lundi 14 février 2022

Ordure

Il est des livres qui frappent fort et qui n’ont pas besoin d’être long pour marquer leur territoire. Celui-ci en fait partie, qui décoche crochets et uppercuts en une succession de tableaux précis, minimalistes, sans affect. C’est un diamant noir qui brille dès que vient la nuit, dès que Sloper, agent d’entretien au service d’un grand immeuble, commence à circuler dans les étages en poussant son chariot. L’homme est robuste et solitaire. Il vide les poubelles remplies de déchets de toutes sortes, y récupère parfois un sandwich ou un bout de pizza, nettoie, récure, efface les taches, remet de l’ordre dans les bureaux déserts avant d’aller déverser le produit de sa collecte dans les bennes à ordures. Il s’arrête de temps à autre, s’égare dans ses automatismes, peut s’emparer d’une paire de bas abandonnés et s’exciter avec ou se masturber dans les chaussures que la jeune femme du 23ième (qui est sympa avec lui) a laissées sous son bureau, puis les nettoyer avec « de la mousse anti-bactéries » et poursuivre son labeur en promenant son ombre inquiétante dans les couloirs.

« Après la collecte des déchets, Sloper passait le balai et la serpillière dans le local à poubelles. Il balayait en faisant des petits ronds sur le sol, le tas de poussière et de débris au milieu de la pièce se faisant plus étroit à mesure qu’il s’élevait, tandis que Sloper tournait autour en spirale. Il lavait le sol en y dessinant des huit, changeant l’eau une fois seulement. »

Travail invisible, effectué par un homme qui l’est aussi. Il vit chez sa mère, qu’il ne voit jamais, lui logeant à la cave et elle au dessus. Ils ne communiquent que par le vide-ordure. Il l’entend gueuler dedans ou taper au plafond. Ces sautes d’humeur lui glissent dessus. Avant il travaillait à la morgue. Aujourd’hui, il ne côtoie que les sans-abris qui dorment sous les voitures et les mal en vie, petits durs ou éclopés qui vivotent dans le quartier, telle cette vieille femme impotente, qui ne quitte pas son fauteuil roulant, ne s’exprimant que par bips électroniques, sur laquelle veille une aide-soignante, et dont il se sent plutôt proche.

« Sloper poussait la femme dans son fauteuil autour de la fontaine ; seules quelques gouttes d’eau les effleuraient. Elle émit un seul bip, puis un seul bip, puis un seul bip. Elle devait avoir envie de se faire arroser et Sloper la poussa pour lui faire traverser le voile tombant de part et d’autre. Elle continuait de biper. »

La vie de Sloper est méthodique et routinière. Il évacue les déchets, aspire la poussière, ne rencontre personne ou presque dans les étages, ne parle pas, ne se prend pas la tête. Caché dans l’un des angles morts de la société, il traîne derrière lui une sorte de torpeur qui ne semble pas le déranger. Tout se détraque pourtant un soir quand, essayant d’extraire un sac qui bloquait l’ouverture du vide-ordure, il découvre à l’intérieur le corps d’une jeune morte, en l’occurrence celui de la femme du 23ième..

« Le plastique se déchira et des ordures se répandirent sur le sol. Comme pour le punir, quelqu’un lui donna un coup au visage. Il lâcha le sac et fit un pas en arrière, sa vision brouillée. Lorsqu’il retrouva la vue, il distingua un bras pâle qui sortait par l’ouverture carrée – qui ne le frappait plus, qui ne faisait plus rien. »

La suite est plutôt terrifiante. Sloper est un homme imprévisible et hors-sol. Ce qu’il trouve lui appartient. Et le portrait qu’en fait Eugene Marten, qui va loin, très loin dans l’enchaînement des faits et dans leur description clinique, est implacable. C’est là la force de son texte. Il ne juge pas Sloper mais il le suit à la trace, saisit la mécanique qui gouverne ce monstre froid en ses basses œuvres, sans entrer dans ses pensées, ne montrant que ses gestes, ses instincts, ses pulsions. Le lecteur, happé par l’écriture elliptique de l’écrivain et par la distance qu’il maintient constamment vis-à-vis de son personnage, est pris dans un engrenage glaçant, tout au long, et jusqu’au bout, d’une fiction déstabilisante.

 Eugene Marten : Ordure, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, préface de Brian Evenson, Quidam éditeur.

