samedi 22 juillet 2023

Plus vivant que la vie

Il y a quelques années, Anna Dubosc racontait, dans un récit intime et palpitant, son quotidien de jeune femme bousculée par la lente dégradation de l’état de santé de sa mère Koumico. Celle-ci perdait peu à peu la mémoire et ses repères. Il fallait lui venir en aide, rafistoler les fils de ses souvenirs, la maintenir debout dans un présent auquel elle appartenait de moins en moins. Le texte, émouvant, donnait corps et vie à une vieille dame énergique et attachante, nullement décidée à s’en laisser compter, et surtout pas par la mort. Mais celle-ci, à force de rôder, et c’est ainsi que débute ce nouveau livre, a fini par gagner la partie. Koumico est décédée.

« Je sais et je ne sais pas que ma mère est morte. Je sais qu’elle est morte depuis une semaine, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est fini, elle est morte. J’ai beau me le répéter, ça ne rentre pas. »

C’est dans cet entre-deux que se faufile Anna Dubosc pour dire ce qui n’est plus mais ce qui, pourtant, subsiste toujours, par-delà la mort. L’absente ne l’est pas vraiment et celle qui n’a pas voulu la voir sur son lit de mort la voit désormais réapparaître régulièrement. Elle semble résister à sa propre disparition en confiant aux bons soins de sa fille, qui saura les agencer, quelques épisodes de son passage sur terre. De nationalité japonaise, elle était née en Mandchourie, s’était adaptée à la vie parisienne, aimait le cinéma, les livres. Écrivaine, elle avait publié deux ouvrages et continuait de prendre des notes. Elle s’était, au fil des années, aménagée un univers bien à elle dans son appartement de la rue Ganneron, près du cimetière Montmartre. Elle appréciait les cafés, les rencontres, les voyages.

« Dans Sans Soleil, Chris Marker dit que la cloison qui sépare la vie de la mort est plus fine en Orient qu’en Occident, et que les petits Nippons s’en approchent parfois avec curiosité pour tenter de voir au travers. J’aimerais voir la mort de ma mère avec ces yeux d’enfant, ceux qu’elle a d’ailleurs gardés tout au long de sa vie. »

Ce qu’écrit Chris Marker (qui a, par ailleurs, consacré un film court – Le mystère Koumico – à la femme libre qui l’avait beaucoup impressionné, lors d’une rencontre au Japon, en 1965), évoquant cette fine cloison qui attise la curiosité de ceux qui aimeraient apercevoir ce que personne n’a jamais vu, Anna Dubosc l’expérimente en se servant de son aptitude à quitter momentanément le monde urbain et agité dans lequel elle vit pour s’inventer des escapades dans un passé plus ou moins récent. C’est en ces moments privilégiés qu’elle se remémore quelques séquences vécues en compagnie de sa mère. Elle lui rend ainsi hommage, de la plus belle des manières, en la faisant se mouvoir dans une réalité qui n’est plus la sienne, au contact de ses amis, de sa famille, bougeant dans ses lieux de prédilection ou de passage.

« Parfois, j’en peux plus, j’ai envie de tout arrêter, d’écrire autre chose, une fiction. Puis je me ressaisis ; c’est ma douleur, elle m’appartient. C’est même la chose dont je suis la plus sûre, la seule qui ne se dérobe pas sous mes pieds. »

L’acte(pris hors concours 2016) est réédité en poche chez le même éditeur. d’écrire, de poser des mots justes sur ce qui la fait être intensément vivante, à l’écoute des autres, est questionné tout au long du roman. Anna Dubosc y répond de façon imparable, avec son « parler vrai », l’incroyable dynamisme de son écriture et son envie irrépressible d’être toujours, y compris quand elle revoit des scènes antérieures, du côté de la vie. Elle mord dedans. Et c’est tonique et bouleversant.

Anna Dubosc : Plus vivant que la vie, Quidam éditeur. 

Koumico, (prix hors concours 2016) est réédité en poche chez le même éditeur.

jeudi 13 juillet 2023

Le vent dans les arbres

Il y a de quoi être fortement impressionné, presque sans voix, inquiet quant à trouver les mots justes pour dire le foisonnement, la densité, la richesse d’un tel livre : 400 pages rassemblant des textes écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 80, une décennie durant laquelle Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) n’aura pas chômé.

