jeudi 14 février 2013

Tashuur. Un anneau de poussière

C’est en Asie du sud-est, dans les longues steppes de Mongolie, sur des hectares d’herbes rases et de terres sèches, que Pascal Commère nous invite à le suivre. Là-bas, l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on marche. Les traces que les hommes et les troupeaux laissent derrière eux s’effacent à la vitesse du vent. C’est le domaine de l’éphémère et de l’instant présent mais aussi celui de la préparation d’un futur directement lié à la vitalité des bêtes. Il faut les mener à la rencontre de l’herbe, se déplacer fréquemment, ménager les chevaux et se faire à l’idée que « le piétinement de la horde sur la steppe » est le signe régulier et répété d’une vie en cours en ces contrées réputées rudes.

« Pour l’herbe le remuement des cheptels
ô tournis ravageur des galops en rafales,
les sept pouvoirs de la pluie – si l’eau
attendue tant et tant vient à manquer »

Pour partager, même brièvement, le quotidien de ce peuple nomade, Pascal Commère sait rester discret et disponible. Il est à l’écoute de ces hommes, de ces femmes, peu diserts mais néanmoins curieux et désireux de savoir ce qui le guide, lui qui reçoit, comme tous « ceux qui passent », sa part de repas et de respect.

« Rien ne se gagne, rien ; le sommeil disperse les songes au rythme de la steppe. Tu mords à pleines dents. Maintenant que te voici parmi eux, libre. Et fier, pour un peu. Semblable et différent. »

Ce qui le rend proche d’eux, c’est ce silence qu’il parvient à garder, ce tabac qu’il échange, cette même patience portée aux bêtes, et notamment aux chevaux qu’il n’a, depuis l’enfance, jamais vraiment cessé de côtoyer. Il se sent bien avec les cavaliers mongols qui, ne se séparant jamais de leur petit fouet nommé Tashuur, serrent, rassemblent et guident sans relâche les troupeaux. Ceux-ci forment de longues cohortes et soulèvent des nuages de poussière dans l’immensité désertique. Il les accompagne un temps. Note le soir « une ligne, ou deux, sur un carnet », revient sur une scène entrevue (« un homme aux cheveux gris très courts – il passe une main sur son visage pour détendre les rides qui viennent avec l’âge »), esquisse des portraits brefs (« Elle, peau de feu – les seins pris au bol, qui remplit au creux d’herbe un bidon d’eau terreuse »), toujours avec ce peu de mots et ces raccourcis tendus qui lui permettent de transmettre la vigueur d’un geste, la force d’une émotion ou la blessure qui lance sous le sang séché.

Avant, et après, cette incursion dans la steppe qui donne sa densité au livre, il y a l’escale (aller-retour) à Oulan-Bator (ou Ulaan Baatar), la capitale, vers laquelle convergent la plupart des pistes empruntées par les nomades qui viennent ravitailler boucheries et fourreurs.

« Mais voici qu’on cloue dans la cour les caisses assujetties au dos des bêtes bâtées avec des cordes : l’inscription en grandes lettres noires dans le sens de la largeur Destination Ulann Baatar. Empilées en tas énormes, les briques de thé faites de sang de bœuf et de feuilles de thé comprimées qui valent monnaie au Tibet, les bottes de cheval mongoles – une pleine voiture à bras, les peaux de zibeline et renard par milliers. La marchandise ! ».

En ville, le grand marché ne cesse jamais. Camions et taxis rasent les piétons. Des milliers de tougriks (la monnaie locale) changent de main. Les klaxons hurlent. Dans les rues du centre, personne ne regarde les « mendiants, estropiés de tout poil » assis à hauteur des pots d’échappement. Ici comme ailleurs, le business et la misère ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre. Cela aussi, Pascal Commère l’écrit. Ou plutôt : donne assez de clés au lecteur pour que celui-ci prenne la mesure de cette réalité. Poète, rien ne lui échappe. C’est un témoin incisif et vigilant, un homme « seul face aux mots » et à la langue qu’il ne cesse de travailler, de pétrir, créant une étrange et très probante alchimie où sang et sève, corps et terre, hommes et bêtes se trouvent, inextricablement, liés.

 Pascal Commère : Tashuur. Un anneau de poussière, éditions Obsidiane.



mardi 5 février 2013

Francis Giauque

Venant peu après la publication de l’œuvre complète du poète suisse aux Éditions de l’Aire en 2005, cette livraison déjà ancienne offre une somme d’études, de témoignages, d’extraits de lettres et de repères biographiques qui rappellent la trajectoire fulgurante d’un homme que l’on retrouve, dans ses poèmes brefs, en train de se battre sans relâche (et sans illusion) avec la maladie, l’angoisse, la solitude.

La poésie de Giauque est née d’une urgence, d’une nécessité de fissurer (avec des mots simples, dans une forme austère) le véritable mur dépressif contre lequel il se cogne - entre les années 1958 et 1965 - et qui annihile, peu à peu, ses dernières forces.

« Douleur implacable. Se ruer dans la nuit. Gouvernail arraché. Voiles déchirées. Le vieux navire prend eau de toutes parts. Attention. Bientôt la main ne pourra plus guider les mots. Conscience et esprit comme une plage couverte de cadavres. Les larmes ne peuvent plus couler. Ont trop coulé. Un peu partout. Dans les chambres closes. Les cellules verrouillées. Les bistrots déserts. Les lits éventrés. »

Parler seul, L’ombre et la nuit, Terre de dénuement, Journal d’enfer : à eux seuls, les quatre titres de Giauque expriment assez ce que fut la courte existence (1934-1965) de celui qui n’aura jamais cessé de se rapprocher de ceux qui, “emmurés, dépossédés d’eux-mêmes”, lui ressemblent.

« À force de fréquenter les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître : Antonin Artaud, j’ai fini par leur ressembler. C’est un héritage terrible. »

Parmi les nombreux hommages (Jean-Pierre Begot, Arnaud Buchs, Jean-Jacques Queloz) figurant au sommaire de ce volume de 230 pages conçu par Patrick Amstutz, ceux de Georges Haldas et de Hughes Richard, qui furent des proches de Giauque, sont particulièrement émouvants. Tous deux ont vu très vite l’état psychique du poète (vivant souvent reclus, noircissant page sur page) se dégrader.

« C’était hallucinant de voir cette graine intacte promise à la destruction », écrit Haldas dans Jardin des espérances (Éd. L’ Àge d’homme, 1969), livre dans lequel il lui consacre une cinquantaine de pages.

« Lire Giauque est une épreuve », note François Boddaert. C’est effectivement vrai. Traverser avec lui cet océan de sombre désespérance pour aboutir à une fin implacable (suicide au lac de Neufchâtel en mai 1965) est douloureux mais sans doute nécessaire pour que le fil de cette voix fragile ne se casse pas.

 Intervalles : Sur le Souhait, 31 - CH 2515 Prêles (Suisse).

lundi 28 janvier 2013

Un amour de beatnik

Si l’œuvre de Claude Pélieu est abondante et largement publiée, il n’existait par contre que peu de repères permettant de situer son écriture poétique avant ses trente ans et l’édition (en anglais) de Automatic Pilot à l’enseigne de City Lights, librairie et maison d’édition créées par Lawrence Ferlinghetti. Cette lacune est désormais comblée avec la publication, dix ans après sa mort en 2002 et quatre ans après la parution du livre collectif Je suis un cut-up vivant, des lettres adressées à sa première femme, Lula-Nash, en 1963 et 1964. On y découvre un auteur qui possédait déjà ce sens de l’image rapide, cette énergie ramassée et cette tension très saccadée qui ne cesseront de s’affirmer dans les textes à venir.

Le livre est divisé en trois parties. D’abord les lettres écrites à Paris, ensuite celles envoyées de San Francisco et enfin un ensemble de poèmes datés de 1962 et 1963 qui étaient joints aux différents envois. Ces missives sont particulières. Elles débutent alors que Lula vient de quitter Pélieu qui, n’acceptant pas ce départ, trouve refuge dans une prose fulgurante qu’il expédie jour après jour à celle qu’il espère voir revenir. Il vitupère, fulmine, harangue, s’agace, improvise de longs et déchirants brames où il laisse éclater sa souffrance, ses désirs, ses manques. Ces lettres sont électriques, expansives, décousues.

« Ma Femme éponge saoule je me faufile jusqu’à toi sous ton coin de bouche, sous ton ventre blanc bombé à 4 pattes, je jappe sous toi, je bois ce que tu mets à chauffer tout au fond, ce qui a le goût de champignon. Nash je te garde dans la cymbale de mon cœur... Je ne tiens plus, je vais courir comme un fou sur toi, je ne veux en rien t’abdiquer... Je vais te regarder fixement dans le noir. Demain je cavale Poste Restante. »

Plus le temps passe et moins les plaintes se font virulentes. Peu à peu, et cela correspond à son arrivée en Californie, les lettres se transforment en une sorte de journal-poème où il parle de sa vie, de ses projets littéraires, de ses collages, de ses lectures, de ses révoltes, de son addiction à l’alcool et à l’héroïne...