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mercredi 2 février 2022

Arithmomania

Lucien Suel avoue une manie dévorante qui a à voir avec son désir d’écrire. Les symptômes sont variés et nombreux et ne peuvent s’atténuer que par la pratique du poème, à condition, toutefois, que ce dernier réponde, en cas de crise, à quelques contraintes que l’auteur aura préalablement définies et qui touchent aux chiffres et aux lettres. Les poèmes doivent impérativement répondre à « une forme de versification dans laquelle le vers se mesure au nombre de lettres et de signes typographiques ». Le chiffre 37 semble avoir sa préférence et il n’est donc pas rare de retrouver chez lui des vers contenant 37 caractères. Ainsi ceux-ci, parmi d’autres :

« Depuis des années, la philosophie des / vaches ne s’intéresse pas à la teneur / en matière grasse du lait. Seuls, les / mouvements de la langue à l’entour de / la touffe d’herbe suscitent l’intérêt / du bovidé philosophant. La dilatation de l’espace-temps favorise l’enflure. »

Arithmomania est une anthologie des textes écrits sous l’emprise de cette étrange manie. On s’aperçoit bien vite que les contraintes qu’il s’impose ont l’air de lui donner des ailes en l’incitant à revisiter, en y mettant d’autres formes, les thèmes qui nourrissent son univers poétique. On y croise les paysages du nord, les bassins miniers désertés, les personnages célèbres qui y ont usé leurs corps et leurs semelles et on se familiarise avec son besoin constant de bouger, d’aller voir ce qui se joue, de dur, dans un présent automatisé où l’être humain cherche sa place en se frottant de plus en plus aux machines. On y croise les expérimentateurs, les défricheurs, les plus que centenaires du Cabaret Voltaire, les concepteurs de la Dream Machine et d’autres vénérables adeptes des routes transversales qui l’accompagnent en lui murmurant qu’ils ne se gênaient, eux non plus, dans leur temps, qui n’est plus, pour redynamiser la poésie en la pressant de répondre à leurs requêtes.

« Sur le trottoir devant la maison, une boîte de métal écrasée luisait, rouge et noire sous le soleil rasant. Sélection du tri.
Kurt avait évoqué le choix aléatoire des matériaux avec Hugues Haubal et Han Ri Mishoko. Ils l’aidaient pour la construction.
Efficacité du trio. Le capharnaüm proliférait dans tous les sens. De loin, il s’apparentait à une casse automobile rutilante. »

Suel cavale au gré de ses lectures, de ses résidences, de sa mémoire, de son présent, de son imaginaire en ne s’interdisant aucun sujet. Il fait ainsi entrer en poésie – et de belle manière – une bouteille plastique, la veilleuse du téléviseur, le plan de croissance, les moules d’Équihen ou encore le quartier du Blosne à Rennes.

« La rocade périphérique est comme une frontière au sud de la ville, une douve dans laquelle coule en rugissant le torrent des voitures.

Le flot gronde en bas de la butte antibruit qui s’affaisse doucement et qu’il faudra bientôt surélever pour contrer l’envahisseur. »

De temps en temps, il se penche sur son clavier et lance dans la nuit numérique des séries de tweets impeccablement calibrés (il en inventait avant même leur naissance officielle) qui filent, flashes bleus, à destination de ceux qui voudront bien les attraper au vol et peut-être même les rediriger vers un ailleurs inconnu. Il frotte son tapis de souris, s’attelle aux contraintes avec un bel appétit, joue avec la disposition du poème sur la page en le rendant visuel et en le transformant parfois en calligramme. L’ensemble, 215 pages, qui couvre plusieurs décennies, est riche et robuste. Il ouvre de nombreuses pistes, certaines inédites, pour partir à la découverte d’un pan important de l’œuvre poétique de Lucien Suel.

Lucien Suel : Arithmomania, Dernier Télégramme.

samedi 22 janvier 2022

Scènes de la vie cachée en Amérique

Qu’il roule en direction des Appalaches, « las jusqu’à l’exaspération du commerce des idées », ou qu’il fasse halte à Black Mountain, curieux de voir où avaient vécu Stefan Wolpe, Charles Olson, Robert Duncan, ou qu’il se retrouve, pendant quelques mois, « dans une roulotte délabrée au bord d’une route passante » au Nouveau Mexique, Paol Keineg, en revisitant des scènes (il y en a en tout 96) de sa vie passée en Amérique, évoque des moments qui se sont imprimés dans sa mémoire mais dont il sait qu’ils ne sont probablement pas tout à fait fidèles à la réalité d’alors.

