mercredi 22 février 2023

Les Fulgurés

Chaque parution, livre ou plaquette, de Pierre Drogi, reste un moment rare et précieux, une fenêtre qui s’entrouvre sur des paysages fragiles et habités qui bougent à peine, frémissent, attirent le regard, émoustillent les sens. Les oiseaux sont ici chez eux. Ils sont nombreux, de toutes tailles, toutes couleurs, jacassent, se partagent des morceaux de ciel, de branches ou de troncs coupés, abattus, recouverts de mousse. C’est en ces lieux, où la vie animale et végétale bruisse sans discontinuer, que l’on retrouve ce promeneur qui se glisse « entre les prunelliers lentement posément lourdement suivant les sentiers d’ourlures des îles talus escaladés ou dévalés ».

Tout ce qui attire son attention est noté, précisé par touches brèves, ou suggéré. Il a l’allure d’un peintre qui travaillerait sur le motif mais sans se poser.

« J’ai vu des corneilles retourner systématiquement de vieilles lunes afin d’examiner les insectes qui se trouvaient au-dessous. »

Plus loin dans le livre, en seconde partie, après Les Fulgurés, succédant au décor chamboulé des arbres morts et des haies où s’ébouriffent des volées de moineaux, s’ouvre un « cahier de berce » où circulent d’autres flâneurs, des quêteurs d’ombre qui observent renards ou chevreuils en croquant des baies de sureaux ou en se mirant dans « un miroir d’eau claire / sans tain ».

Les poèmes de Pierre Drogi étonnent par leur fraîcheur, leur faculté à se nicher là où on ne l’attend pas, à privilégier les sensations en nous invitant à pénétrer dans un monde proche et secret, que l’on pourrait aisément arpenter et qui, pourtant, par paresse ou par inadvertance, nous échappe trop souvent.

« Le trouble de l’air saisit les troncs, leur caresse est violente. »

 Pierre Drogi : Les Fulgurés, Les Lieux-dits, Cahiers du Loup bleu.

dimanche 12 février 2023

C'était ton vœu

C’est pour honorer la mémoire de son grand-père, tout en revenant, à travers lui, sur les souffrances endurées entre 1939 et 1945 par tant d’autres, qui n’ont jamais pu en parler, que Céline Didier a décidé d’écrire son récit.

« Tu es parti

je n’avais pas encore 13 ans
c’était un week-end
au début de l’été
Tu n’es pas juste parti faire un tour
non, tu es parti... parti
pour toujours
Le vrai départ pour je ne sais où
cet endroit où les gens qui meurent partent. »

C’était le 2 juillet 1989. Quarante-cinq ans plus tôt, jour pour jour, Hippolyte, le grand-père, arrivait, après trois jours de train, venant de Lyon-Perrache, dans le camp de concentration de Dachau où il sera détenu pendant près d’un an. C’est en descendant du maquis de Ceyzériat, dans l’Ain, qu’il avait été arrêté par des miliciens, suite à une dénonciation.

« Vers midi le convoi s’ébranla
et le voyage se termina
le 2 juillet au matin
en Allemagne
au camp de Dachau
le trajet s’est effectué sans boire et sans manger
Des milliers de personnes se trouvaient déjà dans ce camp »

De lui, rien, sans doute, ne serait parvenu jusqu’à nous s’il n’avait pas noté dans un cahier ce que fut sa vie durant ces années noires. C’est en lisant ces notes, précises et écrites bien après sa libération, dont certaines sont reproduites en italiques dans son livre, que Céline Didier comprend qu’il lui faut exaucer le vœu de cet homme discret qui, en laissant ces traces écrites, tenait à ce qu’elles perdurent, tout au moins dans sa famille, de génération en génération. Elle revient, pour cela, non seulement sur les années de guerre, de maquis, de détention et d’évasion quasi-miraculeuse ("aussi incroyable que cela puisse paraître un Allemand a abattu ceux de son camp pour vous laisser partir") mais également sur la vie d’après, ces années de retour à une existence presque normale.

Elle choisit, pour raconter ce grand-père qu’elle aura trop peu connu et les différentes étapes qui l’ont aidée à se familiariser avec son passé, de s’adresser à lui, de se confier aussi, en privilégiant un style simple et direct, avec de constants retours à la ligne, donnant une belle fluidité à son propos.

Céline Didier : C'était ton vœu, Éditions Lunatique.

samedi 4 février 2023

Olivier Hobé (1966-2023)

" Je me détache de moi-même

et ne m'attarde pas

plus longtemps "           

Olivier Hobé, Le tabac est ouvert

Poète et revuiste, Olivier Hobé est décédé ce mardi  31 janvier. Nous nous connaissions depuis longtemps, fréquentant les mêmes lieux, les mêmes revues, lisant souvent les mêmes auteurs. J'avais été heureux de pouvoir publier aux éditions Apogée, dans la collection « Piqué d'étoiles », Le Journal d'un haricot, un ensemble constitué de notes prises au quotidien (en 2007 et en 2008), quand il se tenait auprès de son fils Quentin, qui luttait alors contre la maladie.

