samedi 22 janvier 2022

Scènes de la vie cachée en Amérique

Qu’il roule en direction des Appalaches, « las jusqu’à l’exaspération du commerce des idées », ou qu’il fasse halte à Black Mountain, curieux de voir où avaient vécu Stefan Wolpe, Charles Olson, Robert Duncan, ou qu’il se retrouve, pendant quelques mois, « dans une roulotte délabrée au bord d’une route passante » au Nouveau Mexique, Paol Keineg, en revisitant des scènes (il y en a en tout 96) de sa vie passée en Amérique, évoque des moments qui se sont imprimés dans sa mémoire mais dont il sait qu’ils ne sont probablement pas tout à fait fidèles à la réalité d’alors.

« Personne n’aurait pu soupçonner l’ampleur de mon orgueil quand j’ai débarqué à JFK. Je venais de quitter des lieux saints pour les vérités pratiques.

Tout au long de la route qui mène de New York à San Francisco, je me suis défait de mon âme à coups de cartes postales. »

Il a vécu trente-cinq ans outre-Atlantique et les tableaux concis, composés de brefs paragraphes, qui se succèdent ici n’ont rien à voir avec une confession autobiographique. Chez lui, la discrétion reste de mise, la pudeur également. L’ombre lui convient. La narration doit être contenue. La langue, ciselée, va à l’essentiel. C’est celle d’un poète qui doute mais qui n’en reste pas moins l’un des plus inventifs, et ce depuis quelques décennies déjà, sa capacité à creuser toujours un peu plus pour trouver les mots justes et parfaire leur force de percussion se confirmant de livre en livre, celui-ci étant sans doute à considérer comme un jalon important dans son parcours.

« Curieusement, tout en les frappant d’inutilité, on attend encore des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes. Eux et elles, quand ils n’ont pas d’emploi, en sont réduits à arpenter les grèves à la recherche de quoi manger.

Les marées du Maine sont parmi les plus fortes du monde, et l’amie du poète, poète elle-même, une cuiller à palourdes à la main, n’arrêtera pas de discuter pied à pied étymologie et rapports de force, parce qu’il faut penser à ce qu’on va manger ce soir. »

Paol Keineg apparaît rarement seul dans ces séquences. Souvent, une femme (« elle, toujours elle, et ce n’est jamais la même ») l’accompagne. Sa présence le réconforte ou le préoccupe. Elle l’incite à la discussion (il en retranscrit des bribes), au partage, à l’accord ou au désaccord, à l’opportunité d’ouvrir, en tel ou tel endroit ou circonstances, des dialogues plutôt fructueux. Parmi ces femmes, il y a celle dont la voix s’est tue.

« Alors s’élevait la voix de celle qui s’était tue et qui pensait que la poésie sauve. Dans l’étuve du bar en hiver, elle m’apparaît aujourd’hui sous les traits de l’Éternité. Un visage ciselé, une voix douce, des ongles peints de toutes les couleurs, ses ancêtres embarqués de force sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest lui parlaient en rêve. Elle en faisait des divagations poétiques qui réparaient.

Parce qu’elle était si belle, même si mes convictions ne valaient pas cher, elle prenait toujours le dessus »

« Un jour j’écrirai sur ma vie en Amérique », notait-il, en décembre 2005, dans l’un des fragments (alors inédits) qui ouvraient l’anthologie Les trucs sont démolis (poèmes 1967-2005). Ce jour aura mis du temps à venir. Il lui fallait laisser travailler sa mémoire, qu’elle réactive des scènes sensibles, qu’elle les circonscrive au millimètre près, qu’elle redonne vie à des instants marquants, à leur brièveté et à leur extrême tonicité. Il a dû, pour ce faire, fouiller dans son passé, se revoir ailleurs en plus jeune, manipuler un maximum de clefs, trouver les serrures adéquates et ouvrir les bonnes portes. Ces Scènes de la vie cachée en Amérique résultent d’un lent et minutieux cheminement. Elles dessinent en zigzags l’itinéraire d’un homme, d’un poète qui, parti mener sa barque en pays lointain, revient sur des épisodes de son séjour là-bas.

« Une femme du vingtième siècle se tient près de moi, alors que nous nous tenons sur le bord du vingt-et-unième, qui ne vaudra pas mieux que le vingtième.