« Personne n’aurait pu soupçonner l’ampleur de mon orgueil quand j’ai débarqué à JFK. Je venais de quitter des lieux saints pour les vérités pratiques.

Tout au long de la route qui mène de New York à San Francisco, je me suis défait de mon âme à coups de cartes postales. »

Il a vécu trente-cinq ans outre-Atlantique et les tableaux concis, composés de brefs paragraphes, qui se succèdent ici n’ont rien à voir avec une confession autobiographique. Chez lui, la discrétion reste de mise, la pudeur également. L’ombre lui convient. La narration doit être contenue. La langue, ciselée, va à l’essentiel. C’est celle d’un poète qui doute mais qui n’en reste pas moins l’un des plus inventifs, et ce depuis quelques décennies déjà, sa capacité à creuser toujours un peu plus pour trouver les mots justes et parfaire leur force de percussion se confirmant de livre en livre, celui-ci étant sans doute à considérer comme un jalon important dans son parcours.

« Curieusement, tout en les frappant d’inutilité, on attend encore des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes. Eux et elles, quand ils n’ont pas d’emploi, en sont réduits à arpenter les grèves à la recherche de quoi manger.

Les marées du Maine sont parmi les plus fortes du monde, et l’amie du poète, poète elle-même, une cuiller à palourdes à la main, n’arrêtera pas de discuter pied à pied étymologie et rapports de force, parce qu’il faut penser à ce qu’on va manger ce soir. »

Paol Keineg apparaît rarement seul dans ces séquences. Souvent, une femme (« elle, toujours elle, et ce n’est jamais la même ») l’accompagne. Sa présence le réconforte ou le préoccupe. Elle l’incite à la discussion (il en retranscrit des bribes), au partage, à l’accord ou au désaccord, à l’opportunité d’ouvrir, en tel ou tel endroit ou circonstances, des dialogues plutôt fructueux. Parmi ces femmes, il y a celle dont la voix s’est tue.

« Alors s’élevait la voix de celle qui s’était tue et qui pensait que la poésie sauve. Dans l’étuve du bar en hiver, elle m’apparaît aujourd’hui sous les traits de l’Éternité. Un visage ciselé, une voix douce, des ongles peints de toutes les couleurs, ses ancêtres embarqués de force sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest lui parlaient en rêve. Elle en faisait des divagations poétiques qui réparaient.

Parce qu’elle était si belle, même si mes convictions ne valaient pas cher, elle prenait toujours le dessus »

« Un jour j’écrirai sur ma vie en Amérique », notait-il, en décembre 2005, dans l’un des fragments (alors inédits) qui ouvraient l’anthologie Les trucs sont démolis (poèmes 1967-2005). Ce jour aura mis du temps à venir. Il lui fallait laisser travailler sa mémoire, qu’elle réactive des scènes sensibles, qu’elle les circonscrive au millimètre près, qu’elle redonne vie à des instants marquants, à leur brièveté et à leur extrême tonicité. Il a dû, pour ce faire, fouiller dans son passé, se revoir ailleurs en plus jeune, manipuler un maximum de clefs, trouver les serrures adéquates et ouvrir les bonnes portes. Ces Scènes de la vie cachée en Amérique résultent d’un lent et minutieux cheminement. Elles dessinent en zigzags l’itinéraire d’un homme, d’un poète qui, parti mener sa barque en pays lointain, revient sur des épisodes de son séjour là-bas.

« Une femme du vingtième siècle se tient près de moi, alors que nous nous tenons sur le bord du vingt-et-unième, qui ne vaudra pas mieux que le vingtième.

Elle m’entraîne par le bras vers un restaurant très bas de plafond où quand on presse un ours en plastique il en coule du miel. »

Comme toujours, Keineg manie à la perfection les ciseaux de sa prose. Celle-ci, rudement bien affûtée, en prise avec l’acuité de son regard, fragmente chaque tableau en le calant en un moment précis, dans un décor qui l’est tout autant. Lucide et secret, il exécute volontiers un pas de côté quand il sent que le voile risque de trop se lever. Il effleure, suggère, questionne. Et fait en sorte que la vie cachée le reste, tout au moins en partie, et c’est très bien ainsi.