Aujourd'hui, c'est lui qui part, vaincu par le cancer des poumons. Il n'est évidemment pas question de s'embarquer ici dans une longue et hasardeuse chronique nécrologique. Il serait le premier (lui qui préférait l'ombre à la lumière) à s'en offusquer et il aurait raison. Il reste ses livres pour poursuivre (ou entamer) la route à ses côtés. C'est vers eux que l'on peut désormais se tourner pour entendre vibrer sa voix fragile mais aussi coupante, ironique, ramassée, pleine d'énergie.

Olivier Hobé avait animé la revue « Quimper est poésie » dans les années 1990 et créé ensuite la revue « Trémalo » (il habitait à l'époque à proximité de la chapelle du même nom, à Pont-Aven), donnant à lire, dans l'une ou l'autre de ces publications, des entretiens avec des poètes qui lui étaient proches, tels Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman, Alain Jégou ou encore Louis-François Delisse.

Son dernier livre, Le tabac est ouvert, a été édité par Pierre Mainard en 2021. On lui doit également A présent dans l’œuf, linogravures de Jacky Essirard (Atelier de Villemorge, 1996), Carène, dessin au crayon à bille de Jean Tirilly (Blanc silex, 1999), Quelques phases critiques, dessin de Gil Refloch, (Gros textes, 2002), En pièces (Le Chat qui tousse, 2003), Le Journal d'un haricot (Apogée, 2011), Les jumeaux (Approches éditions, 2013) ainsi que des plaquettes à tirages limités dont, en novembre 2022, Que je n'ai pas commis (Atelier de Villemorge), avec une gravure de Jacky Essirard.


« Me voilà pas plus

que foi gerris aussi

rieur de trait

j'adresse des tempêtes et

la solitude même

ne souhaite pas me recevoir » 


(Que je n'ai pas commis, extrait)

jeudi 2 février 2023

Itinéraires de délestage

Voici le livre idéal pour se familiariser avec l’œuvre foisonnante de Lionel Bourg. Ces chemins de traverses, empruntés durant les quinze dernières années pour aller vers les autres, en particulier les écrivains, les peintres, les poètes, les photographes, lui donnent l’occasion de se dévoiler plus amplement en offrant de nouvelles pièces au grand puzzle autobiographique qu’il construit inlassablement. Il s’appuie, pour cela, sur ceux (il n’a que l’embarras du choix) qui ont le don de le booster, de le faire sortir de la monotonie, de l’éclairer aussi, de le conforter dans ses choix, d’ouvrir de nouvelles brèches et de lui insuffler un peu de leur énergie.

Ses phrases sinueuses nous portent d’emblée au cœur du texte, ou plutôt des textes puisque ce volume en comporte 40, qui vont de l’essai au récit en passant par le poème. Parler des autres nécessite de dire d’où l’on s’exprime, qui on est et quel est le cheminement qui nous a conduit vers tel ou tel artiste. C’est ainsi que procède Lionel Bourg pour évoquer ceux qui sont devenus au fil du temps, qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’hier, ses compagnons de route. Certains ne dorment que d’un œil sur sa table de chevet. C’est le cas du poète, essayiste et journaliste Charles Morice (1860-1919) dont il dresse un très beau portrait, redonnant vie à cet esprit curieux qui permit à Verlaine de découvrir Tristan Corbière.
Les livres de Léon-Paul Fargue, l’arpenteur des rues parisiennes, ne sont jamais loin. Ceux de Rousseau, de Proust, de Breton, de Nicolas Bouvier ou de Michèle Desbordes non plus. Leurs différents textes et leurs itinéraires de vie s’entremêlent et l’écrivain prend plaisir à y flâner pour mieux les retrouver.

« Inépuisable Proust.
Rouvrant Du côté de chez Swann, relisant avec délectation la préface à Sésame et les lys, on serait en droit de se demander pourquoi, après tant d’articles, d’exégèses ou d’analyses, de méditations, de controverses, l’œuvre du "petit Marcel" s’obstine à faire couler une telle quantité d’encre, l’inflation des études consacrées au plus célèbre des asthmatiques ne réussissant pas à provoquer le krach littéraire que bien des critiques s’étaient plu à pronostiquer. »

Plusieurs poètes contemporains sont également présents. Ils le sont parce qu’ils parviennent à l’émouvoir, à l’étonner, à le surprendre par la percussion de leurs poèmes et on se dit que c’est sans doute du côté de ces discrets qu’il faut aller voir, si l’on veut découvrir quelques voix fortes et singulières, comme le sont celles d’Olivier Deschizeaux, de Patrick Laupin, de Thierry Metz (1956-1997) ou encore de Werner Lambersy (1941-2021).