Le plus étonnant est de voir que l’auteur, rivé à ses pensées, à ses découvertes, à ses interrogations quotidiennes, à ses flâneries intempestives, à ses promenades imaginaires ou réelles, à sa curiosité exacerbée, écrivait et construisait ses récits posément, patiemment, sans éprouver le besoin de les publier. Il en donnait bien quelques-uns aux revues amies, notamment à Camouflage, qu’animait Jimmy Gladiator, mais la plupart restaient dans ses dossiers. C’est dans ceux-ci, conservés à la Bibliothèque des Capucins à Brest, que Sylvain Tanquerel est allé puiser pour concevoir cet ensemble.

Il a exploré le fonds Le Goff, s’est concentré sur le premier versant de l’œuvre, cette période où, fasciné par des objets divers, par les bruits, les bruissements, par ses virées ferroviaires, par la friabilité des ailes des papillons ou par la triste domestication des violettes, il donnait libre cours à sa pensée et aux rêveries qu’il conduisait à sa guise, les guidant en douceur mais avec exigence et abnégation. Cet homme est aux aguets. C’est sa vocation première. Rien ne doit lui échapper. Et tout ce qu’il découvre doit lui permettre d’ouvrir ses fenêtres intérieures et de se propulser là où son cerveau l’appelle. Quand il évoque « Le vent dans les arbres », il se porte instantanément à hauteur de branches, frissonne avec les feuilles, interroge le tronc, les racines, la cime, se demande ce qu’en pense les habitants du lieu, les oiseaux, les fleurs, les fruits et quelles sont les motivations de ce visiteur invisible et aérien aux humeurs si changeantes.

« Selon Léonard de Vinci le regardeur peut voir dans les taches des murs des images qui parlent à son esprit et entendre dans le bruit des cloches des sons que l’imagination interprète ; de même dans le bruit du vent dans les arbres des sonorités différentes se reconnaissent : murmure de rivière, pluie, ressac. »

Suivent vingt pages magiques où il avance, les écoutilles grandes ouvertes, à l’écoute du moindre son, créant, par fragments, un étonnant puzzle de notes avec l’intuition « que les mots sont à l’esprit ce que les arbres sont au vent ».

Il nous invite, dans la foulée, à une marche lente et minutieuse au cœur de la forêt. Le lieu, mystérieux, regorge de surprises. Il les détecte avec une certaine gourmandise et se fait un plaisir de mettre sa pensée et son imaginaire à l’épreuve. Plus tard, c’est en tronçonneur de branches, lors d’un été pluvieux dans le Jura, qu’on le retrouve en train de détecter les traces, les signes, les pictogrammes inscrits sur le bois par des insectes dits « typographes ».

« J’ai appris qu’une personne pouvait retrouver dans ces tracés tout l’alphabet hébraïque. »

De fil en aiguille, poursuivant ses flâneries, il s’empare d’un bâton pour tenir en main un « petit morceau » de forêt. Il emprunte ainsi à l’arbre l’un de ses membres et s’emploie à donner vie à ce bout de bois en l’interrogeant, en cherchant ce qui se cache derrière l’écorce.

« Le bâton semble établir un courant entre le promeneur et le fond végétal dans lequel il baigne. »

Jean-Pierre Le Goff aime également se confronter, avec joie, tout comme le fit jnaguère Francis Ponge, à nombre d’objets ordinaires. Il étudie leur forme, leur physique, leur spécificité. À leur contact, il affine sa pensée et souligne leur incomparable présence, qu’ils soient billes, bols, hélice, cailloux égarés, barque, bouteilles consignées ou bulle de savon.

« La bulle de savon est une sphère. La géométrie démontre qu’il n’y a pas de surface plus réduite que la sphère pour contenir un espace donné. »

Méthodique, facétieux, heureux de circuler dans les spirales de sa pensée, Le Goff apprécie tout particulièrement le chemin de fer. Attendre sur un quai de gare ou se laisser porter par le rythme lancinant d’un train lui procurent des sensations différentes et complémentaires. Cela l’incite à écrire des « miettes ferroviaires » qui glissent sur les pages de ses carnets.

« L’attente est agréable.
Les rails font des écarts.
Les voyageurs ne les voient pas. »

Il y a matière à bouger en soi, à lire, à découvrir, à sentir, à partager dans cet ouvrage aux multiples portes d’entrée. Il est bon de le garder à portée de main. De l’ouvrir au hasard. Et de se laisser happer par l’écriture posée, ample, enveloppante de ce grand discret qui aura passé sa vie à détecter les vibrations infimes qui fondent l’être humain en le rattachant à son environnement immédiat, quel que soit le lieu où il se trouve,

Jean-Pierre Le Goff : Le vent dans les arbres, éditions Le Cadran ligné.