Elle m’entraîne par le bras vers un restaurant très bas de plafond où quand on presse un ours en plastique il en coule du miel. »

Comme toujours, Keineg manie à la perfection les ciseaux de sa prose. Celle-ci, rudement bien affûtée, en prise avec l’acuité de son regard, fragmente chaque tableau en le calant en un moment précis, dans un décor qui l’est tout autant. Lucide et secret, il exécute volontiers un pas de côté quand il sent que le voile risque de trop se lever. Il effleure, suggère, questionne. Et fait en sorte que la vie cachée le reste, tout au moins en partie, et c’est très bien ainsi.

Paol Keineg : Scènes de la vie cachée en Amérique, illustration de couverture : peinture de Nicolas Fedorenko, éditions Les Hauts-Fonds.

jeudi 13 janvier 2022

Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre

Il y a des poètes qui réclament leur part de lumière – ils sont rares et tant mieux car on ne voit souvent qu’eux – tandis que d’autres, bien plus nombreux, préfèrent l’ombre, le silence, la discrétion. Jean-Claude Barbé (1944-2017) était de ceux-là.

Il commence à écrire à l’adolescence, lit beaucoup, va de Victor Hugo à Lautréamont ou d’Emily Dickinson à Joyce Mansour, se lie avec André Breton dès 1960 et éprouve, très vite, le besoin de se consacrer sans compter à l’écriture, d’abord pour mettre noir sur blanc ce qui naît de son imagination en effervescence mais aussi pour le plaisir d’être porté, par l’acte créateur, dans un monde beaucoup plus riche que celui, plutôt terre à terre, dans lequel il vit.

« Je vous écris de Nulle part région mystérieuse
quoique située entre le Ciel et l’Enfer
Nulle part dont aucun atlas ne fait mention
Nulle part où je séjourne en attendant la suite des événements »

S’il interroge le présent, c’est pour mieux le transcender. Ainsi remarque-t-il ce que personne, autour de lui, ne semble voir. Il lui arrive d’apercevoir la tête d’une girafe qui sort du haut d’une cheminée. Et de croiser un chimpanzé au volant d’une berline ou de surprendre un poisson volant au-dessus des toits. Ou de se rendre compte, en se retournant, que toutes les maisons devant lesquelles il vient de passer se sont mises en route et le suivent tels des chiens perdus qui ont trouvé un maître pour les guider.

« Un clown en pyjama saute par la fenêtre
Pour rejoindre son ombre ou son reflet dans l’eau
Si la barque s’enfonce il touchera peut-être
Aux mondes mystérieux qu’il voyait les yeux clos »

Régulièrement, l’inconnu le visite. Jean-Claude Barbé l’accueille à bras ouverts. Il lui donne ses mots en partage, le nourrit d’images inventives, étonnantes, malicieuses, lui offre un bestiaire à sa mesure, en profite pour visiter, lui aussi, d’autres territoires, cachés et virtuels, qui se déploient dans ces poèmes au long cours qu’il affectionne. C’est avec eux qu’il s’évade en embarquant dans ses esquifs de papier les lecteurs qu’il a choisis d’inviter à bord. Il appréciait les petites tablées et privilégiait les publications à tirages limités, qu’il diffusait à sa main, dans son entourage immédiat.

« Dans un exceptionnel mélange de timidité et d’audace poétique, Jean-Claude Barbé s’est tenu à la lisière de l’inconnu et, du même coup, à celle de la non-reconnaissance », note très justement Pierre Vandrepote dans sa belle préface, celle-ci nous aidant à découvrir un peu mieux cet homme secret, qui le sera resté jusqu’au bout, occupé à construire, dans l’ombre, une œuvre qui a toujours su garder sa capacité d’émerveillement et qui, tout en étant attaché aux formes fixes, évolua au fil des années, loin des regards. Seuls quelques poèmes ont vu le jour dans les revues surréalistes La Brèche et L’archibras.

« Qu’il ne reste de nos écrits qu’un tourbillon
D’images plus ou moins jaunies par la saison
Notre automne s’allonge et l’hiver impatient
Se résigne à nourrir ses neiges de fourrage. »

Ce « tourbillon d’images », qui emporte le lecteur, ne s’arrête jamais. Il est présent dans tous les poèmes réunis dans cet imposant volume qui comprend, en annexe, les lettres qu’André Breton adressa au jeune Barbé.