« Je suis prisonnier des bulles et j’ai pu mettre fin à mes angoisses et à ma spasmodie électronique en plongeant dans les bulles-flocons Laine & Coton et en utilisant certaine "saloperie". »

Il rencontre poètes, éditeurs et musiciens, vénère Thelonious Monk, expérimente le cut-up, se passionne pour la poésie sonore, retrouve Gregory Corso qu’il avait auparavant connu à Paris, se lie d’amitié avec Ferlinghetti et commence à traduire, en compagnie de Mary Beach, qu’il épousera plus tard, plusieurs auteurs beat (Burroughs, Ginsberg, Kaufman) pour les éditions Christian Bourgois. On suit, à la lecture de ces lettres, derrière cet amour brûlant qui ne le quitte pas, le parcours autobiographique de celui qui est considéré, à juste titre, comme le seul poète français à avoir participé avec une telle intensité à l’aventure littéraire de la Beat Generation.

« De toute manière, chaque lettre reflète ce que je suis en train de transcrire ou certains états de veille et de descente... même par-dessus cette douleur, la came et l’alcool ne sont plus que des bastos emmurées aux écoutes sur le tambour des nerfs... »

Les textes poétiques proposés en fin de livre montrent que Pélieu avait déjà trouvé sa façon d’écrire. Benoît Delaune (à qui l’on doit, par ailleurs, un ouvrage consacré à Captain Beefheart), l’exprime clairement dans une introduction très documentée. Il revient également sur la genèse de cet ensemble qui doit beaucoup à Lula-Nash qui, en conservant lettres, poèmes, collages et dessins, a sauvegardé un pan important de l’œuvre d’un auteur connu pour la grande dispersion de ses écrits. Ceux-ci partaient souvent à tous vents, au gré de ses nombreuses correspondances, sans qu’il en garde la moindre copie.

« William Burroughs m’a envoyé un jour un télégramme cut-up où il me dit Please adjust your brakes (S’il vous plaît, ajustez vos freins)... je crois que je ne pourrais jamais ajuster mes freins même avec une seringue électronique... chaque mot s’annule, chaque intersection se tend, s’explose... c’était simplement t’écrire Lula... tendrement te dire ce que je ne peux pas te dire... »

 Claude Pélieu : Un amour de beatnik, lettres à Lula-Nash, 1963-1964, présentées et annotées par Benoît Delaune, éditions Non Lieu.

jeudi 17 janvier 2013

Lire Lionel Bourg

Décider de suivre à la trace Lionel Bourg – pour accompagner l'homme et l'écrivain sur ses sinueux chemins de traverse – c'est à coup sûr s'embarquer dans une déambulation hors norme. Il faut tout d'abord ne pas hésiter à se perdre tout en prenant soin de jalonner sa route de points de repères. Précaution fort utile pour se situer, revenir sur ses pas si besoin est et repartir pour se retrouver peu à peu en pays de connaissance en compagnie d'un être qui va vite nous en apprendre tout autant sur nous-mêmes que sur lui.

Il ne ménage pas son lecteur. Il lui arrive même de le titiller, voire de le brusquer en débutant son texte à toute allure et en demandant à qui veut le suivre d'adopter d'emblée un rythme soutenu. C'est un passage obligé pour entrer de plain-pied dans son univers, dans ses livres, ses poèmes, ses récits, ses lettres, son journal, ses essais, ses carnets, ses humeurs, ses coups de gueule, ses périples (de Bucarest à Douala avec fréquents retours à Saint-Étienne – où il habite – ou à Saint-Chamond – où sont ses racines).

« Dehors la ville est morte. De jeunes désœuvrés s'agglutinent sur la place puis se séparent, les uns tripotant leur téléphone portatif, les autres, qui se dandinent, s'éloignant à l'intérieur du gel ou du défaut du monde qu'il leur faut accepter. »

On le voit vaquant dans l'humidité froide des rues. Certains soirs, c'est au plus secret des venelles, près des chats, dans des recoins, sous les gouttières, entre ronces et fossés qu'il préfère s'isoler, assemblant, au fil de la marche « des lieux, des journées en souffrance. Enfouis sous les gravats de l'habitude ou dont les échardes soudain déchirent la mémoire. »

Rythme lancinant, blues étiré, mélopée lente et précise... Ce sont d'autres points d'appui. Omniprésents d'un bout à l'autre de cette balade au long cours où l'on prend plaisir à marcher, à crapahuter, à trébucher dans les méandres du texte en repérant les multiples présences qui traversent l'imaginaire de Lionel Bourg. Il y a là, en vrac, des peintres, des poètes, des coureurs cyclistes, des musiciens, des chanteurs, tous acteurs d'une époque (1950-1965) à laquelle il se réfère souvent et qui reste pour lui fondatrice.

« Je suis né sur un sol charbonneux. Tout était noir dans la région minière. Les murs, la boue dans les squares, les arbres et les façades des immeubles, les eaux grumeleuses des rivières comme les fumées que crachaient les usines, l'humeur maussade des hommes rentrant chez eux le soir, la colère des femmes, les joies fiévreuses, la misère. »

Il vient de là. Ne peut s'empêcher d'y retourner en pensée, promenant son ombre entre les lignes et revoyant, plus vrai que nature, celui qu'il fut alors : ce môme atterré, hébété, oscillant entre la peur et le refus, vivant entre un père taiseux, ouvrier chez Creusot-Loire, qui à l'occasion défaisait son ceinturon pour cogner (j'vais t'dresser, moi) et une mère au verbe vert et haut perché, chargé de métaphores sexuelles, qui l'emmenait fréquemment au cimetière visiter la pierre tombale du frère mort, le héros vénéré, celui que personne (ni lui ni son autre frère) ne pourra jamais dépasser.

« Mon frère s'était noyé après avoir porté secours à l'un de ses amis dans l'eau trop froide du lac de Nantua. On vit mal dans l'aura d'un cadavre. »

Alors on cherche, on fouille, on capte ici ou là, dans l'immédiat, dans le réel ou le rêve, dans les livres, ceux de Villon, de Nerval, de Baudelaire, ce qui peut donner de l'éclat, du nerf, du sens à ce monde où l'on étouffe. Pour Lionel Bourg, ces lumières, multiples, blafardes ou aveuglantes mais, quoiqu'il arrive, toujours promptes à éclairer son chemin, jaillissent d'autant plus facilement qu'il s'avère toujours très sensible, très ouvert, disponible, en attente, prêt à vibrer et à recevoir.

Des éclats divers forment un puzzle hétéroclite et original. Où se cognent, pêle-mêle – via les flâneries, la radio, l'arrivée de la télé, un livre volé, une escapade au ciné ou une marche dans le Forez dans l'ombre de Rousseau – des morceaux d'anthracite, l'assassinat de Lumumba, le vacarme des forges, Charlie Gaul planant sur les hauteurs alpestres, le brouhaha du fond d'un bar, Stan Ockers retrouvé mort à la une de L'équipe, des trottoirs couverts de poudreuse, Marylin en « pin-up alcoolique », Dylan sur les traces de Woody Guthrie, Cochran se tuant sur la route, Gagarine parti au ciel, Mitchell chantant Be bop a lula, le cadavre d'Ernesto Guevara exposé, les yeux ouverts, sur une table en Bolivie...

Mille autres détails viennent et s'emboîtent dans des phrases aux méandres mouvants. Tous disent des êtres, des itinéraires, des fragments de vie d'abord isolés puis amenés à se frotter à la réalité ambiante. Tous sont sentis, entrevus, saisis, écrits, mixés, travaillés, recadrés livre après livre. On touche ici à l'un des aspects essentiels du travail de l'écrivain. Cette quête autobiographique, qui s'inscrit dans une vie vouée à l'écriture et à la réflexion, restitue une histoire directement reliée à celle des autres, tous ceux qui, de près ou de loin, apportent leur pierre à l'édifice. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, de temps à autre, Cochise côtoie Rimbaud. Ou si, d'aventure, la proue du Kon Tiki se met à briller un soir dans la brume au-dessus du Mont Pilat. Rien n'est laissé au hasard. L’œuvre ne cesse d'explorer et de s'adjoindre de nouvelles ramifications. Elle est là, devant nous, grande ouverte. Branchée sur la mémoire – qui ramène en surface, parfois avec des décennies de retard, des séquences enfouies – et le présent, alimenté non seulement par un insatiable appétit de savoir et d'aimer s'entourer mais aussi par cette énergie, cette tension, cette force ramassée qui l'aide (par delà les pépins de santé, les drames, la mort des proches) à garder intacte sa capacité de révolte.

