Kaddour Riad a dix ans quand le F.L.N. accède au pouvoir et proclame
l’indépendance de l’Algérie. C’est ce qui se passe avant, pendant et
surtout après ces moments de liesse populaire, où le vent de liberté
qui se mettait à souffler semblait capable d’ouvrir en grand quelques
fenêtres, qu’il raconte dans son premier roman. Il retrace à coups de
courts chapitres, saisissant chaque épisode avec fougue, le fil d’une
vie familiale qui se mêle étroitement à l’histoire récente du pays.
Partant de son enfance à Cherchell, au bord de la Méditerranée, entre
les vestiges romains et la présence de plus en plus imposante de
l’armée française, il adopte une écriture incisive et percutante, des
phrases au souffle soutenu dans lesquelles il manie l’humour ou la
dérision pour expliquer sa difficulté à trouver sa place entre une mère
analphabète (« nationaliste dans le sang ») qui hurle, vocifère et
l’insulte et un père taciturne qui officie en tant qu’écrivain public
dans un café où il a sa table de travail.
« Au clin d’œil il fallait que j’obéisse. Elle me frottait les yeux,
la bouche et les fesses avec du piment fort pour en finir une fois pour
toutes avec mes diableries. “Tu veux que je te massacre ? Ton sang, je
le boirai, espèce de charogne, chien, fils de chien, Juif puant,
sauvage, risée de tes camarades !” hurlait-elle en me battant
sauvagement. »
C’est cette éducation à la dure qui va lui permettre de se forger une
vraie carapace en recherchant dans le mot « indépendance » une
signification qui n’a rien à voir avec le sens que ceux qui se sont
battus pour la libération du pays vont lui donner. Il comprend vite que
la liberté, l’intime conviction et le libre arbitre qu’il assimilait si
facilement à ce mot vont rester lettre morte. Il le dit à sa manière,
n’occultant rien, plongeant brièvement dans le passé millénaire de
l’Algérie pour tenter de comprendre l’élan collectif qui pousse ses
proches à mettre en veilleuse leurs propres aspirations pour se
soumettre aux lois dictées par un pouvoir qui, perpétuellement « en
alerte maximale », multiplie décrets et interdits.
Kaddour Riad se montre tout à tour acerbe, critique, virulent,
vigilant et moqueur. Ce dernier trait de caractère donne à son récit
une grande liberté de ton. Rien ne lui échappe, et surtout pas ce genre
de phrase sortie de la bouche « du chef suprême du tourisme et orateur
redoutable » qui lors d’un discours enflammé déclare : « en 1962, nous
étions au bord du précipice, aujourd’hui nous avons fait un grand pas en
avant ! ». Il dessine, de même, le portrait de son père soudain
transformé, travaillant dur, ne buvant plus, alignant en fin de journée
les cinq prières qu’il n’a pas eu le temps de faire aux heures
convenues. Il portraiture avec une férocité amusée ce voisin, « sergent
de l’armée populaire, petit, nerveux, le visage barré d’une moustache
réglementaire et sévère » qui se promenait « en tenue de combat, au
marché comme au cinéma, (…) toujours à deux doigts de dégainer et mettre
en joue tout individu non conforme aux orientations de l’heure
nouvelle ».
Il fait défiler les présidents à bon rythme, assiste en 1965 à
l’irruption de « l’armée du colonel Boumediene, illustre inconnu
jusqu’alors, qui passait par là dans le but de renverser Ben Bella,
premier président de l’Algérie à peine indépendante ». L’un disparaît
sans laisser de trace, l’autre meurt de mort plus ou moins naturelle, un
autre est rappelé in-extremis d’un interminable exil avant d’être
exécuté lors d’une réunion publique. C’est cette histoire, la sienne
autant que celle de son pays, qu’il tisse page à page, la faisant se
terminer, ou plutôt la laissant se poursuivre sans lui, contraint de
s’exiler en France, en 1991, à l’époque où « le dernier né des fronts,
le Front Islamiste du Salut » montre sa force d’une manière plus
radicale que les précédents.
« On assassina des étrangers sans défense, des chrétiens charitables
et bien aimés de la population, des écrivains, des prostituées, des
scientifiques, des journalistes, des artistes, des imams, des
fonctionnaires, des paysans, des ouvriers, des supporters de
football... »
Kaddour Riad, qui coproduisait alors l’émission radiophonique Sans pitié,
née après les émeutes du 5 octobre 1988, comprend vite que l’heure est
venue de traverser la Méditerranée, seule façon de garder son
indépendance et de faire en sorte que son roman ne se termine pas
sans lui.
Kaddour Riad : Putain d’indépendance !, éditions La Contre Allée.
Kaddour Riad : Putain d’indépendance !, éditions La Contre Allée.
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