« Il y a, dans la poésie d’Olivier Deschizeaux, une telle intensité, un tel remue-ménage de sensations, physiques, spirituelles, une telle amplitude morale enfin que, de galopades phonétiques en embrasements, d’images tranchantes en brusques changements de cap – ruptures, convulsions au sein de la syntaxe, épiphanies brutales de contradictions aussitôt abolies – le langage semble passer sous nos yeux avec armes et bagages du côté du vertige. »

Si les poètes et les écrivains ont la part belle dans ce livre, (impossible de les citer tous), les peintres et photographes ne sont pas en reste. Ils se nomment Paul Rebeyrolle, Alain Bar, Alain Boggero, Yves Henry, Anne-France Frère, Thierry Azam, etc. Lionel Bourg les côtoie depuis longtemps, leur offre parfois ses mots, visite des ateliers, des expositions, y trouvent matière à explorer différemment l’acte créatif, à voir surgir l’inconnu.

S’il invite, tout au long de son livre, ces différents créateurs à l’accompagner, s’arrêtant sur leurs travaux achevés ou en cours, il note également ce qui, dans leurs réalisations, touchent et aiguisent, sans qu’ils s’en doutent, sa propre sensibilité, ses émotions impossibles à refréner et les éléments épars qui fondent sa personnalité et influent sur son écriture.

« "J’ai l’âme charbonneuse", ai-je confié dans un livre.
L’âme rétive. Chagrine.
Captive des bois touffus où je crus m’évader. Dans cette rue cafardeuse, aussi, désespérante, ne desservant qu’une succession de monotones vestiges industriels. Cette avenue sans joie, sans horizon qui, toujours, inéluctablement, débouchait sur l’entrée du cimetière. Jeudi. Ou samedi. Dimanche. La main dans celle de maman, j’obéissais à sa volonté déchirante, fleurissant de mes larmes la tombe de mon frère.
Écrire, c’est le fonder, l’enraciner ce lieu. »

L’écriture de Lionel Bourg naît tout à la fois du présent et de la mémoire. Elle est ancrée dans les paysages qui lui sont chers, notamment les monts du Forez et l’ancien pays minier. Elle dit la vie rude de ceux qui gardent la tête haute face à l’adversité, notamment les hommes et les femmes de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses parents. Elle exprime le combat, la révolte, la rébellion mais aussi la tendresse, la douceur, la bienveillance. Elle porte en elle de longs, lancinants chants qui se rapprochent parfois de ces blues percutants, nés dans les plantations de coton du delta du Mississippi, qu’il aime tant écouter.

« Bon voyage ! », dit-il en préface, nous invitant à emprunter ces multiples et passionnants Itinéraires de délestage pour côtoyer tous ceux, toutes celles qui le font vibrer , lui qui poursuit, depuis des décennies, l’écriture d’une autobiographie qu’il ne peut concevoir qu’en célébrant les autres.

Lionel Bourg : Itinéraires de délestage, Le Réalgar

lundi 23 janvier 2023

Conspiration du réel

Fluides et narratifs, les poèmes de Grégory Rateau s’inscrivent dans le quotidien et se présentent, d’un seul tenant, sur une page ou deux, en séquences rapides, brèves mises en scène avec personnages en mouvement dans un lieu ouvert ou fermé. Cela se passe à l’intérieur d’un bar, dans une salle de cinéma, dans une rue, dans un port, sur une île ou au bord d’un fleuve, là où les solitudes s’effleurent et touchent la sienne, là où il croise des êtres avec lesquels il peut se sentir en affinité, se reconnaissant dans leur façon d’aborder le monde avec des pincettes, en léger décalage, en déjouant l’habituelle bienséance.

« Dans une taverne du vieux port de Braila

où tu jonglais avec les chopes de bière
bousculé par des dockers frustrés
refluant l’haleine des mauvais jours

Je le voyais à ton air de moins que rien
à tes lunettes rondes
qui ne dissimulaient plus grand-chose
pas même cette fureur
dans tes grands yeux qui moussaient
non de vengeance
mais de fraternité »

Il circule en Irlande, à Bucarest (où il vit), en banlieue parisienne (où il est né), à Lisbonne sur les pas de Pessoa, à Beyrouth la nuit, à Katmandou « où la poussière des noceurs balafre la nuit » ou plus avant dans sa mémoire, du temps de l’enfance, de l’école, des punitions, en ajoutant à chaque escale un fragment de vie à ces carnets nomades solidement tenus.

« Des guetteurs cheminant le long des quais
à l’affût d’un itinéraire commun
Ils se cognent sans se reconnaître
et parfois, sous les lampadaires
certains prennent la pose
feignant l’isolement volontaire
avant que le petit jour ne révèle leur misère »

Conspiration du réel, premier recueil de Grégory Rateau, construit en quatre parties, chacune d’entre elles étant introduite par une citation (de Fondane, Jaccottet, Bonnefoy et Rimbaud), nous fait découvrir un poète aux aguets, vibrant au contact des autres, souvent à fleur de peau, s’en remettant à un phrasé et à un tempo simples et dynamiques pour se frotter au monde ambiant sans jamais rien lâcher.

Grégory Rateau : Conspiration du réel, éditions Unicité.