Lionel Bourg : récentes publications : Le Chemin des écluses (Folle Avoine, 2008), Comme sont nus les rêves (Apogée, 2009), L'Horizon partagé (Quidam, 2010), L'Irréductible (La Passe du vent, 2011), La Croisée des errances (La Fosse aux ours, 2012), A hauteur d'homme (La Passe du vent, 2012).

Logo : couverture de Contre-nuit (éditions Jacques Brémond, 1980).

mercredi 9 janvier 2013

Carnet de têtes d'épingles

Il a beau avoir perdu ses illusions en cours de route, cela ne lui interdit pas de garder l’esprit libre et le regard vif pour glaner çà et là quelques pépites où bien-être, consolation, sagesse et calme précaire disent combien ils sont encore utiles à qui souhaite se laisser guider par eux. Rien ne l’empêche, bien évidemment, de faire bonne figure dans le méli-mélo quotidien. Il peut parler longuement de Bornéo avec la bouchère du coin de la rue. De toute façon, tous deux savent qu’ils n’y mettront jamais les pieds. Il peut également rêver que Miss Monde, une de ces nuits, sonnera à sa porte, ou imaginer voir la mer onduler dans une plaine perdue, ou même se mettre dans la peau d’un chien pour toucher « les lèvres de la terre » de près... Tout est possible à condition que l’on veuille bien prendre en main une petite pierre plate et la lancer à l’intérieur de sa tête en cherchant l’eau et en essayant de réaliser le plus de ricochets possibles. Cela, il le sait. Il l’écrit. En ayant conscience que l’improbable, et il s’en félicite, ne frôle que très rarement la réalité.

Il fréquente le grand-huit de la vie depuis assez longtemps pour savoir que celui-ci va, tourne et finira par l’envoyer voir, derrière un haut mur, une palissade ou un écran de fumée, si son âme ou ce qui en tient lieu – et qui n’est sans doute, pense-t-il, qu’un mirage de plus – s’y trouve ou pas.

Ainsi va, vit et écrit Jean-Claude Martin. Lucide et conciliant avec l’inévitable, l’auteur d’ Un ciel trop grand (Le Dé bleu, 1994), de Tourner la page (L’escampette, 2009) ou de Château fable (L’escampette, 2011), ponctue régulièrement le morne des jours en ciselant, à coups de poèmes en prose, passés à l’implacable rabot, des scènes furtives, apparemment anodines, parfois invisibles, souvent lestées de solitude et de rencontres ratées.

« La rue. Croisements. Touristes, gens affairés, mendiants. Personne cherchant une autre rue, dans une autre langue. Perdues. Que nous respirions le même air au même instant est notre seule solidarité. Chaque tête est une terre. Qui tourne plus ou moins rond. Les collisions sont rarement des baisers... »

Il préfère le flegme à la colère, le cahin-caha au branle-bas de combat et le rire jaune au sourire forcé. La tristesse, la langueur, l’ennui, l’à quoi bon, la fragilité de l’instant et du corps restent perpétuellement en embuscade. L’écriture lui permet de les contourner ou de les fissurer pour, malgré tout, garder assez de ténacité pour poursuivre son chemin.

 Jean-Claude Martin : Carnet de têtes d’épingles, dessins de Claudine Goux, Éditions Les Carnets du Dessert de lune.

mardi 1 janvier 2013

Le Voyage imaginaire

La Schwambranie a été conçue entre hasard et nécessité, un soir où Lolia et son frère Osska, mis au piquet par leur père pour avoir perdu la reine d’un jeu d’échecs neuf que celui-ci, un colosse à la voix forte, médecin juif exerçant à Pokrovsk sur la Volga, venait d’acquérir, décidèrent, seuls dans leur coin, de s’évader en créant un pays imaginaire où les enfants auraient toute leur place.

« Selon notre géographie, le monde était immense, mais il n’avait point de place pour les enfants. »

Vivant dans la Russie tsariste des années 1910, les inventeurs de ce nouveau pays, le situèrent dans l’océan Pacifique, à l’est de l’Australie, loin de leur propre territoire dont l’histoire, et les bouleversements en cours, allaient pourtant déterminer en partie la vie de leur minuscule paradis.
Quand la première guerre mondiale toucha l’Europe et la Russie, les deux frères ne purent s’empêcher de s’inventer eux aussi des ennemis, des batailles et des héros. Ils leur donnèrent le nom des médicaments que prescrivait leur père.
En 1917, la révolution qui éclata en Russie se propagea également en Schwambranie. Olia et Osska devinrent alors des défenseurs acharnés de leur petite république de poche. Ils donnèrent libre cours, tout comme leur père – qui devra bientôt rejoindre le front de l’Oural – à leur enthousiasme révolutionnaire.
Ils vont bientôt confondre de plus en plus la réalité et leurs rêves d’évasion. Les deux registres vont s’imbriquer et Léo Cassil, qui a débuté en littérature grâce à Maïakovski, va déployer toute sa verve et son ironie pour faire en sorte que ce voyage immobile et secret perdure jusqu’à la fin du livre, autrement dit jusqu’à la mort (totalement assumée) de tous les Schwambraniens.

« J’étais debout parmi ces cadavres imaginaires, les dépouilles mortelles de citoyens qui n’étaient jamais nés. »

Cassil s’écarte rarement de l’idée de jeu et de féérie qu’il essaie d’instituer dans son roman. S’ il le fait, c’est pour saisir le contraste qui existe entre l’utopie que ses héros réussissent à créer (rencontrant quand ils le souhaitent Tom Sawyer, Oliver Twist, la petite marchande d’allumettes ou les enfants du capitaine Grant) et celle que les politiciens ne peuvent qu’entrevoir avant de la remiser définitivement au placard.

« Hier, un train à traversé les tourbillons. J’ai couru à sa rencontre. C’était un train de morts. Les malades avaient été gelés pendant la route. On rangeait les cadavres sur le perron. Papa n’était pas parmi eux. »

Le Voyage imaginaire a été découvert par Malraux lors de sa venue à Moscou, en 1934, au congrès des écrivains révolutionnaires. Le livre, publié en 1933, connaissait un grand succès. En 1937, suite à l’arrestation et à l’exécution de Ossip, le frère de Léo Cassil (Osska dans le roman), il cessa d’être imprimé et ne ressortit que vingt ans plus tard, au moment de la déstalinisation, expurgé des passages où était évoqué l’antisémitisme latent en Russie.

C’est la version intégrale de cette ode à l’enfance que publient les éditions Attila avec, en annexe, un appareil critique et divers documents dont les armoiries de l’état et son drapeau original.

« Le souvenir de la Schwambranie est chose utile. Bien des gens parmi nous vivent encore d’une double vie, mettent encore sous leur oreiller la vraie cuillère avec laquelle ils espèrent manger la confiture des songes. Ce sont des Schwambraniens qui s’ignorent. »

Léo Cassil : Le Voyage imaginaire, traduit du russe par Véra Ravikovitch et Henriette Nizan, dessins de Julien Couty, éditions Attila.

samedi 22 décembre 2012

Agacement mécanique

Agacé, amusé ou simplement déconcerté par ce qu’il voit, lit ou entend, Olivier Hervy aime traquer puis démonter l’anomalie, l’évidence, la logique déplacée, les doubles sens, les lieux communs si communs ou les légers déraillements du vocabulaire qui se présentent à lui (et à nous) tous les jours ou presque. Il les saisit et les détache un instant de ce quotidien auquel ils ne cessent d’appartenir. Il les polit et y ajoute son grain de sel. Il a ainsi accumulé nombre d’aphorismes, de notes et de réflexions qui s’enchaînent en continu tout au long de cet ensemble très tonique.

« "Un temps de saison !", me dit mon vieux voisin qui a toujours une phrase de circonstance. »

« C’est parce qu’il est souple que cet équilibriste sur ses échasses a une démarche raide. »

« On vient de retirer son agrément à cette assistante maternelle qui avait un pitbull dans son appartement. Le fait qu’elle ne comprenne ni n’accepte la décision de la commission la justifie. »

À coups de notes concises, pleines de bon sens, de vérité ou de malice, placées sous le signe de l’écoute et de l’observation, il coupe au plus court et détecte les travers de tout un chacun sans pour autant s’épargner.

« "Dis que tu viens de ma part !", m’avait conseillé le déplaisant P., si bien qu’à présent je me trouve sur une petite table coincée entre la porte d’entrée et celle des toilettes devant une assiette froide. »

« "Je préfère ce que tout le monde n’aime pas", me dit cet ami en mangeant le cou du lapin, avant que je ne réalise qu’il est le seul à me rendre souvent visite. »

Son sens du bref et du contrepoint ne laisse rien passer.

« Une coulée de boue a fait plus de deux cents morts au Nicaragua, une autre ici bloque une ligne de train. Les usagers sont furieux. »

Efficace, conciliant, incorrect ou cinglant, il vise juste et ne s’attarde jamais outre mesure sur les faits et gestes de ceux qui l’entourent. Il se sait, lui aussi, de temps à autre, pris dans la nasse, en bonne ou moins bonne compagnie, bien obligé d’égayer ou de gâcher, selon l’humeur et les circonstances, son état d’esprit du moment.

