mercredi 16 octobre 2013

La Faim des ombres

Habitué à faire circuler les textes des autres, que ce soit au sein de la revue Europe (qu’il dirige depuis de nombreuses années) ou en tant que traducteur (on lui doit notamment les versions françaises de différents ouvrages de Giuseppe Conte, Antonio Tabucchi, Cristina Campo et Lucio Mariani), Jean-Baptiste Para n’en délaisse pas pour autant ses propres poèmes. Si on le lit peu, c’est parce qu’il lui faut (outre les raisons évoquées ci-dessus) allier distance, patience et sagesse pour penser, concevoir, écrire et mener à bon port un projet conséquent.
Il sait, de plus, comme la plupart des poètes, que l’on se doit, à un moment ou à un autre, de payer son dû au silence.

« Tu es né d’un homme aride
Toi qui retient ta bouche de parler

Là où tombe son visage
Sa lampe tourne sous les vents

Ne guette pas de silence plus tendre »

Cette attente, de lente retenue, n’empêche pas les ombres de réclamer. Il arrive même qu’elles ordonnent - tel est le cas dans La Faim des ombres - de donner du blé aux morts et du sel aux pierres. À l’auteur alors d’entrer en jeu et de libérer sa parole. À lui de détecter ce qui reste, par nature et autour de nous, à peine perceptible ou visible : aiguilles, brindilles, cendres, reflets, résines... À lui de dire ce qui circule dans les sous-bois de l’image et de l’écrit. Tout cela, Jean-Baptiste Para sait le sentir et le propager. Il avance par séquences. Mêle étroitement impressions de voyages et de lectures. Y greffe ses fragments antérieurs et sa grande propension à se projeter dans le réel (souvent douloureux) des autres. Le lisant, on peut tour à tour surprendre Pouchkine à cheval dans la steppe, imaginer un tombeau pour le poète indien (écrivant en langue ourdou) Mirza Ghalib (1797-1869) ou décider d’une ultime visite à Rosa Luxemburg en cellule.

« Les fourmis et le sable blanc sont mes camarades.
Je mourrai à mon poste si je meurs en prison. »

L’un des moments les plus intenses du recueil s’avère être celui nommé L’inconcevable. Il rapporte la mort nocturne, le deuil puis l’enterrement (suite d’évènements vus par un enfant) d’une grand mère dont le "corps transi" a été trouvé "dans les avoines". On y repère tout ce qui caractérise et procure une force rare à cette écriture presque lyrique,  où les mots semblent parfois totalement offerts à ceux qui, croisant la route de Para, se retrouvent, sans s’en douter, réunis dans le livre.

« L’enfant est descendu à la fontaine.
Il a lavé son visage dans l’eau où la vieille femme plongeait ses tresses.
Il a posé son front sur la pierre froide du bac.
Et ses lèvres pâles ont touché la pierre qui n’a pas d’enfance.
Le lendemain des gens sont venus de toute la montagne. »

Jean-Baptiste Para : La faim des ombres, éditions Obsidiane.

jeudi 10 octobre 2013

Terrestres

Si l’être humain apparaît évidemment dans les poèmes et proses de Denis Rigal, il ne le fait qu’à sa mesure, à son corps défendant, marqué depuis des millénaires par ses limites, pris dans un monde trop vaste pour lui, vivant durant un très court laps de temps, soumis à l’histoire, aux mythologies, aux reliefs et aux éléments plus ou moins cléments qui façonnent le lieu où le dé du hasard l’a vu naître. Y trouver sa place – et s’y sentir à son aise, puis se déplacer – demande de collecter nombre de ces brassées vives et surprenantes qui ont souvent à voir avec une beauté (violente, ouverte, fulgurante) qui n’a rien de commun avec celle nichée dans tant de têtes et qui, pour cela peut-être, reste si peu prisée (voire méprisée) tout en s’avérant pourtant nécessaire pour assouvir notre besoin de riche vie intérieure.

« à chaque neuve niaise lune
la grande gueule du chaos
éructe, salue la sombre aurore,
l’astre à venir et le désastre,
expulse homonculus visqueux,
vineux, violent, vaincu, voué
à la folie des grands heurts, dé-
muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essentiel, non pas
vaines questions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue. »

Denis Rigal apprécie et recherche la lumière tamisée qui affleure à la surface des vagues à marée basse ou dans les trous d’eaux « qui sont des yeux crevés, des contre-lunes ». Il la devine dans le vol du rapace qui disparaît en emportant sa proie le plus haut possible. Elle se coule en permanence dans ses poèmes, de jour comme de nuit, en Bretagne où il vit (plus précisément à Brest) ou à Stresa, dans le Piémont, d’où il revient avec un cahier dans lequel il évoque la matière, l’eau, la pierre, les paysages et l’homme si démuni qui débarque, lutte, « tire au fusil sur la roche inerte », l’homme, ce « bœuf mélancolique », seul au milieu des ruines, qui n’a pas souvent la chance de pouvoir confronter sa pensée à celle de quelques autres, quelques écrivains secrets ayant trouvé humilité, sagesse et précision au long de leur parcours terrestre.

« C’est ici que l’homme se retrouve : affronté seul à la paroi abrupte et lisse qui est la face visible du non, une masse compacte de basalte définitif, la fin de tout et le début du rien : il n’y a pas d’au-delà, rien à atteindre, rien à attendre et l’homme sait qu’il est pris dans l’inéluctable depuis le premier jour. »

Terrestres, écrit au bord d’un monde au « centre vide, sur quoi tourne une absence », s’attache à déceler tout ce qui vibre, donne et perpétue la vie. Cela va de la simple brindille à l’arbre centenaire, ou du galet ricochant sur l’eau à la montagne répercutant cris et bruits divers venus cogner l’une ou l’autre de ses parois. Suivant Fondus au noir (Folle Avoine, 1996) et Aval (Gallimard, 2006), cet ensemble montre combien Denis Rigal sait être concis tout en offrant de l’étoffe à ses textes. Il touche à l’essentiel sans être sec, ne s’encombre pas d’adjectifs inutiles, ne néglige pas l’ironie (« la vache s’humanise / l’homme s’avachit »), module le rythme de son chant en l’adaptant aux différentes formes poétiques choisies et s’affirme toujours aussi percutant, incisif, précis.

