comme c’est ici le cas, qu’il n’y ait pas d’autre alternative.

 Olivier Vossot : L’écart qui existe, préface de Albane Gellé, couverture de Pascaline Boura, éditions Les Carnets du Dessert de Lune.

 

jeudi 13 mai 2021

L'air du soir

Ce n’est pas seulement de fin de vie dont il est ici question mais aussi du quotidien de celles (ce sont en effet la plupart du temps des femmes) qui accompagnent les personnes âgées dans leurs derniers mois, dernières semaines, derniers jours. Pendant vingt ans, de 1988 à 2008, Dominique Picard a dirigé à Paris une association venant en aide à ceux qui, malgré le grand âge, souhaitent terminer leur vie (ou tout au moins rester le plus longtemps possible) chez eux. Elle évoque les différents obstacles qu’il faut surmonter pour que cela se passe au mieux et met en lumière le travail invisible, ingrat, harassant et déstabilisant des intervenants à domicile.

« Ces appartements vétustes sentent la pharmacie et la poussière, de grands salons, mais des cuisines et des salles de bain exiguës, des équipements fissurés, qui favorisent des écoulements. Des fauteuils et des divans, on voit les péniches sur la Seine, la Tour Eiffel ou le dôme de l’Hôtel des Invalides. »

Il y a l’ancien juge, la photographe, le conseiller d’état, l’antiquaire, le retraité de Gaz de France, le peintre, la morphinomane, celle qui fut miss Allier, celui qui connaissait Jean Guitton, bien d’autres qui égrènent quelques souvenirs de leur vie d’antan ou qui ne s’en rappellent tout simplement plus. Il y a les doux, les odieux, les racistes, les amoureux, les irascibles, les élégants raffinés, les petits bourgeois autoritaires et près d’eux, dans leur appartement de gens plutôt aisés, les salariés de l’association qui passent des heures, jour et nuit, au chevet de ces êtres en bout de course.

« J’explique le métier, les aides à domicile, des femmes, près de deux cents maintenant venues d’Afrique : Cameroun, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Togo, Maroc, Algérie, Tunisie mais aussi de Colombie, d’Iran, du Liban, de Roumanie, de Pologne, plusieurs, parfois, chez une même personne, la guerre entre elles quand la mort est là avec les esprits mal intentionnés qui viennent perturber les vivants, et les sorts. Dans mon bureau, on raconte ces dieux qui font souffrir, on pleure, j’écoute. Les décès, sept, huit, tous les mois. »

Outre l’immersion au sein de l’association, l’organisation mise en place, l’appui psychologique, l’investissement humain que nécessite ce travail de l’ombre et les frottements des différentes cultures – qui appréhendent la mort différemment –, la force du livre de Dominique Picard réside dans la parole donnée aux femmes qui assistent ces vieilles personnes, les voyant s’’étioler, s’éteindre et les accompagnant jusqu’au bout.

Kayi
« Même si ce n’est pas la même culture, ni la même langue, on parle le même langage humain. On ne voit pas la couleur des yeux ni celle de la peau, on ressent. »

Nadia
« L’accompagnement, c’est une qualité de présence, ce qui fait la différence. On travaille dans une dynamique de mort mentale, ça devient une politique de récession, donc de mort. Il faut faire connaître notre métier et qu’il soit mieux payé. »

Jasmine
« Je ne fais plus cas au racisme, j’ai dépassé ce stade. J’aimais ses sourires qu’il me donnait sans se forcer. Il disait "nègre" et à Bichat, il n’a eu que ça. »

Sadia
« Les bourgeois, ils n’ont pas d’affection, ils n’ont pas le temps. »

Nicole
« Je l’aide et elle me répare. »

Asmaa
« La mort on y va tous, c’est comme un chat qu’on caresse, il faut l’apprivoiser. »

Ces dizaines de témoignages, qui croisent le fil narratif adopté par Dominique Picard, – à travers lequel elle donne du mouvement, de la vie et parfois même de la légèreté à un sujet pour le moins délicat – ouvrent de précieux espaces à la réflexion. On entre, concrètement, dans un monde peu connu en suivant celles et ceux qui nous parlent avec simplicité de leur travail près de ces êtres arrivés au soir de leur vie.

 Dominique Picard : L'air du soir, éditions Le Bel été.

mardi 4 mai 2021

Quel tissus se déchire ?