« C’est quand l’ambulance roule lentement avec son gyrophare allumé mais sans sa sirène que l’urgence semble la plus réelle. »

« Elle me dit qu’hier elle a fait piquer son chien. Il était malade, sentait mauvais, mordait les enfants. C’est un brise-coeur, ajoute-t-elle. »

« "Mais où vas-tu chercher tout cela ?", me demande cette jeune cousine avec piercing sur la langue et semelles compensées. »

Olivier Hervy : Agacement mécanique, L’Arbre vengeur.

vendredi 14 décembre 2012

La douceur de la vie

Ce livre est de ceux dont le titre se trouve assez rapidement démenti par son contenu même. La douceur évoquée est celle à laquelle aspire la plupart des personnages du roman. Le décor (le calme d’une petite ville autrichienne) et la période de l’année (entre Noël et le nouvel an) pourraient aider à atteindre ce bref instant de plénitude tant désiré. Mais la réalité est différente. Dans cette apparente langueur, où vivent au ralenti une bourgade et ses abords montagneux couverts de neige, un vieil homme de 86 ans vient d’être découvert mort près de sa grange, le visage broyé par les roues d’un engin puissant qui pourrait être un tracteur ou une dépanneuse.

Cette énigme, Ludwig Kovacs, le policier en charge de l’affaire, va devoir la résoudre en tentant de découvrir l’assassin et son mobile. La tâche est d’autant plus ardue que la seule personne capable de lui donner quelques indices est la petite Katharina, frappée de mutisme après avoir retrouvé son grand-père (avec qui elle jouait peu avant) allongé dans la neige, les bras en croix et le visage écrasé.

« Couché là, il y a comme quelqu’un qui fait l’aigle dans la neige, les bras largement étendus comme des ailes. Il avale la clarté de la lune. L’enfant pose un pied à côté de l’autre. Puis elle se penche. Les brodequins noirs ressemblent à ceux du grand-père. »

C’est cette fillette que le docteur Horn, psychiatre à l’hôpital de Furth, va voir entrer dans son service peu après.
« Cette année ne finit pas bien, pensa Raffael Horn. »

Les nombreux faits divers, tous assez scabreux, qui ne cessent de s’accumuler, ne peuvent que lui donner raison. Il en reçoit, tout comme le policier Kovaks, les premiers éclats. Tous deux se trouvent confrontés à des situations qu’il leur faut, d’une façon ou d’une autre, comprendre et disséquer à un moment où ils espéraient plutôt souffler et passer tranquillement les fêtes de fin d’année.

Avançant chapitre par chapitre, se plaçant tantôt du côté de l’enquête de police, tantôt dans le service du psychiatre, et n’hésitant pas à amplifier son roman en sondant la mémoire et le quotidien de nombreux autres protagonistes (curé désaxé, ex-facteur reconverti en apiculteur, hôtelier marocain harcelé par des bandes de skinheads, ancien taulard devenant coupable idéal), tous reliés, parfois secrètement, à l’énigme, Paulus Hochgatterer construit son roman avec lenteur et habileté. Rien (et surtout pas la psychologie) de ce qui fonde la vie de ses personnages n’est laissé au hasard. Tous sont confrontés à des luttes intérieures qu’ils doivent de temps à autre oublier pour s’intégrer dans un tissus social qui est loin de répondre à leurs attentes. C’est celui de l’Autriche vu par l’un de ses écrivains qui, comme tant d’autres (Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Josef Winkler...), porte un regard critique et pessimiste sur son pays. Hochgatterer a choisi, pour ce faire, une mise en scène fouillée et, au final, terriblement efficace. Ce livre est bien plus qu’un roman noir. Il permet de visualiser, détails à l’appui, la fragilité d’une société profondément fissurée qui laisse apparaître, au grand jour, après avoir tenté de les contenir dans le microcosme familial ou rural, une somme de malentendus, de non-dits, de mensonges, de blessures, de violences, de crimes, de règlements de comptes (souvent liés à la dernière guerre) et de trahisons qu’elle ne peut plus dissimuler.

Paulus Hochgatterer a reçu, avec ce livre, au dénouement inattendu, le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature 2009. Il avait auparavant publié, également chez Quidam, un très subtil et tout aussi convaincant roman : Brève histoire de la pêche à la mouche.


 Paulus Hochgatterer : La douceur de la vie, traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Kenk, Quidam éditeur.


jeudi 6 décembre 2012

Je dirais que j'ai raté le train

Pierre Soletti préfère marcher à côté des rails ou s’en écarter plutôt que de se poster sur les quais en ayant les yeux constamment braqués sur l’horloge et les panneaux lumineux. Il aime voyager léger et s'appuyer, au fil de ses périples, sur ce regard vif et libre qui ne lui fait jamais défaut. Trouver un arbre migrateur (le palétuvier), guetter les brusqueries du vent derrière la vitre ou s’imaginer l’étonnement d’une flaque d’eau qui voit la mer déferler et l’anéantir en un éclair sont quelques unes des surprises qui l’aident à traverser ses jours en pointillés avec pour seuls titres de voyages des poèmes brefs et spontanés. Il y dit ses étonnements ou ses désenchantements. Sans s’épancher mais avec lucidité.

« la vie parfois
ressemble à un sale type
qu’on a envie d’attraper
par les oreilles
& de secouer
secouer
secouer
jusqu’à ce qu’il en tombe
quelque chose »

Ce voyage, il ne le réalise pas seul. Amélie Harrault illustre et anime à sa manière (ombres, portraits, décors ou intérieurs saisis dans leur réalité) ces instants de vie en les faisant bouger sous nos yeux. La réalisatrice et scénariste de Mademoiselle Kiki et les Montparnos trouve dans les textes de Pierre Soletti (où les arrêts sur image sont permanents) un univers qui ne pouvait que l’enchanter.

Pierre Soletti (textes) et Amélie Harrault (illustrations) : Je dirais que j’ai raté le train, Éditions Les Carnets du Desserts de Lune.

vendredi 30 novembre 2012

Ici ça va

On entre dans le roman de Thomas Vinau en poussant une porte qui grince et s’ouvre sur l’intérieur silencieux d’une maison inhabitée depuis plusieurs années. L’endroit est assez sain et agréable pour qu’un jeune couple décide de s’y installer. À eux de rénover la demeure et la cabane attenante, d’y trouver leurs marques et de s’y poser. La démarche s’avère un peu plus délicate, et en même temps, on le comprend très vite, nécessaire, vitale, pour le narrateur qui ne retrouve pas ici un lieu d’habitation ordinaire. C’est dans ces murs, et surtout au dehors, dans les herbes folles, au milieu des vignes, à proximité de la rivière, qu’il a passé son enfance et engrangé des souvenirs heureux jusque ce que la mort brutale de son père ne vienne rompre l’équilibre, donnant libre cours à l’angoisse et à ses crises répétées.

« Il aimait la pêche. Le foot. Il aimait réparer les transistors. C’est ce que ma mère m’a raconté au téléphone quand je l’ai appelé après mes crises. J’avais besoin d’en savoir plus. D’en savoir un peu. De pouvoir l’imaginer. C’est la moindre des choses que de pouvoir imaginer son père. À défaut de le connaître. »

C’est en se réappropriant la part la plus sensible de son histoire qu’il crée, avec patience et lenteur, un présent où l’on perçoit, à chaque instant, une harmonie entre lui et celle qui partage ce quotidien où le travail physique permet au corps d’éprouver, chaque soir, une fatigue salvatrice. Cela n’empêche pas la peur de rôder.

« Je me méfie. J’ai toujours peur que ça ne dure pas. Dès qu’il y a un moment de bonheur, de paix, je me répète que ça ne durera pas. Que le temps est un menteur. Qu’avoir quelque chose c’est commencer à le perdre. C’est comme cela que je fonctionne. C’est ce que la vie m’a appris. »

Ce fatalisme latent n’entrave pas sa volonté de vivre chaque instant avec intensité. C’est sa façon de maintenir la fragilité à distance. C’est aussi ce qui l’incite à confirmer ce que dit le titre du livre : Ici ça va. Ce qui peut laisser penser qu’ailleurs ça n’allait probablement pas. D’où ce besoin de reprendre en main son existence à l’endroit même où elle s’est un jour partiellement arrêtée.

Thomas Vinau mène son roman en multipliant les chapitres très courts. Son écriture est simple et efficace. Il lui faut peu de phrases pour brosser un décor, un pan de paysage, un parcours dans les vignes, une fin de journée paisible, un feu de broussailles... Pas de détails superflus, très peu d’adjectifs. Un tempo vif et une respiration soutenue et maîtrisée, à l’image de celle qu’adoptent les deux personnages que l’on suit, reconstruisant patiemment quelque chose qui s’affirme, au fil des mois, bien plus fort que les murs de leur maison.