Paol Keineg : Scènes de la vie cachée en Amérique, illustration de couverture : peinture de Nicolas Fedorenko, éditions Les Hauts-Fonds.

jeudi 13 janvier 2022

Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre

Il y a des poètes qui réclament leur part de lumière – ils sont rares et tant mieux car on ne voit souvent qu’eux – tandis que d’autres, bien plus nombreux, préfèrent l’ombre, le silence, la discrétion. Jean-Claude Barbé (1944-2017) était de ceux-là.

Il commence à écrire à l’adolescence, lit beaucoup, va de Victor Hugo à Lautréamont ou d’Emily Dickinson à Joyce Mansour, se lie avec André Breton dès 1960 et éprouve, très vite, le besoin de se consacrer sans compter à l’écriture, d’abord pour mettre noir sur blanc ce qui naît de son imagination en effervescence mais aussi pour le plaisir d’être porté, par l’acte créateur, dans un monde beaucoup plus riche que celui, plutôt terre à terre, dans lequel il vit.

« Je vous écris de Nulle part région mystérieuse
quoique située entre le Ciel et l’Enfer
Nulle part dont aucun atlas ne fait mention
Nulle part où je séjourne en attendant la suite des événements »

S’il interroge le présent, c’est pour mieux le transcender. Ainsi remarque-t-il ce que personne, autour de lui, ne semble voir. Il lui arrive d’apercevoir la tête d’une girafe qui sort du haut d’une cheminée. Et de croiser un chimpanzé au volant d’une berline ou de surprendre un poisson volant au-dessus des toits. Ou de se rendre compte, en se retournant, que toutes les maisons devant lesquelles il vient de passer se sont mises en route et le suivent tels des chiens perdus qui ont trouvé un maître pour les guider.

« Un clown en pyjama saute par la fenêtre
Pour rejoindre son ombre ou son reflet dans l’eau
Si la barque s’enfonce il touchera peut-être
Aux mondes mystérieux qu’il voyait les yeux clos »

Régulièrement, l’inconnu le visite. Jean-Claude Barbé l’accueille à bras ouverts. Il lui donne ses mots en partage, le nourrit d’images inventives, étonnantes, malicieuses, lui offre un bestiaire à sa mesure, en profite pour visiter, lui aussi, d’autres territoires, cachés et virtuels, qui se déploient dans ces poèmes au long cours qu’il affectionne. C’est avec eux qu’il s’évade en embarquant dans ses esquifs de papier les lecteurs qu’il a choisis d’inviter à bord. Il appréciait les petites tablées et privilégiait les publications à tirages limités, qu’il diffusait à sa main, dans son entourage immédiat.

« Dans un exceptionnel mélange de timidité et d’audace poétique, Jean-Claude Barbé s’est tenu à la lisière de l’inconnu et, du même coup, à celle de la non-reconnaissance », note très justement Pierre Vandrepote dans sa belle préface, celle-ci nous aidant à découvrir un peu mieux cet homme secret, qui le sera resté jusqu’au bout, occupé à construire, dans l’ombre, une œuvre qui a toujours su garder sa capacité d’émerveillement et qui, tout en étant attaché aux formes fixes, évolua au fil des années, loin des regards. Seuls quelques poèmes ont vu le jour dans les revues surréalistes La Brèche et L’archibras.

« Qu’il ne reste de nos écrits qu’un tourbillon
D’images plus ou moins jaunies par la saison
Notre automne s’allonge et l’hiver impatient
Se résigne à nourrir ses neiges de fourrage. »

Ce « tourbillon d’images », qui emporte le lecteur, ne s’arrête jamais. Il est présent dans tous les poèmes réunis dans cet imposant volume qui comprend, en annexe, les lettres qu’André Breton adressa au jeune Barbé.

« Je me demande et tous les amis se demandent ce que tu peux bien faire à Boulogne même sur mer avec une sorte de cartable sous le bras. » (Lettre du 16 mars 1960)

 Jean-Claude Barbé : Bientôt l’éternité m’empêchera de vivre, préface de Pierre Vandrepote, avec la correspondance d’André Breton, .Le Réalgar.

dimanche 2 janvier 2022

Le nom d'un fou s'écrit partout

C’est sur les pas de Fernand Deligny (1913-1996), l’un des pionniers de l’éducation spécialisée, écrivain, cinéaste et poète (entre autres activités) que se lance Sandrine Bourguignon. Elle choisit de s’adresser à lui, en une longue lettre, composée en quatre parties, chacune comprenant une suite de paragraphes dont tous portent en titre un fragment de l’un de ses textes. Son but est de reconstituer le parcours d’un homme qui aura passé sa vie au service de tous ceux qui avait le plus besoin d’aide (notamment les enfants autistes). Pour ce faire, elle consulte les archives et documents déposés à l’IMEC (l’institut mémoire de l’édition contemporaine, à l’abbaye d’Ardenne).

