samedi 30 mars 2019

Pâture de vent

« Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L’univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu’on s’en aperçoive. Humblement les êtres et les choses convergeaient et s’appliquaient à participer à l’édification d’un réel à peu près recevable. »

C’est ainsi que débute, tout simplement parce que c’était un bon jour pour commencer, Pâture de vent, le nouveau livre de Christophe Manon. Le texte, envoûtant, presque halluciné, monte très vite en puissance pour devenir un chant d’amour et de résistance. La voix qui le porte et le scande est tendue, parfois fulgurante, tiraillée entre douceur et violence. Elle est habitée. Reliée à un lieu, à un temps, à une histoire. Elle dévoile ses souvenirs, certains terrifiants, d’autres peu avouables, beaucoup ayant trait au corps, au désir, à la mort, tout en célébrant la vie, et plus particulièrement celle, tourmentée, du garçon qui est au centre de cette fiction.

« La chaleur ondulait sans fin au-dessus de la prairie en pente ; elle irradiait en grosses gouttes de sueur sur le front du garçon et s’épanchait sous ses aisselles en large tâches brunes. De nouveaux organes mûrissaient sous son épiderme en distillant des sécrétions sur les parois de ses muqueuses. La fille était là aussi, auréolée de grandes boucles dorées. »

D’autres silhouettes apparaissent bientôt. Celles du grand père, de la mère ou d’ancêtres venus d’Italie et celle du petit frère mort-né. À côté de ces vies passées ou manquées, des scènes précises surgissent. Hébété, le gamin les visionne. Se repasse ses innombrables séances de masturbation. Se demande si cela ne lui jouera pas des tours dans sa vie future. La culpabilité, transmise de génération en génération, lui tombe salement dessus. Cela le hante. Décuple son envie d’en découdre. Sa rage de dire ce qu’il en est, au fond de lui, de ce bien et de ce mal qui s’affrontent et qu’il lui faut jeter par dessus bord. C’est ce qu’il s’escrime à faire, en solo, en priant les mains jointes ou en se confiant avec ferveur au fantomatique petit mort.

« Salut éternel et fraternel à toi, mon joli sucre d’orge, mon tendre berlingot, mon trois fois saint petit lapin, je t’aimais, cher frangin, avant que tu n’échoues en ce monde et je t’aime à présent dans ta mort et dans ta venue aussi transitoire qu’elle fut, petit éclat d’abîme arraché au néant pour y retourner aussitôt. »

Ainsi parle le garçon qui se remémore les affres, émois et effrois de ses jeunes années. Il s’allège d’un trop-plein de douleur, de honte, de vie morne afin de se reconstituer. Cela passe par des moments de transe et des visions hallucinées qui le mènent de l’église au cimetière avant de réintégrer le présent, abandonnant alors le gamin qu’il fut pour retrouver l’homme qu’il est devenu C’est celui-ci qui s’exprime en seconde partie du livre. À la première personne du singulier. En reprenant le récit à son compte.

« Fuyant un sentiment d’angoisse de plus en plus oppressant, je quitte à mon tour le cimetière et m’éloigne du crépuscule blême tombant du ciel d’hiver, m’en retournant d’un pas hâtif à travers les rues glacées à ma chambre pleine de livres incandescents et de rêves fiévreux, pleines d’attentes et de désirs inassouvis. »

C’est la vie – avec ses heurts, ses manques, ses extases, ses pulsions –, une vie saisit à bras le corps et remise sur rails par celui qui se souvient du temps où il devait tout apprendre sur le tas, que conte ici Christophe Manon. Il le fait avec force, sans occulter les pertes et fracas, en une prose vertigineuse qui frappe et enchante.

 Christophe Manon, Pâture de vent, éditions Verdier.


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