« Et puis il y a la lumière. Omniprésente. On dirait parfois qu’elle monte de la terre. Avec le bruit de la rivière. Qui lui sert d’escalier. »

Ici ça va est le deuxième roman de Thomas Vinau. Le premier, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, publié l’an dernier chez le même éditeur (Alma) est récemment sorti en 10/18.


 Thomas Vinau : Ici ça va, Alma éditeur.



mardi 20 novembre 2012

Petites chroniques de l'estran

C’est en bordure d’océan que l’on a le plus de chance de rencontrer Marc Le Gros. Ce n’est pas la pleine mer qui l’attire mais bien l’estran, la bande côtière, ce lieu où l’homme peut prendre, durant quelques heures par jour, la place laissée momentanément libre par l’eau. L’endroit regorge de bestioles fabuleuses, pour la plupart succulentes, qui vivent et bougent (ou dorment, ou font semblant) au ras du sol et parfois même en dessous, quand ce n’est pas collées aux rochers qui ne se découvrent qu’à marée basse. Celles-ci se nomment palourde, moule, couteau, bernique, huître, homard, crevette ou bigorneau. Ce sont les familières de l’estran. Ce sont aussi les personnages du théâtre iodé que Marc Le Gros met  en scène. Il procède par tableaux et présente chaque intervenant avec tact, y associant de belles références littéraires ou picturales.

Son envie de faire partager sa quête de l’infiniment petit, son impeccable curiosité et ce plaisir, simple, de vivre, un temps, (celui de la pêche à pied précédant celui de la table) loin des tracas quotidiens restent des règles de sagesse qu’il applique au fil de ces chroniques où l’érudit qu’il est n’en rajoute jamais.

« La matière qui nous meut n’est pas savante, elle est légère et il n’est pas indifférent que les mots et les choses, l’humeur et la forme parfois consonent et aillent, autant que faire se peut, du même pas. »

Cet équilibre avec la matière et ce qu’elle suggère de découvertes émerveillées tient autant à sa propre histoire et à ses attaches géographiques (à la présence indéfectible en sa mémoire de sa grand-mère Laurencine Colleter et du petit port de Térénez en baie de Morlaix) qu’à ses multiples voyages, effectués toujours cap au sud, à la découverte de pays à larges façades maritimes.

« Le sud de l’Europe connaît bien les couteaux. On trouve fréquemment les navajas ou plutôt les navelles proposés aux étals de la Boqueria de Barcelone. Les adultes sont consommés à la « planxa », les juvéniles plutôt destinés aux bars à tapas de la ville. Mais on les rencontre aussi sur les marchés des petits ports d’Algarve où on les vend en bottes, ligotées de raphia comme les asperges. »

Chez Marc Le Gros, l’air de la mer et les marches le long des grèves creusent l’estomac. Cela ouvre l’appétit. Ceux qui le suivent ne peuvent s’empêcher de penser à la prochaine dégustation des petites bêtes récoltées par le bassier. Sur ce point, comme sur les précédents, qui associe mots et mets, il ne manque pas de goût. Il sait cuisiner, agrémenter, arroser tout en restant gourmet, se référant, si besoin, à l’expérience de quelques uns de ses écrivains de prédilection. Songeant ainsi à Mandiargues mangeant les couteaux crus, « arrosés de jus de citron vert » lors de ses petits déjeuners avec Bona à Venise. Ou à Lampedusa, l’auteur du Guépard, évoquant « le corail des langoustes bouillies vivantes, un corail qui seul, suprême élégance, était consommé. »

Avec Petites chroniques de l’estran, où l’anatife et l’anomie côtoient la coquille Saint-Jacques et l’araignée, Marc Le Gros clôt, presque à regret tant la palette semble inépuisable, le triptyque qu’il avait commencé avec Éloge de la palourde et poursuivi avec Marée basse

 Marc Le Gros : Petites chroniques de l’estran, éditions L’escampette.



dimanche 11 novembre 2012

L'Empire d'un homme

Chez Ramon Sender (1901-1982), réalité et fiction sont indissociables. Il s’appuie souvent sur la première pour déclencher puis étayer la seconde. Cette fois, c’est un fait-divers qu’il avait dû couvrir en 1926, en tant que journaliste pour le quotidien El Sol, qui sert de trame à ce roman publié initialement en 1939 à Mexico. L’histoire est peu banale. Elle débute par une scène de chasse dans la montagne. Un petit groupe (composé de cinq chasseurs et du narrateur) grimpe à bon rythme derrière les chiens. Il s’en va débusquer un étrange gibier que l’on a vu sauter à plusieurs reprises sur les pitons pelés de ce massif si peu hospitalier. Certains disent que c’est un monstre, d’autres un orang-outang, d’autres prétendent qu’il a deux têtes.

« Certains avaient vu l’animal que nous allions chasser. De tout ce que j’avais entendu dire, je retenais surtout ces détails : “des griffes aussi longues que celles d’un tigre, le mufle et la tête couverts de poils” ».

En fait, parvenus là-haut, c’est un homme que les chasseurs vont réussir à capturer, un homme apeuré qu’ils forcent, sans ménagement, à sortir d’une caverne en l’enfumant.

« Il sortit. Mais il fallut s’avancer pour le soutenir : il était à moitié asphyxié et tomba à l’entrée, sans connaissance. »

Sender déroule alors son récit comme il en a l’habitude. Avec patience et méthode. S’attachant à ce personnage soudain devenu essentiel. Lui redonnant une identité. Retrouvant en cet homme hirsute qui sait parler aux renards un nommé Sabino, disparu quinze ans plus tôt et que tous croyaient mort, y compris sa femme remariée qui, le voyant apparaître sur le pas de sa porte, déclara, effrayée, que ce n’était pas lui mais son « fantôme » qui se tenait là, debout devant elle.

Le retour du disparu va réveiller le passé. Et nourrir le texte et les multiples rebondissements que l’écrivain va lentement conter. Sabino était un absent particulier. Dont on n’avait jamais retrouvé le cadavre parce que, pensait-on, il avait été assassiné puis découpé en morceaux avant d’être donné à manger aux cochons. Deux jeunes d’un village voisin, "soumis à la question" (autrement dit torturés) avaient d’ailleurs avoué le meurtre et venaient, en conséquence, de passer de nombreuses années derrière les barreaux.

L’histoire initiale est amplifiée par tout ce que Sender y ajoute. Il semble parfois la délaisser pour s’attacher aux conflits en cours dans le village, notamment entre ceux (grands propriétaires) qui ont (ou cherchent à prendre) le pouvoir. S’il bifurque ainsi, c’est pour mieux poser le fait-divers. Il veut l’installer au centre des préoccupations de tous sans négliger les à-côtés et la vie qui continue malgré la présence insolite d’un ressuscité en ces lieux. Il le fait en sondant la fragilité ou l’innocence de Sabino, en décrivant le parcours semé d’embûches de ses présumés assassins et de leurs familles.
En reliant l’histoire du revenant à celle de toute une communauté, il parvient à l’ancrer, peu à peu, dans la légende collective.

 Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.


vendredi 2 novembre 2012

Putain d'indépendance !

Kaddour Riad a dix ans quand le F.L.N. accède au pouvoir et proclame l’indépendance de l’Algérie. C’est ce qui se passe avant, pendant et surtout après ces moments de liesse populaire, où le vent de liberté qui se mettait à souffler semblait capable d’ouvrir en grand quelques fenêtres, qu’il raconte dans son premier roman. Il retrace à coups de courts chapitres, saisissant chaque épisode avec fougue, le fil d’une vie familiale qui se mêle étroitement à l’histoire récente du pays.

Partant de son enfance à Cherchell, au bord de la Méditerranée, entre les vestiges romains et la présence de plus en plus imposante de l’armée française, il adopte une écriture incisive et percutante, des phrases au souffle soutenu dans lesquelles il manie l’humour ou la dérision pour expliquer sa difficulté à trouver sa place entre une mère analphabète (« nationaliste dans le sang ») qui hurle, vocifère et l’insulte et un père taciturne qui officie en tant qu’écrivain public dans un café où il a sa table de travail.

« Au clin d’œil il fallait que j’obéisse. Elle me frottait les yeux, la bouche et les fesses avec du piment fort pour en finir une fois pour toutes avec mes diableries. “Tu veux que je te massacre ? Ton sang, je le boirai, espèce de charogne, chien, fils de chien, Juif puant, sauvage, risée de tes camarades !” hurlait-elle en me battant sauvagement. »

C’est cette éducation à la dure qui va lui permettre de se forger une vraie carapace en recherchant dans le mot « indépendance » une signification qui n’a rien à voir avec le sens que ceux qui se sont battus pour la libération du pays vont lui donner. Il comprend vite que la liberté, l’intime conviction et le libre arbitre qu’il assimilait si facilement à ce mot vont rester lettre morte. Il le dit à sa manière, n’occultant rien, plongeant brièvement dans le passé millénaire de l’Algérie pour tenter de comprendre l’élan collectif qui pousse ses proches à mettre en veilleuse leurs propres aspirations pour se soumettre aux lois dictées par un pouvoir qui, perpétuellement « en alerte maximale », multiplie décrets et interdits.