 Denis Rigal : Terrestres, Le Bruit du temps. Le prix Georges Perros 2013 a été décerné à Denis Rigal pour Terrestres.

mercredi 2 octobre 2013

Phan Kim Dien

 « Au courant de tout ce qui paraît. Vous indiquant les ouvrages qui pourraient vous échapper et qu'il ne faut pas manquer de lire. Tiraillé entre deux cultures. Entre son besoin d'écrire et son ardeur à vivre. Traînant une existence d'exilé, rude, chaotique, mais éclairée en permanence par d'incessantes découvertes. »

Charles Juliet, Dien, mon ami Dien (1)

Il revient des toilettes le visage dégoulinant de flotte. Il s'assoit, s'installe. Pose d'abord une main, puis l'autre, et enfin ses coudes sur la table. Je remarque le coup d’œil circulaire : en une fraction de seconde P.K.D. semble avoir déjà balayé murs, plafonds, sols et nappes de la crêperie La Ville d'Ys, située rue Saint Georges à Rennes, où nous venons tout juste de prendre place. Il décoche un sourire, des mots : « tu vois, le hasard, le tableau de Matisse reproduit là-bas. »

Je me retourne, regarde derrière moi. Le rose-framboise tirant sur le mauve a l'air de servir de buvard au décor. Les deux chaises, la corbeille de fruits et les mains expertes de la dame au tablier blanc ne me font pas oublier la flaque obscure qui prolonge la fenêtre. Celle-ci m'attire et me pousserait presque à m'enfoncer dans ce coin sombre du tableau pour quitter subrepticement les lieux.

Puis silence, silence. Rapidement rompu par Dien qui m'explique les sensations étranges (et sans cesse renouvelées) qu'il éprouve dès qu'il entre en contact avec les divers travaux du peintre Matisse :

« 1869-1954. Enterré comme mon oncle au cimetière de Cimiez – Nice. »

J'écoute. Je saisis quelques bribes. Des choses au vol, pour comprendre. Avec lui, tout paraît couler de source. Les poèmes et les images s'imbriquent pour créer un appel à l'éveil des sens. Il esquisse ainsi un bout de chemin en direction des autres en les incitant à effectuer eux aussi un aller simple mais clair vers lui. Il les incite alors au dialogue, à la rencontre, au partage. Il évoque encore Matisse. Puis fait un détour par Phnom-Penh où il a grandi, vécu, étudié. Sa mémoire fonctionne par bribes. Sans se soumettre à une chronologie trop stricte. La ville est à jamais ancrée en lui. Il en sort un foisonnement d'images brèves, de coupures inachevées, de bouts de films perdus, retrouvés. Il parle de la maison rouge où vivait sa famille. Du Palais Royal. Des jardins, du fleuve, des barques amarrées. Du transistor qui grésillait et grâce auquel il captait le hit-parade australien. Se souvient des Rolling Stones numéro un avec Satisfaction. Avant de revenir subitement au présent. À ces échardes qu'il s'évertue à extraire. Pour vivre ardemment.

« Délaissant momentanément les mots (blessé car certains refusent de voir en P.K.D. un poète) vers 1985-86, je me suis mis à faire des images. Lignes, espaces, couleurs pour tenir le même propos : perte du lieu d'origine, exil, désir d'une terre plus humaine. » (2)

L’œuvre peinte ne peut se concevoir (s'offrir, être reçue) que par un subtil processus de fragmentation. La mémoire s'y faufile. Ne joue jamais sur terrain neutre mais capte des flashes visuels, sensuels et physiques qui alimentent la boîte noire du créateur. Elle peut même travailler à son insu. Cela, il le sait. Il en a peur, il se méfie. Pour éviter la faute d'inattention, il s'arme du précieux carnet de notes et de l'indispensable appareil-photo. Il y ajoute une curiosité accrue et des questions souvent dérangeantes, posées à brûle-pourpoint, à propos de telle ou telle anomalie observée sur un paysage, un visage, un comportement. Attiré par le détail, il détecte le rien et peut, partant de là, ouvrir des portes essentielles.

« Images à lire. Alphabet des signes (des hommes préhistoriques à H. Matisse / Picasso en passant par Jean Fouquet) ». (3)

Dans sa « fabrique des sens », les couleurs sont vives et cachent à peine des traînées d'ombres. Ce sont celles-ci qu'il faut suivre et fixer. On leur trouve d'emblée des contours, des lignes. On imagine çà et là des intersignes songeurs et furtifs destinés à botter les fesses des petits fantômes de l'âme.

Dien fait le ménage là-dedans. Il promène ses émotions dans l'espace et le temps. Leur insuffle du quotidien. Évoque le poète Alain Malherbe. Parle de leurs virées nocturnes. Des plats exotiques qu'ils partagent dans des cantines qui ne paient pas de mine. Des voyages qu'ils réalisent en s'aiguisant les papilles. Il se tait. Sort un papier chiffonné de sa poche. Griffonne quelques mots dessus. Dit qu'il hésite toujours un peu entre l'écriture et le dessin.

« Mais peindre c'est se doter d'une écriture. » (4).

Il met sa graphie au service des yeux et ses couleurs à la disposition des mots. Parfois, il laisse tomber une ligne d'horizon à ses pieds. C'est sa manière d'annihiler les distances et de toucher ciel et terre du bout des doigts.

(1) Travers n° 33-34, Phnom-Penh sur berges (2) Extraits de La Terre Comestible n° 10 (3) Lettre, 11 janvier 1991 (4) La Terre Comestible n°7

(2) Extraits de La Terre Comestible n) 10

(3) Lettre, 11 janvier 1991

(4) La Terre Comestible n° 7


Né en 1946 à Kompong Speu, dans la minorité viêt du Cambodge, Phan Kim Dien est arrivé en France en 1966. Il vit à Paris. Il a notamment publié Chin'toc, Le Dé Bleu, 1980, La Démangeaison, Le Dé Bleu, 1987, Phnom-Penh sur berges, Travers n° 33/34, 1987, Snap shot, Polder, 1987, Nulle part, la terre comestible, Wigwam, 1995 et Rock Encore, What ?, Les Carnets du dessert de lune, 1998.
On peut le retrouver (même s'il y est absent depuis quelques mois) sur le site PKD.

mardi 24 septembre 2013

Else avec elle

Dès le premier poème de cet ensemble, construit en forme de triptyque, Lou Raoul s’adresse à celle qu’elle nomme Else en lui donnant, en offrande, son intégrité, son regard, son présent, sa mémoire, son calme apparent, ses souffrances intérieures et ce quotidien qui est sien et qu’elle ne peut concevoir sans nouer d’infimes mais solides liens avec le monde (humain, animal et végétal) qui l’entoure.

« un jour tu es
et tu me dis que c’est ton nom
alors comme j’ouvre toutes les fenêtres à l’air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s’émiettent et je te donne, Else, ma vie »

Passé ce poème inaugural, le « je » n’aura plus lieu d’être (il ne réapparaîtra que dans le dernier volet) et c’est à travers Else que l’auteur va avancer en gardant toujours une salutaire bienveillance vis à vis de celle en qui elle met évidemment beaucoup (si ce n’est tout) d’elle-même. Elle lui parle, l’accompagne dans des voyages où, tout exotisme étant exclu, il faut saisir la rugosité du territoire découvert et les pratiques ancestrales de ceux qui y vivent.