« Je me demande et tous les amis se demandent ce que tu peux bien faire à Boulogne même sur mer avec une sorte de cartable sous le bras. » (Lettre du 16 mars 1960)

 Jean-Claude Barbé : Bientôt l’éternité m’empêchera de vivre, préface de Pierre Vandrepote, avec la correspondance d’André Breton, .Le Réalgar.

dimanche 2 janvier 2022

Le nom d'un fou s'écrit partout

C’est sur les pas de Fernand Deligny (1913-1996), l’un des pionniers de l’éducation spécialisée, écrivain, cinéaste et poète (entre autres activités) que se lance Sandrine Bourguignon. Elle choisit de s’adresser à lui, en une longue lettre, composée en quatre parties, chacune comprenant une suite de paragraphes dont tous portent en titre un fragment de l’un de ses textes. Son but est de reconstituer le parcours d’un homme qui aura passé sa vie au service de tous ceux qui avait le plus besoin d’aide (notamment les enfants autistes). Pour ce faire, elle consulte les archives et documents déposés à l’IMEC (l’institut mémoire de l’édition contemporaine, à l’abbaye d’Ardenne).

« J’ai tout lu dans l’abbatiale. C’est là que sont désormais conservés vos manuscrits. J’ouvre la première chemise. Grise. Le trac de vous lire. Je découvre votre façon de tracer les lettres. Votre encre et le crayon de bois qui scande les virgules, les tirets. Vous comparez l’écrivain à un alpiniste qui s’encorderait au lecteur. »

C’est elle qui s’encorde à lui, en le lisant, en s’arrêtant sur ses différentes publications, en soulignant ce qu’il dit de ses films. Il lui faut cerner de près, en le suivant de façon chronologique, l’itinéraire de celui qui, maîtrisant à la perfection l’art de l’esquive, entendait ouvrir des brèches et investir des espaces de liberté afin d’y accueillir des enfants rejetés parce que jugés incurables, arriérés, fous, mutiques, demeurés, invivables. C’est à Monoblet, dans le département du Gard, qu’il finira par trouver, en 1967, l’espace qu’il cherchait. Auparavant, il a travaillé dans de nombreux endroits, toujours près des délinquants, des fous, des psychotiques, d’abord à l’asile d’Armentières, où il découvrit un continent qu’il ne connaissait pas mais dont il pressentait l’existence depuis son plus jeune âge, lui, enfant sans père (mort au début de la guerre 14-18), élevé par une mère quasi-muette. Et ensuite dans d’autres lieux, en particulier à la clinique de La Borde, aux côtés de ses amis Jean Oury et Félix Guattari.

« Vous écrivez des articles pour gagner quelques sous et aussi pour prouver au monde que ces gamins que l’on enferme ont des capacités insoupçonnées. Vous êtes convaincu qu’ils sont une piste à suivre si l’on veut, un jour, sortir de la voie de garage dans laquelle les mots nous ont garés, égarés. Alors, dans les journaux, vous recopiez inlassablement les petits ronds que dessine Janmari à chaque fois que vous lui présentez une feuille blanche. »

Janmari est celui qui a accompagné Fernand Deligny pendant de nombreuses années Il le rencontra à La Borde et le prit immédiatement sous son aile. Sa mère, qui habitait dans un immeuble à Châteauroux, ne savait plus quoi faire de lui. À douze ans, diagnostiqué encéphalopathe profond, il ne parlait pas, s’agitait, hurlait, grattait les murs et courait sans cesse après les points d’eau. Dès qu’il se mettait à tourner sur lui-même, c’est qu’il y avait une source, ou un ancien puits, à l’endroit qu’il circonscrivait ainsi.

« Plutôt que de vous demander ce qu’il manque à cet enfant-là qui hurle et gratte les murs et ses plaies jusqu’au sang, gamin mutique et beau comme un diable, plutôt que de chercher ce qu’il pourrait bien lui manquer vous avez décidé de chercher ce qu’il pourrait bien.
Vous manquer.
À vous. »

Près de trente ans plus tard, quand Fernand Deligny rendit son dernier souffle, le 18 septembre 1996 à Monoblet, Janmari était là, indéfectiblement présent à ses côtés.