« J’ai tout lu dans l’abbatiale. C’est là que sont désormais conservés vos manuscrits. J’ouvre la première chemise. Grise. Le trac de vous lire. Je découvre votre façon de tracer les lettres. Votre encre et le crayon de bois qui scande les virgules, les tirets. Vous comparez l’écrivain à un alpiniste qui s’encorderait au lecteur. »

C’est elle qui s’encorde à lui, en le lisant, en s’arrêtant sur ses différentes publications, en soulignant ce qu’il dit de ses films. Il lui faut cerner de près, en le suivant de façon chronologique, l’itinéraire de celui qui, maîtrisant à la perfection l’art de l’esquive, entendait ouvrir des brèches et investir des espaces de liberté afin d’y accueillir des enfants rejetés parce que jugés incurables, arriérés, fous, mutiques, demeurés, invivables. C’est à Monoblet, dans le département du Gard, qu’il finira par trouver, en 1967, l’espace qu’il cherchait. Auparavant, il a travaillé dans de nombreux endroits, toujours près des délinquants, des fous, des psychotiques, d’abord à l’asile d’Armentières, où il découvrit un continent qu’il ne connaissait pas mais dont il pressentait l’existence depuis son plus jeune âge, lui, enfant sans père (mort au début de la guerre 14-18), élevé par une mère quasi-muette. Et ensuite dans d’autres lieux, en particulier à la clinique de La Borde, aux côtés de ses amis Jean Oury et Félix Guattari.

« Vous écrivez des articles pour gagner quelques sous et aussi pour prouver au monde que ces gamins que l’on enferme ont des capacités insoupçonnées. Vous êtes convaincu qu’ils sont une piste à suivre si l’on veut, un jour, sortir de la voie de garage dans laquelle les mots nous ont garés, égarés. Alors, dans les journaux, vous recopiez inlassablement les petits ronds que dessine Janmari à chaque fois que vous lui présentez une feuille blanche. »

Janmari est celui qui a accompagné Fernand Deligny pendant de nombreuses années Il le rencontra à La Borde et le prit immédiatement sous son aile. Sa mère, qui habitait dans un immeuble à Châteauroux, ne savait plus quoi faire de lui. À douze ans, diagnostiqué encéphalopathe profond, il ne parlait pas, s’agitait, hurlait, grattait les murs et courait sans cesse après les points d’eau. Dès qu’il se mettait à tourner sur lui-même, c’est qu’il y avait une source, ou un ancien puits, à l’endroit qu’il circonscrivait ainsi.

« Plutôt que de vous demander ce qu’il manque à cet enfant-là qui hurle et gratte les murs et ses plaies jusqu’au sang, gamin mutique et beau comme un diable, plutôt que de chercher ce qu’il pourrait bien lui manquer vous avez décidé de chercher ce qu’il pourrait bien.
Vous manquer.
À vous. »

Près de trente ans plus tard, quand Fernand Deligny rendit son dernier souffle, le 18 septembre 1996 à Monoblet, Janmari était là, indéfectiblement présent à ses côtés.

« Il n’a jamais prononcé un mot de sa vie et dans la chambre qui est maintenant celle de votre mort, je ne sais ce qu’il peut faire. Tordre ses mains, piétiner, dodeliner au-dessus de votre visage. J’imagine qu’il a compris. »

La biographie très documentée que Sandrine Bourguignon consacre, avec retenue et discrétion, à l’auteur de Graine de crapule, Adrien Lomme ou Les vagabonds efficaces, est empreinte d’une empathie qui s’avère très communicative. Tout au long de sa vie, Fernand Deligny aura mis en pratique ses convictions, en prenant des chemins de traverse, en se battant, en résistant, en travaillant avec les enfants dont il savait qu’ils ne pouvaient pas guérir mais auxquels il voulait offrir une vie acceptable, sans violence, loin de l’asile.

« On me prend pour quelqu’un qui soigne, qui rééduque, mais mon boulot, ce n’est pas ça, mon boulot c’est que ces enfants aient affaire à autre chose qu’à ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement », disait-il à Antoine Spire, lors d’un entretien sur France-Culture, en 1989.

 Sandrine Bourguignon : Le nom d'un fou s'écrit partout, éditions Isabelle Sauvage.