« ils chassent écureuils, zibelines pour la chair et la peau
les peaux lustrées qu’ils troquent contre thé, café, tabac, vêtements, tissu
les peaux qu’au village d’autres assemblent pour confectionner des chapeaux très chauds »

Ces incursions dans le grand nord ou ailleurs, au pays des rennes et « des toiles tendues sur les armatures de bois » en suscitent d’autres, plus proches, et presque toutes ancrées en Bretagne, où la frontière entre les vivants et les morts devient souvent presque invisible. Ainsi cet homme qui sort du bois, à l’heure où ses congénères, par milliers, dans des villes « se coiffent, se rasent ou se maquillent, se vêtent, se chaussent », cet homme qui boîte et qui s’en va, chaque jour, se placer au cimetière près des siens. Ainsi Else, elle-même, qui, au centre du livre, se porte au chevet de Yuna qui va mourir et restera, pour toujours, « la femme morte quand elle est vivante ».

« Un jour, Yuna montre à Else son nouveau sein droit, reconstitué. Il a un peu de cicatrices et pas de mamelon. Son dos porte aussi une longue cicatrice. Le mamelon est prévu pour plus tard. Comme tout va vite ou faire comme si Yuna n’est pas malade. Else est étonnée. »

Treize tableaux en prose, où la vie va, continue et contourne l’inévitable en s’y appuyant pourtant, attestent, au centre du livre, du lien très fort qui unit ces deux femmes que la mort ne réussira pas à séparer. Passé et présent ne sont ici que l’endroit et l’envers d’une même pièce que l’on ne peut couper en deux.

La façon d’écrire de Lou Raoul, tour à tour allusive, elliptique, précise et tranchante, lui permet de traverser, outre les frontières, ce miroir si prompt à lui renvoyer un double qui ne demande qu’à vivre pleinement. Cette écriture est portée par une langue qui sait ce qu’elle doit à l’oralité. Certains poèmes, qui se déploient et s’enroulent, contant tel ou tel épisode de vie, s’avèrent à cet égard assez proche de la complainte. D’autres, plus compacts, resserrent les boulons de la grande mécanique du monde. Pour en saisir les nuances et les subtilités, il faut rester (ce qu’elle fait) en éveil, en attente de ce qui va advenir ou revenir. D’autres enfin, qui constituent le dernier volet du livre, viennent, plus légers, plus brefs, dire que ce qui devait être écrit, en puisant dans l’ordinaire ou dans le douloureux, l’a été. La respiration se fait plus calme. Else, ce personnage, ce double qui va et vient d’un livre l’autre de Lou Raoul, peut alors s’éclipser, non sans entendre, au loin, la voix de l’auteur qui, hésitant un peu entre langue bretonne et française, lui parle et la remercie.

« tremen ’ra an amzer un jour c’est tard le temps passe et d’un vol ralenti lent au-dessus de ce champ de ce petit bois de saules mon ange tu voles »

Lou Raoul : Else avec elle, éditions Isabelle Sauvage.
(Le prix PoésYvelines 2013 a été attribué à Lou Raoul pour ce livre).

mardi 17 septembre 2013

Décembre m'a ciguë

« C’est pour bientôt, on m’a dit : pour décembre ». Et décembre est là. Froid, pâle, métallique. Presque cassant de certitudes. Tout près, il y a le canal gelé, des corbeaux à l’écluse, un écureuil qui ose encore quelques allers-retours du pied de l’arbre à sa réserve secrète, le bois qui craque comme de vieux os dans la maison où elle vit, travaille, attend et redoute ce qu’elle ne peut concevoir. La nouvelle viendra par le téléphone. Le danger, le déclencheur de douleurs, est en permanence en veille, ou en pré-alerte, à ses côtés. Elle lui parle sèchement, lui intime l’ordre de se taire, de ne pas se mêler de ce qui ne le concerne pas.

« Non, pas toi pas toi. Dring, dring, je l’entends déjà ta sonnette, et tout mon sang se fige. Veux pas veux pas, tu ne peux pas m’appeler pour ça, t’entends, t’entends, t’entends le téléphone, va-t’en ! Va-t’en, viens pas me faire carnage au corps. »

Pour éviter de ne penser qu’à l’échéance, puis à l’absence, à la béance qui suivra, ou plus simplement pour tenir, pour offrir du contenu à son temps, elle s’invente des rituels de sauvegarde. Ce sont des douceurs au corps et à l’esprit. Des gestes simples : allumer une bougie, fumer une cigarette puis une autre et une autre, boire une tisane, dessiner, graver, s’emplir de nuit claire, regarder la lune au-dessus du cyprès qui fait face à la chambre et se dire, instantanément, que la grand-mère qui, au loin, respire si mal en ces derniers jours de vie, la voit elle aussi et que le moment est idéal pour bouger, pour s’adresser à elle et ne pas rater leur rendez-vous quotidien par courrier.

« Alors à nouveau mon urgence, le cerveau fait sourdine j’écris n’importe quoi, tout ce qui passe dans ma main pourvu que tu m’attendes, pourvu que ton regard, pourvu que... : “Ma petite Mamie, avec tout cet hiver surtout, ne prends pas froid. Ne pars pas à New York courir le Marathon, repose-toi, bouquine, prends soin de toi, prends en bien soin...” »

Au présent s’ajoutent des scènes qui reviennent du passé et particulièrement de l’enfance. Leurs bienfaits restent lumineux dans la mémoire de celle qui rassemble ses forces, réfléchit à ce qui la lie à l’espace et au temps, interroge les grésillements qu’elle perçoit sur sa ligne intérieure, écoute son corps douloureux et essaie d’apaiser ce qui dans sa chair palpite et souffre de trop anticiper les effets de celle (la mort) qui là-bas approche.

« Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS. Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur. Lui maintiendrai la dragée haute. »

C’est une voix forte, tenue, tendue, jaillissant du plus secret d’elle-même, que celle que donne à entendre Édith Azam. Une voix qui passe par tout le corps, qui fonde texte pour prendre corps à son tour, une voix qui caresse ou aiguise les muscles, les tendons, les articulations, les os, une voix qui emplit les poumons, qui monte du ventre à la cage thoracique, qui trouve son souffle et la bonne dose d’oxygène pour maintenir sa cadence, une voix qui vibre, résonne, met en route une mécanique nerveuse, souple et fragile. Elle agit par saccades, trébuche, se reprend, poursuit avec ténacité sa lente, implacable exploration de ces territoires intimes et familiers qui portent en eux ses peurs, ses hantises mais aussi son imparable énergie à résister, à être, à vivre, à créer, à écrire.

« Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »

 Édith Azam : Décembre m’a ciguë, éditions P.O.L.

lundi 9 septembre 2013

Lémistè

La voix de Monchoachi (André Pierre-Louis) ne vient pas seulement de la montagne Vauclin, là où il vit, en Martinique. Elle prend source et souffle bien plus loin, dans l’espace et le temps, dans les profondeurs de la terre ou dans celles de l’océan, au contact des mémoires, à l’écoute des éléments, dans le scintillement d’un rai de lumière ou dans le tranchant d’une ombre coupante. Elle s’emplit du roulement des cascades. Elle s’associe aux murmures des morts. Elle n’oublie pas ce qui se transmet et passe par faune et flore... En réalité, cette voix en capte d’autres et s’en nourrit pour prendre forme polyphonique. Elle porte une parole multiple, scandée, qui déjoue – et transcende – celle ordinairement proférée par le seul être humain.