« Il n’a jamais prononcé un mot de sa vie et dans la chambre qui est maintenant celle de votre mort, je ne sais ce qu’il peut faire. Tordre ses mains, piétiner, dodeliner au-dessus de votre visage. J’imagine qu’il a compris. »

La biographie très documentée que Sandrine Bourguignon consacre, avec retenue et discrétion, à l’auteur de Graine de crapule, Adrien Lomme ou Les vagabonds efficaces, est empreinte d’une empathie qui s’avère très communicative. Tout au long de sa vie, Fernand Deligny aura mis en pratique ses convictions, en prenant des chemins de traverse, en se battant, en résistant, en travaillant avec les enfants dont il savait qu’ils ne pouvaient pas guérir mais auxquels il voulait offrir une vie acceptable, sans violence, loin de l’asile.

« On me prend pour quelqu’un qui soigne, qui rééduque, mais mon boulot, ce n’est pas ça, mon boulot c’est que ces enfants aient affaire à autre chose qu’à ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement », disait-il à Antoine Spire, lors d’un entretien sur France-Culture, en 1989.

 Sandrine Bourguignon : Le nom d'un fou s'écrit partout, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 21 décembre 2021

Toute seule

C’est au cœur du monde rural, dans l’une de ces petites villes que certains politiques appellent désormais "les territoires", que s’immerge Clotilde Escalle dans ce nouveau roman. Elle s’attache au parcours d’une femme mal en point, Françoise, qui, passée la quarantaine, n’a plus assez de force en elle pour bifurquer, s’engager dans une autre direction, repartir de zéro. Trop de souffrances, de tristesse, de désillusions l’ont usée avant l’heure. Elle n’a rien. Personne sur qui s’appuyer.

Elle vit en couple dans une ancienne boucherie avec un retraité du rail, devenu artiste-peintre, spécialisé en scènes idylliques, qui a vingt-sept ans de plus qu’elle. L’homme, au temps de sa splendeur, la battait ou la caressait, selon l’humeur, l’incitait à poser nue quand ça le titillait, jouait les types dans le vent avec sa queue de cheval et sa décapotable. Ces derniers mois, il a sérieusement perdu de sa superbe en devenant vieux et malade en même temps. Elle le surnomme le lézard. Se venge en lui assénant des coups et en l’humiliant mais cela ne fait qu’ajouter un peu plus à l’auto-détestation qui la ronge.

« Une odeur âcre infecte la tuyauterie. Le vieux a encore pissé dans le lavabo. Il n’a qu’à ouvrir sa braguette, pas la peine de se hisser, il pose le machin sur le rebord, jette son ammoniaque là-dedans, repart à petits pas de fouine. Ensuite, il fait exprès de lui demander, en la fixant longuement dans les yeux, s’il ne s’est pas dégradé. »

Elle le déteste mais s’accroche au bonhomme, à sa pension qui tombe chaque mois, à ses tableaux qu’elle tente de vendre au supermarché du coin ou à domicile, à un couple de touristes qui s’arrête périodiquement pour regarder la vitrine, derrière laquelle trois chiens énervés bavent en montrant les crocs. Elle ne s’échappe que par la marche, qu’elle pratique assidûment.

« Elle marche, marche, pour lâcher la violence qui lui file dans la tête, les avalanches de coups sur le vieux, œil au beurre noir, bleus éparpillés, mais le nez cassé cela a été une autre affaire, qui a presque viré au drame. Elle a eu peur qu’on les lui retire, lui et sa retraite de cheminot. »

La descente du "lézard" – qui va bientôt finir à l’hôpital – est inexorable et celle de Françoise, qui ne tardera pas à vendre ce qui lui reste (son corps) pour joindre les deux bouts, l’est tout autant.