Kaddour Riad se montre tout à tour acerbe, critique, virulent, vigilant et moqueur. Ce dernier trait de caractère donne à son récit une grande liberté de ton. Rien ne lui échappe, et surtout pas ce genre de phrase sortie de la bouche « du chef suprême du tourisme et orateur redoutable » qui lors d’un discours enflammé déclare : « en 1962, nous étions au bord du précipice, aujourd’hui nous avons fait un grand pas en avant ! ». Il dessine, de même, le portrait de son père soudain transformé, travaillant dur, ne buvant plus, alignant en fin de journée les cinq prières qu’il n’a pas eu le temps de faire aux heures convenues. Il portraiture avec une férocité amusée ce voisin, « sergent de l’armée populaire, petit, nerveux, le visage barré d’une moustache réglementaire et sévère » qui se promenait « en tenue de combat, au marché comme au cinéma, (…) toujours à deux doigts de dégainer et mettre en joue tout individu non conforme aux orientations de l’heure nouvelle ».

Il fait défiler les présidents à bon rythme, assiste en 1965 à l’irruption de « l’armée du colonel Boumediene, illustre inconnu jusqu’alors, qui passait par là dans le but de renverser Ben Bella, premier président de l’Algérie à peine indépendante ». L’un disparaît sans laisser de trace, l’autre meurt de mort plus ou moins naturelle, un autre est rappelé in-extremis d’un interminable exil avant d’être exécuté lors d’une réunion publique. C’est cette histoire, la sienne autant que celle de son pays, qu’il tisse page à page, la faisant se terminer, ou plutôt la laissant se poursuivre sans lui, contraint de s’exiler en France, en 1991, à l’époque où « le dernier né des fronts, le Front Islamiste du Salut » montre sa force d’une manière plus radicale que les précédents.

« On assassina des étrangers sans défense, des chrétiens charitables et bien aimés de la population, des écrivains, des prostituées, des scientifiques, des journalistes, des artistes, des imams, des fonctionnaires, des paysans, des ouvriers, des supporters de football... »

Kaddour Riad, qui coproduisait alors l’émission radiophonique Sans pitié, née après les émeutes du 5 octobre 1988, comprend vite que l’heure est venue de traverser la Méditerranée, seule façon de garder son indépendance et de faire en sorte que son roman ne se termine pas sans lui.

 Kaddour Riad : Putain d’indépendance !, éditions La Contre Allée.

samedi 27 octobre 2012

Blanche étincelle

Si, dans le précédent roman de Lucien Suel, passé et présent douloureux s’entrecroisaient fréquemment pour dérouler au mieux l’histoire tourmentée de Mauricette Beaussart – personnage littéraire qui a eu, par ailleurs, une vie autonome (tenant un blog, éditant ses  Lettres de l’asile aux éditions de Garenne), cette fois la part belle est faite au quotidien apaisé (2010/2011) de celle qui semble avoir définitivement tourné la page des séjours répétés en psychiatrie. Elle vit à Wittebecque en compagnie d’un chat, d’un ordinateur et de nombreux livres. Appréciant la solitude tout en se méfiant de l’isolement, on la suit dès ses premiers pas dans cette nouvelle respiration, cette nouvelle ville, en quête de repères et de liens sociaux. Elle sait, d’expérience, que l’on s’en sort rarement seul.

« Je ne suis pas fatiguée. Il aura fallu tout ce temps, ces épreuves, lourdes pierres sur le sentier. Et maintenant reconnaître, comprendre que ma rébellion dissimulée contre le sort, la fatalité, le destin, Dieu, était aussi une espérance. Je déchiffre dans ce qui arrive la réalisation d’une promesse oubliée, construction de l’unité, fin de l’éternel retour. »

« Ce qui arrive » à Mauricette, c’est la rencontre imprévue, l’étincelle qui se prénomme Blanche et dont elle fait la connaissance dans une librairie à Hazebrouck où toutes deux se sont retrouvées à la même heure, en quête du même livre, L’Habitude d’être, de Flannery O’ Connor... C’est le point de départ d’un roman qui, porté par ce hasard infime, va se déployer, allant d’échanges délicats en partages pudiques, avec de courtes incises dans le passé, et finir par tisser de solides liens d’amitié. La curiosité, l’enthousiasme et le besoin de respirer amplement le temps présent (en ne s’attardant pas sur ses manques, ses imperfections) permettent à ces deux femmes qui appartiennent à deux générations différentes de créer un îlot de résistance dans un territoire austère.

« Les terrils restants sont devenus des bornes du temps, des accents circonflexes dans les champs, les taupinières de l’industrialisation dans un paysage où les plaines agricoles sont semées de pylônes, de châteaux d’eau, rocades et câbles, béton, asphalte et métal. Une pensée pour ceux qui ont travaillé là, leur courage, leur souffrance, leur fierté. Les derniers survivants silicosés, leurs enfants et petits-enfants, souvent au chômage, déplaçant des palettes de cartons dans les plates-formes de distribution, ou expatriés. »

C’est en excluant toute amnésie et en gardant les yeux bien ouverts que Lucien Suel nous invite à suivre Mauricette Beaussart, dont il donne à lire un journal empreint de calme et de bien-être, choses assez rares en littérature et ailleurs pour ne pas les partager avec intensité. Il nous emporte, comme à son habitude, là-bas, dans les Flandres Artésiennes, bifurquant pour nous guider sur des routes tortueuses où circulèrent jadis l’abbé Lemire (le député des jardins ouvriers) Benoît Labre (« le vagabond de Dieu ») ou Germain Nouveau (virant mystique après sa rencontre avec le pèlerin d’Amettes). Il les salue à tour de rôle et continue son périple.

Heureux de savoir la fragile M.B. revenue de l’enfer, il enclenche une petite quatrième et roule à son rythme entre monts et dunes, accompagné au son par Karawane, le poème phonétique du dadaïste Hugo Ball...

 Lucien Suel : Blanche étincelle, La Table Ronde.

vendredi 19 octobre 2012

Le Secret secret

Le secret se doit de rester secret et c’est probablement cette évidence qui veut que le nom et l’adjectif qui se trouvent accolés en titre du livre de Laurent Albarracin soient rigoureusement identiques. Ce n’est d’ailleurs que la première évidence d’un ensemble où le poète en détecte ou en crée bien d’autres. Il les saisit là où des sens moins aguerris ne les percevraient peut-être pas. Il lui suffit, pour y parvenir, d’isoler un objet, un outil, une branche, un rayon de lumière, un animal sauvage, une ombre furtive ou telle ou telle chose et de s’attacher, ensuite, à en capter les particularités premières.

« La roue s’engendre sans cesse
de ne pas pouvoir se dérouler
ni sortir du ventre de la roue.

La roue est prisonnière de la roue
et ne connaîtra jamais du monde
que le grande roue de la route »

Il en va de même pour l’échelle qui « n’a pas ses pieds au sol / et ses mains au mur » ou pour la chaîne qui « est chaîne par halage / et par étirement / de la chaîne dans la chaîne » menant d’un « maillon à l’autre » vers un puits où se perpétue « un trafic de seaux ». L’eau est de tous les éléments auxquels Albarracin aime frotter son texte celui qui revient le plus fréquemment dans ces pages. Elle apparaît dans un mouvement régulier, sans cesse recommencé, ne se terminant jamais. À l’évidence se joint aussi la permanence.

« L’eau est l’eau parce que l’eau
en permanence vient humecter l’eau
et passer une langue malicieuse
sur des lèvres délicieuses »

La logique ouvre ici de belles perspectives. Le verbe « être », très présent dans le recueil, lui donne son assise tout en lui permettant de s’évader (y compris via la métaphore mais pas seulement) si elle le souhaite.

« La cascade est une barbe
courte et longue
dans la figure de la cascade »

Le détournement est souvent bref, concret et incisif. Ainsi « La guerre est un château de sabres » quand « Le bâton est un serpent bâté ». Albarracin prend tout ce que la langue, les mots, les expressions usuelles et la phonétique lui offrent en calant ces dons sur les réalités minutieuses d’un monde qui est là, à sa portée, sous ses pieds, devant ses yeux, un monde qu’il aime interroger, d’abord pour s’y sentir en harmonie, ensuite pour subtiliser à son apparente immensité de l’infiniment petit et enfin pour retourner quelques unes des pièces de ce puzzle avant de les redisposer à sa façon. Il ne perd jamais de vue ce qu’écrivait Roberto Juarroz, qu’il cite, à dessein, en exergue, à savoir que « L’envers de l’envers n’est pas l’endroit ».