« Il faut chuchoter sans cesse avec les morts, il faut
Sans cesse leur parler
Ils sont là autour de nous, merveilleux conteurs
Accordés à faire grincer et bruisser le destin
Dans les gorges sombres des bambous
Dans les langues de l’arbre musicien. » 

Convoquant mythes et rituels ancrés et activés puis réactivés au fil de différentes cérémonies, et ce dans des lieux du monde qui savent encore perpétuer et renouveler ce qu’ils doivent aux ancêtres, il replace l’homme au milieu de tout ce qui respire à ses côtés. L’eau, la pierre, la terre, les choses (et la mort même) vivent et s’emboîtent dans un ensemble où tous les éléments, tous les souffles, toutes les périodes d’un temps plus vaste que celui connu et morcelé par l’homme s’accordent pour trouver une unité. Celle-ci est harmonieuse ou violente, soumise à la brise ou à la tempête, parée de fleurs ou de suie et dépend, quoiqu’il arrive, des turbulences naturelles et élémentaires qui battent par saccades sous le vernis du corps ou de la terre. Tout (de l’homme, des esprits, des cercles et rotations magnétiques, invisibles, tracés au sol ou en l’air) est lié et relié par des fils infimes et ténus, nous dit Monchoachi.

« Nous parlons de choses toutes proches
Si difficiles maintenant à imaginer
Tant le temps fou
Les ont profondément enfouies. »

Ses poèmes, posés ou (plus fréquemment) rapides, très proches de l’oralité, traversés par de fulgurantes variations rythmiques, bougent et se servent tout à la fois du français et du créole pour affiner leur sonorité et rendre très visuelles des scènes narratives.

« En ségret avons peint nos faces
Toutes nos faces avons peint en rouge en ségret
Le corps taqueté blanc
Autour du visage un cercle noir
Peint dessus les yeux jusqu’oreilles
Une bande blanc taqueté rouge

Avons fait ça en ségret
puis avons la tête bouc peinte en rouge »

Les thèmes qu’il développe et qui s’entrecroisent sont ceux de la mort, du temps, de la terre, de la parole, de la vérité, de la liberté et du mystère de la création. Il s’empare de ces questions en y répondant dans des poèmes où se succèdent rituels, danses, contes, offrandes, sacrifices, initiations et chants. La présence des enfants (entre autres textes : L’enfant et le dieu tatouéL’enfant à la mère rendueLa fillette et le magicien,  L’enfant et la graine bleue, L’enfant fronté et la vieille femme) est prégnante mais n’occulte pas les étapes suivantes de la vie. Tous sens en éveil, Monchoachi multiplie les tableaux vivants, très imagés, en pénétrant dans des territoires secrets, habités par les choses et par les hommes, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain, embarqués dans un cycle infini, dicté par les roulements permanents des astres en mouvement.

 Monchoachi : Lémistè (1. Liber América), éditions Obsidiane.

lundi 2 septembre 2013

Le Ravin

« Aujourd’hui la guerre a commencé. À moins que ce ne soit il y a longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent. Elles m’environnent d’un seul coup et ressemblent à des personnes que j’aurais toujours connues. »

Celle qui prend la parole – et qui la gardera jusqu’au terme du récit – est une petite fille qui voit son monde basculer en quelques heures. Cela se déroule chez son grand-père qui est bourrelier à La Laguna, aux Canaries. Dans le vacarme de la rue, cris et coups de feu se mêlent aux tremblements des vitres et des fenêtres. Des hommes appartenant aux forces franquistes viennent, fusil à l’épaule, fouiller la maison, l’atelier et le hangar dans l’espoir d’y trouver Santiago, le père de la narratrice, journaliste républicain qui finira par être arrêté puis emprisonné. Débutent alors, pour celle qui se plaisait à vivre en harmonie avec ses rêves au sein d’une famille très unie, des heures et des jours qui vont la faire « grandir brusquement de plusieurs années ». Elle va découvrir de nouveaux mots (gardes, prison, parloir, salle des actes, juges, procureur), se frotter à des décors inconnus, les visualiser, les intégrer à son propre univers et activer son imagination en créant des associations étranges entre les lieux et les êtres.

« La prison est au fond, elle nous attend, elle est devenue notre maison, et peu importe que nous rentrions, puisqu’elle fait partie du corps de papa, puisqu’ils ne sont plus qu’un seul être. Leur unique préoccupation est de veiller l’un sur l’autre, et un jour viendra où la prison sera l’intérieur de papa, où il ne pourra plus en sortir, où il devra la garder au fond de lui-même. »

Habitée par des sentiments contradictoires et par des émotions qu’elle ne parvient pas à faire partager à ses proches, elle cherche en permanence ce point d’équilibre qui l’aidera à adapter sa vie à la réalité de la guerre civile tout en s’inventant des moments de répit pour s’en détacher. Pour cela, elle a ses souvenirs, ses rêves, ses pensées, sa façon bien à elle d’interpréter les gestes répétitifs du chien (« je crois que la peur est dans l’air et que Yoli, avec ses pattes, la déplace ») et d’envier la manière de vivre du chat.

« J’aime te regarder. Tes yeux ressemblent à une horloge. Si tu t’avances seul et que personne ne t’effarouche, tu marques des heures lointaines, très lointaines, tu deviens une longue rue, un couteau, un soulèvement. »

Cette propension à lâcher prise grâce à une intériorité très créative génère également sa part de cauchemars. Ceux-ci se nourrissent de la peur qu’elle emmagasine chaque jour et qui culmine avec le passage fréquent des camions qui transportent les prisonniers au Tanqueabajo, un ravin immense « où l’on jette les cadavres des animaux et les ordures de toute la ville » et près duquel la famille a auparavant habité.

« Penser que j’ai vécu près de l’endroit où papa est peut-être en train de pourrir me donne des sueurs froides. Mais ce n’est pas possible. Son nom ne figure sur aucune liste. »

Le Ravin, qui fascine et emporte par son ton haletant et ses images spontanées, a été publié une première fois en 1958 par Maurice Nadeau. Il a ensuite connu une deuxième édition en 1986 chez Actes Sud. Il occupe une place à part parmi les nombreux romans consacrés à la guerre civile en Espagne. Celle-ci, vue à travers le bouleversement et les drames qu’elle engendre au sein d’une seule famille, est transmise par le regard d’une enfant qui dit sa solitude, ses peurs, ses angoisses. L’itinéraire de Nivaria Tejera ressemble beaucoup à celui de la narratrice. Née en 1930 à Cuba, de mère cubaine et de père espagnol, elle a passé son enfance à Tenerife, aux îles Canaries, et son père a été emprisonné pendant plusieurs années dans les geôles franquistes.