« Elle reprend corps quelques jours plus tard, un peu plus loin, accrochée plus ou moins bien à un homme qui la pelote. Elle le laisse faire, en échange d’un peu d’argent et d’une promenade dans sa petite voiture rouge. »

C’est de misère sociale dont il est ici question. Avant l’irrémédiable décrochage, il y eut une enfance puis une adolescence fracassées. Auxquelles se sont ajoutées l’emprise des hommes et la difficulté à s’en extraire. Françoise, l’anti-héroïne dont Clotilde Escalle esquisse un portrait fouillé, vif, rude et réaliste, n’abdique pas. Elle se bat, se débat (la plupart du temps contre elle-même), avec les moyens du bord mais n’y arrive tout simplement pas.
Toute seule dit le cheminement écorché, âpre et douloureux d’une femme qui essaie de garder la tête hors de l’eau tout en se battant contre ses démons intérieurs, en un lieu presque désert, dans une société où il ne fait pas bon se retrouver aux abois, quasi invisible, hormis pour les voyeurs, dans la marge de la marge.

Clotilde Escalle : Toute seule, Quidam éditeur.

 

samedi 11 décembre 2021

Les chants de Kiepja

C’est à Kiepja, chamane selk’name, décédée en octobre 1966 en Terre de Feu, que Franck Doyen rend hommage, attirant, par là même, l’attention sur les peuples Kawesqar et Selk’nam, victimes de ce qu’il faut bien appeler un génocide, qui vivaient dans l’une des contrées les plus rudes au monde, à l’extrême sud du continent sud-américain, entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan, dans un vaste territoire où se trouvent encore quelques uns de leurs descendants. C’est de cette région inhospitalière, habitée par des chasseurs nomades qui naviguaient en canot à proximité des côtes abruptes, battues par des vents froids et humides, que s’élevait la voix de Kiepja.

« Feulements sans fin des bêtes et des esprits autour de votre couche, rôdent leurs rancunes, les pluies et les neiges. De vos lèvres striées, en mal d’os à rogner ni de racines à mâcher, s’échappent des phrases pleines, mais à la voix plus rauque, plus animale, au chant fracturé du froid qui se perd au-delà, entre les chenaux et les glaciers. »

Franck Doyen, avant d’en venir aux chants, d’en écrire plusieurs pour évoquer tout ce qui est essentiel pour ces peuples ( le chien, le vent, la nuit, le canot, la langue, la brume, la femme, le bâton, la hutte, la guérison), décrit la rudesse des paysages, la violence des éléments, la quête de nourriture, les longues chasses ou pêches, la lutte quotidienne pour survivre en milieu hostile.

« Vous poussez sur l’eau votre canot de planches et d’écorces cousues. Vous emportez avec vous des amarres en racines de copihué, une écope en peau de loutre et deux rames de cyprès. Avec vous le guanaco, le renard roux et le lapin mara, le huemul et la bernache grise, le naudou à tête noire, la loutre lisse, la baleine et le curoro, le phoque, la foulque, les mouettes et les pétrels, le chien fou. »

La langue est précise, travaillée, ciselée. Le lexique n’est pas en reste et des mots, issus du kawesqar, s’inscrivent dans les marges du texte. C’est un passage, un chemin étroit, que le poète invente au fur et à mesure de son avancée, pour aller à la rencontre de ceux dont les lointains ancêtres ont débarqué dans la zone australe du Chili il y a plus de six mille ans. C’est dire si ces chants ont des racines solides. Ils s’élèvent, traversent les paysages tourmentés, se frottent aux vents mauvais, passent de mémoire en mémoire et accompagnent longuement ceux qui les écoutent, captant les sonorités d’une langue en péril.

« je parle mal
et ma langue s’égare
dans les arbres dans les brumes
je suis l’enfant du chien
et le vent parle par ma bouche
personne ne m’écoute plus
les collines, les montagnes
ne m’écoutent plus
les arbres
le guanaco et la baleine
ne m’écoutent plus
ma langue est décousue
de ma bouche
ses morceaux s’envolent avec le condor
vers l’infini
personne n’a plus d’oreille
de nez ni de bouche
je suis seule »

Avec ses chants, offerts à celle qu’il célèbre en lui donnant la parole, Franck Doyen ne perpétue pas seulement la présence d’une voix qui portait haut l’histoire et l’imaginaire des siens. Il adresse, « par-delà l’océan », un « salut fraternel aux peuples Kawesqar et Selk’nam, toujours débout malgré l’adversité »

 Franck Doyen : Les chants de Kiepja, éditions Faï fioc

Logo : visage de Kiepja, au dos d’un vêtement créé par Thelema Serigrafia & Obrage à Tierra del Fuego