L’étonnement, celui qui ne peut toucher que le curieux capable de couper en lui la part d’ombre qui l’empêche si souvent de découvrir la subtilité de la lumière, de la matière, des objets familiers et des vies animales ou végétales qui l’entourent, cet étonnement, réactivé par le poète Albarracin, mène aux secrets d’un monde qui n’est secret que parce que les hommes (ici absents) ne s’effacent pas assez pour en ressentir toutes les vibrations.

« Une lampe confuse
frotte au fond des choses
et les maintient à niveau
de limpidité

L’éclatant n’est rien d’autre
que de l’obscur mis au jour »

Le Secret secret est un livre rare et inattendu. Un intense et lumineux murmure qui échappe à l’air du temps et que Laurent Albarracin parvient à moduler avec précision.

Laurent Albarracin : Le Secret secret, Éditions Flammarion.

Depuis quelques années, l’auteur anime Le Cadran ligné, une collection de petites plaquettes où chaque titre (il y en a aujourd’hui 50 au catalogue) ne comprend qu’un seul poème.

Laurent Albarracin  a reçu  le prix Georges Perros pour Le Secret secret. Il vient, par ailleurs, de publier Résolutions (éditions L'oie de Cravan), un livre d'aphorismes où l'esprit vif qui l'anime est présent à chaque page, déjouant vérités et paradoxes avec entrain et bonne humeur.

jeudi 11 octobre 2012

Nuit

Mars 1942. L’homme qui était parti tenter sa chance ailleurs, revient, visage et corps ravagés par la faim et la misère, dans la ville en ruines de Prokov, en Ukraine. Il s’appelle Ranek. Ce retour n’est qu’un échec de plus. Il l’évacue sur le champ. Sa capacité à survivre lui interdit de se morfondre. Il peut, à la rigueur, rêver du passé et de ses parents mais à condition de rester sur ses gardes, en se sachant pris dans les filets d’une réalité qui le dépasse et à laquelle il doit s’adapter en ne lâchant jamais rien. Pour l’heure, son cerveau fonctionne et calcule. Il lui faut un refuge avant la nuit et le début des inévitables rafles, ce qui l’oblige à rejoindre le plus rapidement possible un ghetto qu’il connait bien. Ayant été l’un des premiers déportés, il était déjà présent sur place, lors de sa création, en octobre 1941.

« Il se souvenait qu’ici, au début, la vie avait été plus facile. À l’époque, il faut dire, le ghetto n’était pas aussi surpeuplé. À l’époque encore, parmi les habitants, les luttes les plus acharnées avaient lieu pour un quignon de pain. C’est seulement plus tard, avec ces convois humains arrivant sans cesse de Roumanie, qu’il avait fallu se battre pour dégoter une place où dormir. Lutte tout aussi acharnée et brutale. Et tout aussi vitale. »

Le premier endroit vers lequel il se dirige est le dortoir où il logeait avant de partir. Il y découvre une pièce silencieuse, plongée dans la pénombre, pleine de corps couchés sur une longue estrade transformée en couchette collective. Presque tous ceux qui reposent là sont morts du typhus. Les derniers vivants sont à l’agonie et ne bougent plus. Seule une place est encore vide : la sienne. Il sait qu’il ne pourra pas s’y installer, sous peine d’être à son tour contaminé. Il n’a que le temps de s’emparer du chapeau et des chaussettes russes de celui qui fut jadis son meilleur ami avant de sortir en longeant les rues désertes.

De temps à autre, il passe devant un mort qui git sur le trottoir ou dans un caniveau. Il ne s’arrête que pour regarder s’il y a quelque chose à prendre sur le cadavre. Dans la poche d’un pantalon souillé par les excréments, il trouve un reste de cigarette dont il s’empare. Le pantalon est trop sale pour être enlevé et proposé ensuite au marché noir. Presque tous les gisants sont déjà dépouillés de leurs vêtements. Il continue sa route vers une ruine qui tient à peine debout et qui, baptisée « asile de nuit », lui a auparavant également servi de refuge. Ici aussi, le premier homme qu’il voit est atteint du typhus. Il est recroquevillé sous l’escalier, à l’écart du dortoir, situé à l’étage, où dorment ou geignent ceux que la maladie n’a pas encore touchés. C’est là que Ranek va trouver ce qu’il cherche, obtenant, après bien des négociations, la place laissée vacante par celui que l’on a poussé dehors et qui est en train de mourir à l’entrée.

« Il se réveilla. Il devait être minuit, par là.
Les rafles avaient repris depuis un moment. Du dehors parvenaient les bruits familiers auxquels son oreille s’était accoutumée et qu’il arrivait à distinguer un à un. Ça semblait venir de très loin ; il tendit l’oreille, sans savoir si les hurlements provenaient de la rive du fleuve ou de la Pouchkinskaïa. Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. »

La vie à l’intérieur du ghetto de Prokov est une lutte permanente et féroce où chacun tente de sauver sa peau comme il peut. Tous ont faim et froid. Ils savent que leurs jours sont comptés et qu’il leur faut glaner de quoi se nourrir. Cela ne peut se faire qu’en acceptant le système de troc mis sur pied par ceux qui trafiquent avec les paysans ukrainiens ou avec les derniers riches circulant encore en ville, entre le café, le bazar, le bordel et la boutique du coiffeur. Roublard et déterminé, bien que tombant souvent sur de plus roués que lui, Ranek ne se pose pas plus de questions que les autres. Comme eux, il se débat avec l’innommable. Voler les chaussures d’un agonisant ou défoncer à coups de marteau la bouche de son frère qui vient de mourir pour en extraire une dent en or fait, certes, trembler et vaciller son corps décharné mais atteint à peine sa pensée. L’instinct de vie s’avère plus fort que la morale et la dignité. Dans le ghetto, tout se paie. Il n’est pas simple de gagner une poignée de haricots ou quelques épluchures de pommes de terre. Les hommes et les femmes qui errent dans cette nuit totale ne sont que des ombres égarées. Parfois certaines s’accouplent. Leurs caresses restent furtives. La pudeur n’existe plus. Tous fréquentent la même longue planche sale, glissante et trouée en plusieurs endroits qui leur sert de latrines. Quand l’un, trop faible, tombe dans la fosse, personne ne peut le repêcher et tous continuent de faire leurs besoins sur lui jusqu’à ce qu’il s’enfonce inexorablement...

« Chaque matin, c’était le même tableau. Brouhaha et puanteur. Les uns, assis, s’épouillaient, les autres mangeaient quelque chose en cachette, d’autres ronflaient encore d’épuisement et même le pire boucan ne pouvait les réveiller. Quelques lève-tôt, pas lavés, titubaient jusqu’aux latrines et revenaient peu après. La porte claquait sans cesse. »

Nuit est le premier roman de Edgar Hilsenrath. C’est cet ensemble qu’il évoquait dans Fuck America. Il parlait alors de l’écriture et de la conception d’un grand livre à venir qui lui prenait tout son temps et à travers lequel il voulait raconter, avec précision, de façon très crue, sans jamais nommer les vrais bourreaux, (les nazis, effectivement invisibles), l’enfer qu’il a lui-même vécu de 1941 à 1945 à l’intérieur de ce ghetto ukrainien. Il aura mis dix ans à venir à bout de cet ensemble de 550 pages réécrit une vingtaine de fois. Publié en 1963 en Allemagne, l’ouvrage, rapidement épuisé, puis auto-censuré par son éditeur, connut ensuite un grand succès aux États-Unis. Considéré comme le chef d’œuvre d’Hilsenrath, il n’avait curieusement jamais été traduit en Français.


 Edgar Hilsenrath : Nuit, traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila.


mercredi 3 octobre 2012

Abalamour

Avec Abalamour, Paol Keineg dévoile ce que les familiers de son œuvre savaient ou pressentaient : Le Mur de Berlin ou La Cueillette des mûres en Basse-Bretagne (attribué à Yves Deniellou) et Journal d’un voyage à pied le long de le rive sud de la rade de Brest en hiver (signé Chann Lagatu), tous deux publiés aux éditions Wigwam, le furent bien sous pseudonyme. Celui qui s’y dissimulait (à peine) n’était autre que l’auteur de Là et pas là (Le Temps qu’il fait, 2005) et de l’anthologie personnelle Les trucs sont démolis (Obsidiane et Le Temps qu’il fait, 2008). Ce besoin de s’effacer, de s’oublier pour oser autre chose en stimulant une écriture poétique qui lui semblait stagner et se répéter, il l’explique avec simplicité.