 Nivaria Tejera : Le Ravin, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, éditions La Contre Allée.

dimanche 25 août 2013

La Chèvre noire

On retrouve souvent, dans les textes poétiques que François Rannou a publié ces dernières années, des voix qui se croisent ou se répondent. Il y a là une parole fragmentée qui résonne dans une chambre d’échos où semblent cohabiter des timbres venus de lieux et de temps différents. On pressent que l’enjeu de ce travail éprouvant touche de près des zones sensibles qui ont à voir avec le parcours de l’auteur. Livre après livre, celui-ci retrouve les morceaux d’une histoire, la sienne, dont divers épisodes ne lui parviennent que parcimonieusement. Le lecteur qui le suit, en quête de clés lui aussi, pour s’immiscer dans ces rais de lumière qui transpercent régulièrement l’ombre, collecte çà et là des indices qui l’aident à avancer. Cela se faisait jusqu’à présent à pas comptés. Jusqu’à ce que La Chèvre noire, récit d’une centaine de pages, vienne, ces jours-ci, bien à propos, ouvrir des portes qui résistaient.

« Voici donc La Chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle la parole qui libère, affranchit. »

La chèvre noire (ou la brebis) reste, dans L’Odyssée, cet animal que l’on sacrifie après avoir « prié l’illustre nation des morts » afin de retrouver sa route pour revenir à ses lieux d’origine. Et c’est justement pour bien saisir ce qu’il en est de sa propre origine que François Rannou se met en chemin. Il doit, pour cela, fouiller dans sa mémoire, tenter de se rappeler ce que mère et grand-mère, désormais disparues, lui ont transmis par gestes, paroles ou omission, reconstituer l’album familial au sein duquel la place du père est vacante, revisiter les lieux de vie, revenir sur le parcours de l’enfant qu’il fut, interroger, outre son passé, celui de ces deux femmes seules dont l’une porte un secret qu’elle ne dévoilera pas, pas même dans la chambre d’hôpital où elle vit ses derniers instants avec, assis à son chevet, celui qui, inlassablement, attend et espère.

« “Vous ne saurez rien. Personne. Même toi” — et c’est à ce moment-là que s’interpose une mouche, bleu aléatoire vacillant bourdonnement. Il regarde la lumière. Il écoute.

Qu’une respiration. Le ventre qui bouge. Les appareils, bien sûr. “Vous ne saurez rien”. Personne. »

C’est un long cheminement que celui qu’entreprend François Rannou. Il remonte le cours des vies de celles et de celui qui l’ont précédé pour mieux poser et consolider la sienne. Ces voix qui ne lui ont pas dit l’essentiel, il les capture par bribes, leur attribuant, après coup, des propos précis, ciselés au scalpel, entrecoupés de blancs qui symbolisent les non-dits. Piochant ainsi, sans s’épancher, dans le livre d’une famille qu’il voit s’éteindre, en suivant une chronologie volontairement désordonnée, il parvient à créer une percutante suite narrative réduite, comme il le souhaitait en ouverture, à « une tête de jivaro incandescente qui brûle à froid ». Savoir d’où (de qui) l’on vient pour mieux s’orienter et trouver sa propre voix (puis libérer sa parole) est au centre du texte.

« Ce matin-là, le boy parti, il l’avait saisie contre la penderie tandis qu’elle avait tout fait pour le faire jouir en elle. C’est le lendemain qu’elle avait posé pour lui. Point de fuite. Leur échappée n’aurait été qu’heureux déboires ?

Elle a eu soudain le ressort nécessaire. Stylo. Ces photos sur la table de chevet. Derrière chacune d’elles : “Mon petit garçon avec son papa, à la clinique, août 1963.” »

Avançant avec concision et fermeté, Rannou, renouant les liens fragiles qui éclairent son passé, évoque brièvement cette autre famille qu’il s’est, peu à peu, choisi. Et devenant « fils, frère de ceux qu’il lit », il emprunte à certains d’entre eux des citations qui introduisent chaque section en servant de points d’appui à son récit, où vibre une parole à la tonalité juste.

 François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.


mardi 13 août 2013

Daniel Biga

Un jour, il y a bien une vingtaine d'années, je reçois une carte. Quelques mots, guère plus : « salut, c'est Biga. Ce serait bien qu'on se rencontre avant l'an 2000. » Ni une, ni deux, je lui réponds dans la journée. Biga, ses livres m'accompagnent depuis longtemps. Ma première lecture doit se situer aux alentours de 1974 quand je faisais de fréquentes haltes à la librairie La Joie de lire, rue Saint-Séverin, là ou j'ai découvert des textes écrits par des auteurs qui s'appelaient Franck Venaille, Paol Keineg, Pierre Tilman, Yves Martin, William Cliff. Parmi eux, donc : Daniel Biga. Impossible de passer outre. Remis dans le contexte de l'époque, les textes décapants, rapides, révoltés, sensuels, qui bondissaient de Kilroy was here à Oiseaux Mohicans donnaient l'impression de vouloir bomber le cercueil flambant neuf du vieux monde de graffitis célestes et de slogans écolos avant l'heure.

Voyage, urgence, amour, petite fumée, paresse et instantanés fulgurants écrits en un éclair. Une écriture en mouvement. Qui allait pourtant bientôt cesser de se cogner à la seule réalité d'un dehors désossé pour s'émouvoir, s'étoffer, s'enrichir de ce tourbillon intérieur qui pousse l'être tout entier à créer un frêle (mais nécessaire) équilibre entre lui et le monde immédiat. C'est ce passage-là qui me plaît, ce passage et ce qu'il sous-entend de travail sur soi.

Comment un poète en vient, après avoir beaucoup crié, fugué, dénoncé, vitupéré, à bouger assez profondément pour que sa révolte instinctive ne le mange pas totalement et pour, ensuite, réussir à la transformer en art de vivre. Donner assez de corps au poème pour que les émotions fusent, pour que le bien-être ne soit pas seulement un agréable état mental mais aussi, et surtout, une sensation physique capable de transcender celui qui en bénéficie.

Biga, à partir de Moins ivre (Revue Aléatoire, 1983), en passant par Pas un jour sans une ligne (Fonds école de Nice, 1983) et Histoire de l'air (éditions Papyrus, 1984) – tous ces textes rédigés en prose – laisse filer les ambulances. Il ne leur tire plus dessus. Il abandonne ces longs cortèges qui font route vers le cimetière pour vivre autrement et ailleurs, ici ou là, sur les bords de la Méditerranée, dans l'arrière-pays niçois ou à proximité de l'océan Atlantique. Il se déplace avec ses racines. Au besoin, en crée d'autres. Je vois peu d'équivalent en France. Il reste un grand solitaire. Ses frères en poésie, il faudrait les rechercher du côté de Gary Snyder ou de Nanao Sakaki.