 

mardi 4 juillet 2023

Il faut croire au printemps

Une voiture roule, pleins phares, en direction des falaises d’Étretat. Au volant, un musicien de jazz, à l’arrière un bébé endormi dans son couffin. Dans le coffre, le corps d’une femme, la mère du petit et compagne de l’homme qui va, d’ici quelques minutes, s’en débarrasser en la jetant à la mer. Plus tard, il ira déclarer sa disparition à la gendarmerie. Qui ne parviendra jamais à retrouver sa trace

« Le couffin dodelinant au bout du bras, le père reste à contempler la mer qui reflue, cherche à y deviner le corps aimé qui bringuebale parmi les flots. Puis il fait demi-tour, réinstalle l’enfant sur la banquette arrière, l’arrime à la ceinture de sécurité. S’accroupit à hauteur du petit visage qu’il entoure de ses mains dans l’espoir de l’apaiser, de le réchauffer, de l’attendrir peut-être. »

En quelques pages, Marc Villemain nous embarque dans une histoire dont il reste encore beaucoup à découvrir. Comment cette femme est-elle morte ? Qui l’a tué, dans quelles circonstances ? Est-ce un acte prémédité ou un accident ? On va l’apprendre au fil de la lecture, en retrouvant l’homme et son fils dix ans plus tard, quand une amie du musicien lui annonce que l’on a aperçu son ancienne compagne dans une communauté en Allemagne. Il ne peut que faire semblant d’y croire et part, avec son gamin, en Bavière. Où il ne trouvera évidemment rien. Plus tard, c’est en Irlande, où quelqu’un a également vu la disparue, qu’il doit se rendre, pour continuer à valider la thèse de la disparition.

Comment peut-on vivre après avoir tué (accidentellement, après une dispute, on l’apprendra bientôt) sa compagne et s’être ainsi débarrassé de son corps ? L’homme, animal complexe et malin, s’invente parfois d’étonnants stratagèmes pour cohabiter avec sa culpabilité. Cela ne dure qu’un temps. À moins d’appartenir à la catégorie des tueurs froids et machiavéliques. Ce qui n’est pas le cas de cet homme, plutôt mélancolique, maladroit, cultivé, surpris d’avoir commis un tel acte, capable de tomber amoureux assez facilement, reportant son affection sur son fils. Il essaie de colmater ses failles comme il peut, l’alcool et les psychotropes aidant, et garde son secret. Dix ans qu’il se mure dans le silence, emmuré dans une prison sans barreaux apparents.

Ce personnage n’a évidemment rien d’un héros. Marc Villemain ne le juge pas. Il le regarde vivre, le suit à la trace, en Allemagne, en Irlande ou à Paris, dans les clubs de jazz, les bars, les pubs, traînant partout sa feinte nonchalance. Il est, la plupart du temps, accompagné de son fils et assure plutôt bien son rôle de père. Reste l’absence de la mère. Le gamin ne l’a jamais connue et ne croit pas à une réapparition soudaine. Son père, quant à lui, n’espère plus grand chose. À part une rencontre providentielle, une personne bienveillante et attentive, et ce ne peut être qu’une femme, qui saurait l’écouter sans l’accabler. Ce jour-là, s’il advient, et il adviendra, il pourra se délivrer d’une part de lui-même, se délester de son terrifiant fardeau et entrevoir une porte de sortie.

Cet homme, que Marc Villemain nous montre en équilibre instable, cherchant malgré tout à tenir, et dont il sonde, avec finesse, la personnalité complexe, n’est pas le seul protagoniste du roman. Son fils l’est tout autant. Et de façon lumineuse. Grâce à sa présence rassurante, attachante et spontanée.

Marc Villemain : Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld

mardi 27 juin 2023

Sur la voie abrupte

Il procède par petites touches, esquisses concrètes qu’il dessine au gré de ses voyages et dont il se sert pour tenir un journal uniquement composé de poèmes. Son cheminement est intérieur mais les lieux qu’il découvre sont bien réels. Il ne les choisit pas au hasard. À chaque fois, quelque chose l’incite à se rendre sur place. Ce peut être à Venise où il s’amuse d’un jeu de masques en cours sur le tapis rouge de la Mostra, ou à Rome, en visite au cimetière non catholique où reposent Corso, Shelley, Gadda et bien d’autres, ou près de Volgoda, dans un monastère du nord de la Russie, ou à Göteborg..