James Sacré a déjà consacré deux recueils de poèmes à la mémoire de son père décédé qui revient, périodiquement, lui rendre visite. À ces deux ensembles, qui sont ici repris, s’en ajoute un troisième, inédit, où celui qui est parti il y a maintenant une bonne vingtaine d’années réapparaît à nouveau, la plupart du temps lors d’un déplacement du poète. Celui-ci est souvent seul, dans un train ou dans une chambre d’hôtel, ou arpentant les rues d’une ville qu’il connaît peu ou pas du tout, en France ou au Maroc, en Italie, aux États-Unis (où il a longtemps vécu) et tout à coup le père est là, un peu de sa présence arrive, à cause d’un visage qui lui ressemble, d’un geste qui lui était familier, d’un paysan taciturne qui travaille sa terre comme il le faisait naguère, ou à cause d’un paysage qu’il n’aura jamais vu mais qui lui aurait sans doute plu.

« Isolina, quatre-vingt-quinze ans,
Elle continue des gestes que tu as faits
Jusqu’à cette foutue hospitalisation, toi aussi
Joignant les quatre-vingt-dix ans.
La voilà marchant dans la raise de terre noire
À la main une pomme de terre qu’elle y va mettre
Un seau tenu par l’autre. Chez nous
C’était des baquets, toi qui les fabriquais parfois. »

Le père – ou sa figure – vient aussi quand quelqu’un qui lui était proche part le rejoindre. Ce peut être le voisin Gustave, l’oncle Ernest, la mère bien sûr (« ce matin maman s’en est allée »), d’autres de la famille ou de la contrée qui, le temps d’un poème, nimbent d’un peu de nostalgie un présent qui s’écrira désormais sans eux.

« Autant de prénoms qui ne sont plus que des mots, c’est comme
À l’oreille de mon souvenir qui n’entend plus très bien
La musique d’un village qui n’existe plus. »

Partout où il va, James Sacré peut, subrepticement, susciter la présence de son père et s’il parvient à le saisir ainsi, par bribes, réussissant au fil des poèmes, qui couvrent deux décennies, à dresser son portrait, c’est parce qu’il a constamment l’esprit en alerte. Ce faisant, il offre une belle existence posthume à celui qui est à l’origine de la sienne.

« Plusieurs fois durant ce voyage au fin fond de l’Italie
Des gestes de toi me sont revenus.
C’est à cause de cartouches vides trouvées en divers endroits
Des cartouches à tige en plastique alors que les tiennes étaient en carton
Mais quelque chose de semblable dans leurs couleurs
Et j’imagine que ces chasseurs des Pouilles, peut-être aussi paysans
Dans la contrée de pierre et d’oliviers qu’est la région,
Avaient comme toi préparé (mesurer la dosette de poudre, choisir un calibre de plomb)
Préparé leurs cartouches sur la table de la cuisine après un repas du soir. »

Il tient, sans le vouloir, une sorte de carnet de route où, apparaît, en creux, un autre portrait : le sien, celui d’un homme qui n’a de cesse de découvrir, de rencontrer, d’écouter les autres, de sentir à leur contact vibrer des fragments de son histoire. L’ensemble, très ample, est évidemment soutenue par l’écriture de James Sacré, sa précision, sa subtilité, ses sinuosités qui emportent, ses questionnements (que l’on retrouve dans le titre comme dans de nombreux autres poèmes qui se terminent par un point d’interrogation) et son attention aux paysages qu’il décrit, tel un peintre, avec justesse, en quelques traits, quelques vers concrets que le lecteur visualise aisément.

 James Sacré : Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste.

 

James Sacré s’associe régulièrement avec des peintres pour concevoir des livres à quatre mains. Celui qu’il vient de réaliser avec Raphaël Segura a pour titre Les arbres aussi sont du silence. L’ouvrage, très réussi, contient de nombreuses encres de chine qui font naître plusieurs suites de poèmes.

« Un jour quelqu’un dessine des troncs et branches d’arbres nus. À cause peut-être d’une rencontre avec de vrais arbres. Mais rencontre aussi avec un papier fait à partir de l’écorce d’une variété de mûriers cultivée à Madagascar.
Puis rencontre avec des poèmes : les dessins font penser et rêver, donnent des mots qui en appellent d’autres. »

James Sacré / Raphaël Segura : Les arbres sont aussi du silence, éditions Voix d'encre.