Je n'ai plus la date précise en tête mais je sais que notre première rencontre se fit peu après la réception de la carte postale évoquée plus haut. À Nantes, à la médiathèque. Ou plutôt à la terrasse d'un bar situé à un jet de pierre de celle-ci. Devant un demi, au soleil dans le calme et la douceur d'un samedi après-midi d'octobre dégagé. D'autres rencontres suivirent. À Nantes encore, puis à Paris, à Lorient, à Rennes, au gré de nos déambulations (bien moins urbaines qu'il n'y paraît) avec, à chaque fois, le plaisir renouvelé de partager un peu de temps, des mots simples et une réelle quiétude avec un homme qui vit résolument loin des agapes littéraires. Les ambitieux le mettent mal à l'aise. Sa tasse de thé – ou disons, l'amertume bien maltée d'une bonne bière – il a choisi de la déguster en compagnie des anonymes... Routiers, chemineaux, voyageurs en escale au café du coin. Ceux-là se (et lui) ressemblent.

Comme eux, il privilégie l'instant, ce qui ne veut pas dire qu'il a la mémoire courte. Il possède, au contraire, assez de recul pour se mouvoir dans le quotidien tout en posant un regard vif sur son passé. Sa faculté d'aimer la vie ne vire jamais à l'optimisme béat. Les illusions, il les laisse s'éteindre d'elles-mêmes.

« Nos traces vont se perdre
comme toi
bientôt je ne serais plus qu'atomes
dans la lumière froide des étoiles. »

Ce flâneur qui dessine, livre après livre, les contours d'un chemin où les lignes droites n'existent pas, je l'imagine, certaines nuits de mai, donnant encore son ombre à manger aux reinettes vives des marais de Brière (où il eût un temps une maison), manière pour lui de saluer, le sourire aux lèvres et le col de la veste remonté, les habitants de l'entre-deux eaux, vite, très vite, en fin de promenade, juste avant de confier à ses carnets sa joie d'être présent de ce côté-ci de la terre.

L'Amour d'Amirat suivi de Né nu, Oiseaux Mohicans et Kilroy was here ont été réédités en un seul volume, paru en mai 2013, aux éditions Le Cherche-Midi.

mardi 6 août 2013

Fissions

Il y a des rencontres à maudire, des attirances extrêmes à garder impérativement à distance en les maintenant dans le domaine virtuel qui les a vus naître. C’est ce que doit penser, sans vraiment se l’avouer, le narrateur de ce roman en se remémorant la vie brève qu’il a tenté de partager avec celle qu’il a connu sur « un site de rencontres aléatoires ». Il s’attache à retracer tout particulièrement sa nuit de noces, un 21 juin, à la montagne, nuit la plus courte de l’année mais celle où sa vie a, alcool, instincts et folie aidant, basculé. Au moment où débute son récit, il est isolé sous camisole chimique, n’offrant à ses journées que « trois décharges d’ordinateur » durant lesquelles il essaie de renouer le fil de son inexorable dégringolade.

« À défaut de cellule psychologique, j’assure ma survie, construisant mon récit comme un poste médical avancé. »

C’est sur un versant très abrupt qu’il s’est aventuré en s’introduisant, lui le citadin, dans la famille de celle (prénommée Noëline, parce que née une nuit de Noël) qu’il a voulu épouser. Tout, les habits, les habitudes, les semelles de bois, semble issu d’un autre siècle dans cette maison au plafond parsemé de rubans tue-mouches. D’entrée, la mère le rabroue sèchement, lui rappelle qu’il n'est qu' un intrus, à qui l’on sait néanmoins gré d’avoir choisi la plus difficile des trois sœurs à marier. Un matin, elle lui tend la corde au bout de laquelle est attaché le bouc destiné au méchoui de mariage en lui présentant un couteau pour qu’il l’égorge sur le champ. Il refuse, jette l’arme par terre et se réfugie dans sa chambre.

« Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d’un martèlement sourd. Je me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d’un tablier de sang frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait immobile batailler dans le vide. »

Le cri du bouc va très vite se propager pour venir se nicher dans le corps de la jeune femme qui, sitôt la cérémonie de mariage terminée, va s’enfermer à l’étage pour ne plus en ressortir, laissant les convives poursuivre la fête sans elle. Elle pousse ponctuellement des « cris de bêtes (…) qui ébranlaient les soupières de gaspacho » en anéantissant toujours un peu plus l’ex-rêveur, chercheur d’âme sœur qui ne va pas tarder à se transformer en tueur. C’est cette histoire, tragique et méticuleuse, que tresse Romain Verger dans un roman âpre et déstabilisant. Il le fait en alternant les séquences vécues au présent et celles issues de son passé récent. Sa perspicacité créatrice et son écriture percutante, suggestive, d’une grande puissance, presque physique parfois, s’allient pour inventer un univers fantastique, peuplé d’êtres habités par une part d’ancestrale animalité qui se réveille à l’improviste, consumant leur pensée et les rendant experts en cruauté.

« La mort travaillait en moi tandis que j’avançais machinalement dans le corps d’un autre qui descendait pour moi dans la nuit noire, faisant taire les grillons. »

Au final, le narrateur (qui, comble de l’aveuglement, en est venu à se crever les yeux) n’a d’autre issue que d’occuper le temps, le seul bien qui lui reste, en recollant à tâtons les morceaux de cette rencontre, puis ceux de ses noces tragiques et de leurs à-côtés imprégnés de sang et de folie qui l’ont définitivement jeté hors du monde.

 Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.


lundi 29 juillet 2013

Éloge de la truite

À voir tout à coup couler, sinuer, serpenter à fond de vallée et sous nos yeux la Limagnole, la Virlange, la Senouire, la Sianne, l’Argence Vive, la Gourgueyre, la Seuge, la Dore et la Dolore, on se dit que les hommes qui ont ainsi nommer les rivières devaient non seulement les apprécier mais également les choyer et sans doute les remercier pour leur débit, leur apport en eau vive, leur capacité à faire tourner les moulins et pour la provision de poissons qu’ils ne manquaient pas d’y trouver. Découvrir, sans s’y rendre, le son changeant de toutes ces rivières (et leurs à-côtés ombragés) est possible, grâce à Denis Rigal qui les a réunies dans un livre où l’éloge de la truite n’a d’égal que celui de la pêche.

« Ce qui fait la vérité de la pêche : l’odeur de l’eau, le frisquet de l’aube, les couleurs et le toucher de la truite, l’émotion, l’imaginaire, le sentiment archaïque d’appartenir au même monde que le poisson que l’on recherche et d’en être pourtant irrémédiablement différent. »

Se poser, observer, être patient, remonter le cours de la rivière, déceler un peu de sable poli près d’une pierre, pouvoir distinguer une truite immobile au creux d’un bief, éviter de projeter son ombre sur l’eau, repérer l’endroit où a lieu l’éclosion des insectes, se glisser entre les roseaux, les arbres, les ronces sans provoquer le moindre bruit capable de se répercuter sous les berges sont quelques unes des règles minimales qui ne s’apprennent pas du jour au lendemain. Rigal le sait, qui se souvient de ses maîtres, pêcheurs anonymes, parfois braconniers, qui lui ont, très jeune, transmis la passion de la pêche et par ricochets celle de la truite. Celle-ci, vive, sauvage, saumonée ou non, arc-en-ciel ou fario, prise à la mouche, au grillon, à la sauterelle ou au ver, et parfois même à la main, est la récompense qui vient s’ajouter aux bienfaits et aux surprises du temps passé dehors.