« Dans le jardin botanique de Göteborg
Je me sens fragile devant toutes ces fleurs
Écloses en mai, éteintes, brûlées en juin,
Dans la ville on fleurit les statues des poètes.
Le poète Dan Andersson, prolétaire au visage sévère.
Karin Boye, une fleur fanée à la main.
Heureux pays. »

Jean-Claude Caër n’est pas seulement ce voyageur qui décrit avec parcimonie quelques-uns des endroits du monde où il questionne le quotidien et la mémoire de ceux qui y vivent, y décelant une certaine sagesse et de quoi nourrir sa géographie affective. Son histoire le ramène également vers sa commune d’origine, Plounévez-Lochrist, dans le nord du Finistère. Là sont ancrées ses racines. Quand il y pose ses pas, c’est un autre voyage qui débute. Ainsi celui qu’il effectua lors du premier confinement, en mars 2020, moment idéal pour retrouver pleinement sa maison natale, les paysages de son enfance et le rythme de vie des habitants.

« Chaque route, chaque talus, chaque sentier
plongent vers les ancêtres.
Souvenirs des moissons dans les années 60,
de la cordelée des villages.
Je me souviens d’un meurtre aussi à Brétouaré (triste histoire).
Lieu de ma promenade presque chaque soir maintenant.
Des gendarmes traquaient le meurtrier, Paul Guéguen,
dans les bois, dans les landes, alors qu’on battait les blés. J’avais 8 ans.
Récemment le meurtre de Glen Miller, à Traou-Braz.
Sa voiture est dans la cour immobile,
la maison sous scellée. »

Tout est murmure et suggestion. Il y a chez Jean-Claude Caër légèreté, douceur et discrétion. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer des choses graves ou de toucher du doigt des territoires âpres. Ceux du pays Léonard le sont assurément. Il les sillonne avec lenteur. Sait qu’il chemine « sur la voie abrupte ». Embarqué dans un énième et peut-être dernier voyage. Avec à nouveau les mots, les poèmes pour l’aider à déjouer les coups de Trafalgar de la nostalgie.

« La voix de ma mère au téléphone
N’est pas très agréable à entendre.
Sa voix est cassée, éraillée.
N’est pas la voix de ma mère jeune.
Qui m’appelait à l’heure du repas.
Quand je courais par les champs, les prairies.
Qui me tenait par la main dans la ville de Brest,
Rue de Siam au milieu des trolleybus. »

Sur la voie abrupte est un livre où il fait bon respirer, fenêtres grandes ouvertes. On y repère des paysages habités, des rochers aux noms bretons, les dunes de Keremma subissant les assauts de l’océan, les tracteurs colorés qui se dirigent vers les champs de choux-fleurs, quelques fantômes surpris en train d’interpeller les vivants, des chevaux qui s’ébrouent, des vents iodés qui ont traversé l’Atlantique, des bernaches qui partent en Sibérie et quelques auteurs japonais qui viennent, entre les lignes, dispenser des leçons de sagesse.

Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le bruit du temps

mardi 20 juin 2023

Saison été seize

Cela débute par un coup de téléphone à son père, pour lui souhaiter un bon anniversaire. La conversation dévie instantanément sur l’état de santé de sa mère. Elle vient de subir des examens médicaux. Ils ne sont pas bons. Et laissent présager le pire. Qui va bientôt advenir.

« Le mouvement de ma mère,
sa vitesse,
quelque chose lui a été enlevé. »

Comment dire la mort d’une mère, ce qui la précède (la maladie qui occupe rapidement tout l’espace) et ce qui la suit (église, cimetière, famille réunie puis chacun repartant retrouver sa vie d’avant).

« Une balade, en fin d’après-midi, au soleil, au pied d’une éolienne, avec les enfants, une joie triste. »

Saison été seize appartient à ces livres, peu nombreux, qui expriment la perte d’un être cher en usant de peu de mots, déroulant un fil narratif léger, à peine quelques lignes par page, des notes brèves, empreintes de sensibilité et de pudeur. L’écriture d’Emmanuel Rabu est touchante par sa simplicité même. Tout est dit avec concision. Sa discrétion l’incite à se tenir un peu en retrait, à sa place, et néanmoins au plus près de ses proches, et notamment de son père.

« Quelque chose s’est arrêté ». Et pourtant tout doit continuer. En l’absence de celle qui s’est éteinte en plein été. Pour entrer dans un livre et dans la mémoire des siens.

« Septembre.
Je pars à Rouge pour le week-end.

(…)

C’est la première fois que je reviens depuis la mort de ma mère.

Il n’y a pas de repas de prévu et l’odeur a changé dans la maison. »

 

Emmanuel Rabu : Saison été seize, Dernier télégramme.