« On pourrait voir en ces jeux de demi-masques des enfantillages. Il n’en ai rien. Un changement de nom procure un effet libérateur en certaines circonstances, même si, à la différence de Pessoa, je ne me suis pas préoccupé de donner une histoire plausible ou facétieuse aux deux hétéronymes. »

Si Deniellou et Lagatu signent dans ce livre des inédits qu’il faut bien attribuer à Keineg, il n’empêche que les démarches précédemment initiées par celui qui se disait « fatigué de se parodier » se confirment et s’amplifient. Le poème très bref, tenant en une seule ligne, de Lagatu se perpétue de même que celui de Deniellou qui, lui, se construit par paliers en déroulant de longues séquences aérées, souples et continues.

« c’est facile d’écrire quand on n’essaie pas de devenir, les bruits ne sont pas de vrais bruits, les morts sont morts et ils vous appartiennent, ils n’ont pas fini de faire violence, comme on ne sait pas s’y prendre
ils vampirisent, peur sans doute qu’on les oublie, peur du temps qui passe et des vivants qui, sans préjugés, sans volonté, mettent partout le désordre au nom de l’ordre, on dit que la vie est une chienne »

Si la forme change selon le nom adopté, ouvrant ainsi un vaste champ créatif, cela ne veut pas dire que les poèmes ne puisent pas à la même source. La cohésion du livre se situe là. Les territoires sensibles arpentés par Paol Keineg le sont d’abord grâce à ce regard vif qu’il porte sur chaque chose, chaque être, chaque paysage. S’y ajoutent une mémoire constamment sollicitée (la sienne et celle transmise par ses proches, notamment par ses parents, très présents ici), un attachement aux lieux où il a le plus longuement vécu (Bretagne et États-Unis) et une attention toute particulière portée aux bêtes.

« Heureux les chats qui ont grandi parmi les grands livres.
L’été remis à neuf en septembre, les grives pillent les baies de l’if.
À peine descendue sur ma main, déjà en prière, la mouche.
Contorsionniste, le chaton dans les barreaux de chaise, avec des envies de tuer. »

Le désenchantement qui, de temps à autre, l’envahit, se transforme la plupart du temps en une énergie salvatrice. La dérision et l’humilité n’y sont pas pour rien. On pourrait même y accoler une fatalité acceptée et transcendée. Quiconque lui demanderait pourquoi ceci ou cela, risquerait de recevoir une seule et même réponse : « parce que », ou « à cause de », ce qui, traduit en langue bretonne, se dit, tout simplement : abalamour.

Paol Keineg : Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts-Fonds.

lundi 24 septembre 2012

Journal d'hiver

« Pour voir la mer, il faut partir des pierres sans doute », note Jean-Pierre Abraham en songeant à la promesse qu’il a faite au peintre Yves Marion en acceptant de monter au phare d’Ar Men avec dans ses bagages une trentaine de ses monotypes. Ce que l’artiste lui a demandé, c’est de mener, là-haut, un travail d’écriture qui, partant de ses dessins, serait tout autant façonné par son regard de gardien de phare, par sa quête de solitude et par le décor rude et particulier qu’offre la mer durant les mois d’hiver.

Ce long cheminement, mené « dans les ruines de l’état du temps », date du début des années soixante. Il donna lieu à la création d’un livre unique que Marion avait à l’époque conçu et précieusement gardé. C’est celui-ci qui nous est aujourd’hui donné à lire et à voir. On y découvre, en regard des dessins qui furent exécutés avec des moyens pauvres (utilisation d’une plaque de verre pour appliquer l’encre sur du papier à lettres), des poèmes et des textes brefs dans lesquels Jean-Pierre Abraham dit s’être rapproché de Pierre Reverdy en poussant, comme lui, « des mots, des lignes jusqu’au bord du gouffre ».

« Sous l’air usé transparaît la brume
Ses édifices à vitre son œil plat

La pierre se crispe ne la reconnaît pas
Elle et ses roues dentées »

Le paysage qu’il a devant lui, et qui touche à la houle, au ressac, à l’horizon pris dans les brumes, est tout aussi présent que le phare et ses feux tournants qui ouvrent dans la nuit océane des interstices de lumière capables de se rapprocher de ceux que l’on trouve dans les monotypes de Yves Marion.

« La pierre est divisée
Départie dévorée
La lumière y avance

L’écume à fleur de sel
Est plus réelle qu’elle

Une vitre naît
Dans la différence »

Les poèmes d’Abraham naissent souvent d’un simple regard. Celui-ci vient de loin, se forge en intérieur avant de déceler des perspectives qu’il n’imaginait pas. Ce n’est qu’ensuite, au prix d’un travail acharné (« je n’aurais jamais cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal ») qu’il se frotte aux éléments afin de trouver le ton juste, l’image précise, l’élan, le mouvement perpétuel et presque mécanique du temps qui use, qui imprime, qui révèle.

« Pierres à feu, vierges folles, vous allez savoir comment vit l’homme étiré. Vous connaîtrez la marque de sa tête, ses ongles les jours d’ennui, ses masques pieux et ses tapisseries peut-être. »

Jean-Pierre Abraham et Yves Marion : Journal d’hiver, éditions Le Temps qu’il fait.
Il existe une vidéo, tournée au début des années 60, permettant de retrouver Jean-Pierre Abraham au phare d’Ar Men, au large de l’île de Sein : c’est ici.


vendredi 14 septembre 2012

Les enfants sont des cruches

Monsieur ressemble apparemment à la plupart de ses congénères. Il est marié, il a un fils de cinq ans. Il connait l’amour, la haine. Il travaille, il a un patron. Il parle aux murs, découvre des paysages, visite des expositions de peinture. Tout irait bien si Monsieur ne devenait pas, de temps à autre, ce qu’il n’est pas. Il lui arrive ainsi de se prendre pour une poule et de se laisser surprendre accroupi sur une chaise, battant des coudes et faisant cot, cot.

« Je suis une poule, dit Monsieur. Évidemment, je n’ai pas toujours été ainsi, on ne naît pas poule... mais homme ! Seulement, qui le reste ? »

Parfois il devient également baignoire.

« Je suis une baignoire, se dit à présent Monsieur, au moment où on retire le bouchon, où l’eau s’écoule, une baignoire qui se vide... »


L’évocation de l’eau (plage, ou virée dans les égouts, ou séance de patinage sur étang gelé) le rapproche épisodiquement de l’avant-vie et de ce qui s’en suit, occasionnant surprises et déconvenues. Il peut, par exemple, traverser un pont en s’apercevant tout à coup que le pont a disparu, se transformant en cri, « sous lequel s’écoule un fleuve, toujours le même ». Monsieur pense que ce cri est celui de sa venue au monde. Il le croit d’autant plus qu’il sait n’avoir pas été conçu dans un lit « mais au bord de la mer – révélation que lui fit un jour son père sur son lit d’hôpital, son père à l’agonie ».

« J’étais si jeune fiston, je ne savais plus ce que je faisais... le soleil brillait, la mer scintillait, mon sperme soudain s’est mêlé à l’écume des vagues, où se baignait une inconnue : ta mère que j’ai ainsi fécondée sans même m’en rendre compte. »

Cette révélation tardive l’éclaire sur bien des points. « J’ai été dévoré par mon père, dit-il, plongé dans ses souvenirs, une forêt de souvenirs, sombre, froide, où il finit par se perdre. » Quand il revoit sa mère, ça ne va pas mieux. « Dans mes rêves, ma mère m’apparaît parfois sous les traits d’une chienne ».

Dans sa tête, des hypothèses circulent en tous sens. Elles se heurtent aux rêves, se chargent d’irréalité, détournent le cours dit normal du quotidien en suscitant d’étranges situations. Ce sont celles-ci qui servent de trame au troisième livre de Sami Sahli (les deux précédents - Cent grammes de suicide et L’entonnoir des saisons - ont été publiés chez L’Arpenteur/Gallimard) qui, s’expliquant dans une note en fin de volume, dit qu’il a conçu cet ensemble pour se consoler sans prendre, pour autant, en exemple l’issue fatale choisie par Dagerman. Il dit combien l’écriture de ce livre fut pour lui « une tentative de consolation, de renaissance, comme si je n’étais pas définitivement né, un jour du mois de mai de l’année mille neuf cent soixante-trois, à Rennes, d’une mère bretonne et d’un père tunisien. »

Le pessimisme lucide et souvent exacerbé qui apparaissait, par bouffées brèves et ciselées, dans ses précédents textes, est ici moins prégnant. Il laisse place à un théâtre de l’absurde et du détournement de la logique qui fonctionne à plein régime et fait mouche dans chacune des trente séquences présentées. À chaque fois, le dérèglement est de mise. Il s’accompagne d’un sourire qui peu à peu se décrispe pour assouvir « ce besoin de consolation » qui ne peut passer que par un imaginaire en ébullition, apte à déficeler puis à réparer ce qui, en tout être, et tout particulièrement chez Monsieur, paraît de prime abord immuable et figé.

 Sami Sahli : Les enfants sont des cruches, éditions Presque lune.