« On dit que Pythagore, à force de concentration, parvenait à se souvenir qu’il avait été poisson. Si jamais sa croyance en la métempsychose était fondée, puisse-t-il user de son influence pour faire en sorte que je vive ma prochaine existence comme truite. »

Denis Rigal rappelle avec humour combien la truite, sans s’en douter, se joue parfois de la pensée du pêcheur qui en arrive à imaginer de la psychologie là où il n’y a qu’instinct ou faim. Il se souvient aussi de s’être retrouvé, lui qui ne croit pas au moindre dieu, en quelques occasions, aux prises avec une sorte d’attitude mentale proche du chamanisme, s’inventant « des interdits et des prescriptions à observer » avec en tête la certitude de réaliser ainsi une bonne pêche.

« Au lieu de se "truttifier", l’homme humanise la truite et lui prête des attitudes, voire des sentiments ou des raisonnements dont elle serait bien incapable. »

Portraits, anecdotes, rencontres impromptues, conseils pratiques, fragments autobiographiques et billets d’humeur ponctuent un ensemble où il fait bon flâner en compagnie de l’auteur du récent Terrestres et où l’ombre vacillante d’Hemingway, la représentation de la truite (et tout particulièrement celle peinte par Courbet), sa couleur (qui dépend du milieu où elle vit) et les différentes recettes (avec amandes, demi-citron et léger nappage de crème fraîche en appui) pour bien apprécier sa chair ne sont pas oubliées.

« Et quand vous aurez ce qu’il vous faut pour réjouir vos convives, arrêtez-vous de pêcher, écoutez les oiseaux, herborisez, regardez couler l’eau qui vous regarde, qui vous fait naître et vous efface, qui est votre mesure. »


 Denis Rigal : Éloge de la truite, éditions Apogée.


samedi 20 juillet 2013

Un Chemin d'enfance

En mettant ses pas dans ceux de Corot, qui fut peintre des routes, de celles qui l’incitaient au plaisir de la marche et de la découverte sans idée de destination précise en tête, Marie Alloy entre également dans des paysages qu’elle connaît. Elle s’arrête et lit avec son propre regard de peintre la luminosité, l’alignement des maisons basses, le porche d’une ferme, les saules, leurs ombres et les deux personnages sans vrai visage qui composent, en une subtile harmonie de couleurs et de nuances, Une Route près d’Arras, tableau de taille modeste (45 x 35 cm) peint vers 1855-1858. Ce faisant, elle effectue un retour sur les lieux qui furent ceux de son enfance, se remémorant certains chemins couverts d’une terre tout aussi ocre et les perspectives d’un identique ciel sans fin.

« Habitant Sin-Le-Noble, toute jeune encore, je prenais le chemin que Corot avait représenté, je l’ignorais alors, pour aller dans ma famille paternelle. Il traversait les champs et longeait de petites maisons alignées. »

Elle note la discrétion qui est (et sera toujours) celle de cet homme qui cherche « la vérité en peinture » et qui n’use jamais d’artifice pour lier ce qui veille et travaille en lui à ce qui s’offre à son regard sensible.

« Nul besoin de pittoresque, l’honnêteté du regard de Corot se révèle, sa vision est claire, sa touche sait être sensation. »

Le passage dans ces lieux dont Corot s’imprégna longuement, non seulement dans Une Route près d’Arras, mais aussi dans Le Beffroi de Douai ou La Route de Sin-le-Noble ou Près d’Arras, les bûcheronnes, est pour Marie Alloy « propice au bourdonnement des souvenirs », qu’ils soient visuels ou plus secrets, plus intérieurs, reliés aux poètes qui ont arpenté ces mêmes itinéraires (d’abord Marceline Desbordes-Valmore puis le jeune Rimbaud faisant halte rue d’Esquerchin à Douai en 1870) ou ancrés dans l’intimité d’un jardin et d’une maison d’enfance bâtie non loin du bassin minier.

Corot aimait les paysages du Nord où il fit de fréquents séjours à partir de 1847. Il se rendait à Arras chez son ami Constant Dutilleux (qui fut son premier acheteur) ou à Douai chez Alfred Robaux. C’est ce que rappelle Marie Alloy, attirée par l’œuvre et par la personnalité (humble, discrète et généreuse) de celui que Claude Monet n’hésitait pas à placer au plus haut : « Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien », disait-il. Elle note encore, outre la vie qui n’apparaît jamais figée dans ses toiles, l’importance des ciels chez ce peintre d’extérieur qui prend soin de rester légèrement en retrait mais toujours à proximité de ses personnages.

« Pour Corot, l’étude des ciels était de la plus grande importance parce que de leur traduction dépendait l’entier équilibre et esprit de la toile. »


 Marie Alloy : Un Chemin d’enfance, une lecture de Une Route près d’Arras, de Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), éditions Invenit.


vendredi 12 juillet 2013

Icaria & autres lieux

C’est dans le village de Nas, sur l’île d’Icaria, en mer Égée, que Marc Le Gros s’installe pour reprendre contact avec les routes, les criques, les pinèdes, les chemins abrupts ou les terrasses bien étagées qu’il redécouvre à chacune de ses escales. Dès qu’il quitte le navire de la ligne Egéion Samos, après avoir jeté « un regard distrait sur la vieille taverne bleue d’Aghios Kirikos », c’est pour prendre la direction d’Armenistis et rejoindre à la hâte son lieu de villégiature.

« À vrai dire Nas n’est qu’une simple crique à peine large comme la main. L’unique taverne de l’endroit, la pension Artemisi, la surplombe, ouverte en terrasse sur une profusion de géraniums et de cette variété de tournesols nains qu’on ne voit qu’ici. »

Son sens de l’observation et sa facilité à entrer dans le paysage pour s’imprégner des multiples indices et bruissements de vie qui s’y nichent font de lui un flâneur désireux d’avancer en ayant les sens en constant état d’alerte. La force de ses carnets réside ensuite dans sa façon de convoquer  les mots justes en trouvant le tempo adéquat pour embarquer le lecteur dans son périple. Il n’use pour cela d’aucun artifice. L’érudition calme (née d’une insatiable curiosité), sa capacité à puiser avec simplicité dans les potentialités d’une langue bien maîtrisée et sa propension à revivre en tel ou tel endroit des sensations identiques à celles ressenties ailleurs lui permettent de vagabonder en faisant en sorte qu’une partie de lui-même puisse, de temps à autre, larguer les amarres et se revitaliser en piochant dans de plus anciens voyages.

