Chez Ramon Sender (1901-1982), réalité et fiction sont
indissociables. Il s’appuie souvent sur la première pour déclencher puis
étayer la seconde. Cette fois, c’est un fait-divers qu’il avait dû
couvrir en 1926, en tant que journaliste pour le quotidien El Sol, qui
sert de trame à ce roman publié initialement en 1939 à Mexico.
L’histoire est peu banale. Elle débute par une scène de chasse dans la
montagne. Un petit groupe (composé de cinq chasseurs et du narrateur)
grimpe à bon rythme derrière les chiens. Il s’en va débusquer un
étrange gibier que l’on a vu sauter à plusieurs reprises sur les pitons
pelés de ce massif si peu hospitalier. Certains disent que c’est un
monstre, d’autres un orang-outang, d’autres prétendent qu’il a deux
têtes.
« Certains avaient vu l’animal que nous allions chasser. De tout ce
que j’avais entendu dire, je retenais surtout ces détails : “des griffes
aussi longues que celles d’un tigre, le mufle et la tête couverts de
poils” ».
En fait, parvenus là-haut, c’est un homme que les chasseurs vont
réussir à capturer, un homme apeuré qu’ils forcent, sans ménagement, à
sortir d’une caverne en l’enfumant.
« Il sortit. Mais il fallut s’avancer pour le soutenir : il était à moitié asphyxié et tomba à l’entrée, sans connaissance. »
Sender déroule alors son récit comme il en a l’habitude. Avec
patience et méthode. S’attachant à ce personnage soudain devenu
essentiel. Lui redonnant une identité. Retrouvant en cet homme hirsute
qui sait parler aux renards un nommé Sabino, disparu quinze ans plus tôt
et que tous croyaient mort, y compris sa femme remariée qui, le voyant
apparaître sur le pas de sa porte, déclara, effrayée, que ce n’était pas
lui mais son « fantôme » qui se tenait là, debout devant elle.
Le retour du disparu va réveiller le passé. Et nourrir le texte et
les multiples rebondissements que l’écrivain va lentement conter. Sabino
était un absent particulier. Dont on n’avait jamais retrouvé le cadavre
parce que, pensait-on, il avait été assassiné puis découpé en morceaux
avant d’être donné à manger aux cochons. Deux jeunes d’un village
voisin, "soumis à la question" (autrement dit torturés) avaient
d’ailleurs avoué le meurtre et venaient, en conséquence, de passer de
nombreuses années derrière les barreaux.
L’histoire initiale est amplifiée par tout ce que Sender
y ajoute. Il semble parfois la délaisser pour s’attacher aux conflits
en cours dans le village, notamment entre ceux (grands propriétaires)
qui ont (ou cherchent à prendre) le pouvoir. S’il bifurque ainsi, c’est
pour mieux poser le fait-divers. Il veut l’installer au centre des
préoccupations de tous sans négliger les à-côtés et la vie qui continue
malgré la présence insolite d’un ressuscité en ces lieux. Il le fait en
sondant la fragilité ou l’innocence de Sabino, en décrivant le parcours
semé d’embûches de ses présumés assassins et de leurs familles.
En reliant l’histoire du revenant à celle de toute une communauté, il
parvient à l’ancrer, peu à peu, dans la légende collective.
Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.
Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire