C’est le parcours discret, presque effacé, du peintre suisse Louis
Soutter que Sereine Berlottier retrace ici. Elle le fait en partant des
quelques éléments biographiques qui ont pu échapper au silence qui aura
entouré la vie de cet homme né en 1871 dans la petite ville de Morges
et mort en 1942 à l’asile de Ballaigues, où il passa ses dix-neuf
dernières années. Elle ouvre ces balises et les travaille à sa manière –
qui est posée et précise – pour qu’elles bougent en s’insérant au
mieux dans le récit.
« Nous sommes en 1923, tu as cinquante-deux ans, tu montes les
marches sans regarder les visages, tu te tiens droit, tu ne veux pas te
sentir vaincu, la porte s’ouvre, tu découvres la chambre où désormais tu
vas vivre, où tu vas dessiner, écrire, deux lits, deux chaises, un
grand bahut, une table que tu mesures au premier regard. »
Tout avait pourtant bien commencé pour celui qui fut d’abord apprenti
architecte à Genève, puis violoniste à Bruxelles et enfin enseignant
dans une école d’art à Colorado Springs où il vécut quelques années, le
temps d’un mariage qui tourna court, avec une américaine rencontrée en
Belgique et tout se passa également à peu près bien jusqu’à son retour
dans sa ville natale. C’est à cette époque qu’il se mit à dépenser sans
compter, se retrouvant rapidement fauché, lâché par sa famille et
contraint de rejoindre le seul lieu où l’on acceptait d’héberger les
vieillards et les indigents du canton.
« Dix-neuf ans que ton père est mort, sept années que ta sœur a
succombé à un mal inconnu. Il ne reste que toi, un frère, une mère, les
dettes, la réputation menacée, et cette étrange démarche de sauterelle
blessée qui est la tienne lorsque tu parcours la ville. »
Le lieu n’est pas fermé. Il peut en sortir et se lancer dans des
marches épuisantes au cours desquelles il lui arrive de tomber ou de se
perdre. Il aime fatiguer ce long corps maigre qui devient de plus en
plus sec et qui tressaille ou vibre dès que ses doigts se mettent à
dessiner ou à peindre des portraits et des formes étranges.
« Tu dessines dans des cahiers d’écolier que tu empiles dans le grand
buffet de ta chambre et que tu sors parfois pour les montrer à un
visiteur qui aurait entendu parler de toi là-bas, loin, quelqu’un qui
serait libre d’aller et venir, de monter dans une automobile, de rouler,
de frapper à la porte, de demander à te rencontrer. »
L’un d’eux, un jour, viendra spécialement pour lui, pour prendre la
mesure de ses dessins, et pour en acheter un, à prix fort, pour montrer
que ce reclus dont personne ne se soucie est en train, mine de rien, de
bâtir une œuvre qu’il conviendrait de préserver. Il ne faudrait pas que
ses dessins et portraits futurs finissent, comme la plupart des
précédents, à la poubelle. Cet homme, c’est Jean Giono. Il n’est
d’ailleurs pas le seul à s’intéresser au peintre. Un autre, qui est l’un
de ses cousins, Charles-Édouard Jeanneret, plus connu sous le nom de Le
Corbusier, vient lui rendre visite et réussira, en novembre 1936, à
organiser une exposition de cinquante-trois dessins au Waldsworth
Atheneum de Hartford, dans le Connecticut.
Tous ces éléments, toutes ces pièces collectées plus tard, quand il a
bien fallu, après la mort de Louis Soutter, savoir qui était vraiment
cet artiste dont on commençait à découvrir l’œuvre, Sereine Berlottier
les replace dans leur contexte, et s’en sert a minima, pour donner libre
cours à un récit axé autour de la personnalité du peintre et de son
itinéraire si particulier. Elle s’adresse à lui, regarde, note,
questionne et parvient, à travers un canevas inventif très ciselé et
judicieusement mouvant, à retrouver l’être fragile qui se cachait
derrière ces corps mystérieux qu’il a légués à la postérité.
Sereine Berlottier : Louis sous la terre, éditions Argol.
Sereine Berlottier : Louis sous la terre, éditions Argol.