« Cette dernière nuit, j’ai trouvé à la taverne Delfini, un petit vin maison, aigre et frais, citronné, acide, étrangement clair aussi car souvent les breuvages qu’on débite au tonneau sont troubles comme les vins verts à peine filtrés des vieux quartiers de Porto. D’abord, j’ai pensé au portrait de Duchamp tel qu’André Breton l’a décrit, « l’esprit sec comme du vin de Sancerre », et puis j’ai pensé à Roger Judrin, laissé là-bas il y a un mois au saut du train. »

Ce qu’il note d’Icaria, page à page, chacune d’elles s’attachant, au fil des carnets, à percevoir la réalité et les particularités de l’île, va du paysage (ou plutôt des paysages, tant ceux-ci bougent et se transforment selon l’endroit d’où on en perçoit reliefs et luminosité) aux habitants des lieux en passant par les bestioles marines (poulpes, buccins) ou terrestres (le chœur très matinal des cigales) et par les saveurs gustatives locales (ouzo, fromage, beignets d’épinards, berlingots frits aux herbes et petites rascasses grillées). Il n’oublie pas plus le meltem, ce vent dynamique et un peu fou qui alimente la violence des déferlantes que le blanc si particulier de la chaux avec laquelle la lumière se sent en harmonie.

« Ici, à Icaria, tout est nuance. Au concentré cycladique s’oppose une sorte de profusion légère, volatile, comme si l’esprit du lieu avait disséminé, s’était dilué dans cette vapeur qui fait trembler un paysage qu’on a toujours l’impression d’avoir déjà vu quelque part. Car ces vignobles en terrasses, ces champs d’oliviers, ces contrepoints de collines et de couleurs on les trouve aussi bien en Toscane qu’en Catalogne, en Provence ou dans l’arrière-pays de Nice. Icaria est méditerranéenne. »

Poursuivant son escapade dans les « îles blanches », Marc Le Gros se rend également à Tinos, à Amorgos et à Patmos. Alternant poèmes et proses courtes, il y note ses émotions, se repasse quelques extraits de lectures, revoit un tableau ou une gravure et les intègre à ses découvertes du moment. Sa quête, calme, sensible et précise, le porte là où l’étonnement a, le temps d’une immersion intense, vocation à devenir seconde nature.

Marc Le Gros : Icaria et autres lieux, éditions L’escampette.


mercredi 3 juillet 2013

Allen Ginsberg

Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres, notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés, les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac, William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon. Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des milieux littéraires établis.

« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de l’âme. »

Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches, décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel, rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité, travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).

« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille, dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se fissurer.

« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »

Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).

« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »

Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis, intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations, liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute heure.

« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »

Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre, anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte (non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :

« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »

Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl, ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation, plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.


Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».

L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.





dimanche 23 juin 2013

Histoires secrètes

L’enfant qu’il fut – à l’orée des années cinquante – n’a pas été long à prendre la mesure de son environnement immédiat et à comprendre à qui, et à quoi, il allait devoir faire face. Quelques regards bien appuyés lui suffirent pour apercevoir tout autour les adultes à l’œuvre. Ici des donneurs d’ordres et de leçons, là d’intrigants optimistes capables d’inoculer le virus du cafard pour l’éternité à quiconque croiserait malencontreusement leur route (et leur rire), ailleurs les relégués, les taiseux, les plus vieux qui, ne pouvant suivre la cadence, se trouvaient contraints d’achever leur chaotique aventure en se cachant au fond de quelques pièces ou débarras très sombres. Voilà le désespérant tableau qui s’offrit de prime abord à celui qui, se frottant les yeux puis le cœur au gant de crin, en vint à admettre que la vie en ces contrées mornes et malsaines ne serait possible qu’à condition de trouver et d’affûter ses armes, en l’occurrence les mots, qui étaient là, disponibles, Rimbaud lu et relu l’y incitant, à sa portée, prêts à l’aider à dresser quelques constats puis à ouvrir des brèches.

« Je vis bien ainsi, debout, et parlant aux absents du bout de mes doigts tachés d’encre. De plus en plus faisant confiance à la poussière pour fixer les phrases que j’adresse aux choses. »

Être lucide et désenchanté, l’écrire, détecter les raisons précises de cet état de fait, en revenant aux sources (à cet « os très dur à passer » qu’est l’enfance) en vue de se mouvoir malgré tout dans ce monde, n’empêche pas, les textes brefs de Pierre Autin-Grenier en attestent, de trouver en soi assez d’énergie (celle du désespoir) et de souffle (celui de la révolte) pour les transmettre aux autres. Il dit ce qu’il doit à « la nuit fraternelle » qui referme chaque soir la page d’un jour terne, ce qu’il apprend des nombreux animaux qui traversent son livre, ce que chaque instant vécu intensément et non dans l’attente du suivant lui dicte de sagesse, ce que les absents qui reviennent le visiter à l’improviste lui offrent de simplicité ancestrale et de respect envers les choses, les murs, les meubles, les arbres. C’est en faisant provision de tous ces présents nichés au plus profond des mémoires qu’il fourbit ses armes et réussit à s’immiscer dans les Histoires secrètes de ceux qui, comme lui, avancent et résistent, tête rentrée dans les épaules, sans jamais abdiquer.

« M’animent encore un peu dans cet amour des choses et maléfices des mots le pessimisme des tendres, l’éternelle mémoire des amis morts et le malheur des petits mômes otages de la tristesse des banlieues. »

Ce livre, publié à l’origine en 1982, forme avec Jours anciens (L’Arbre, 1980), Les Radis bleus (Le Dé Bleu, 1991, réédité en Folio) et Chroniques des faits (L’Arbre, 1992) le socle de l’œuvre de Pierre Autin-Grenier. La forme courte, le pessimisme ardent, le quotidien désacralisé et la langue saccadée, mordante et maîtrisée que l’on y retrouve préfigurent les livres à venir, notamment Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’Éternité est inutile (L’arpenteur). Tout est déjà en mouvement dans cet ensemble que l’éditeur présente, à juste titre, comme un « petit traité du désespoir ». Très convainquant. Réconfortant et requinquant.


 Pierre Autin-Grenier : Histoires secrètes, éditions La Dragonne.


jeudi 13 juin 2013

Le Chant des mers

« Assis dans la nuit décharnée / Le cri de la mer dans les oreilles / Et un sale goût d'amertume en bouche / La tête figée coincée dans l'ombre / Opaque des pensées bringuebalantes / Le cœur aussi glacé qu'un iceberg. »

Alain Jégou, Une meurtrière dans l'éternité, éditions Gros textes, 2012.


C'est après avoir lu Passe Ouest (éditions Apogée, 2007), livre dans lequel Alain Jégou a retracé, à coups de séquences vives et houleuses, ce que fut son quotidien de marin-pêcheur durant près de trente ans, que le réalisateur Christophe Rey a décidé de consacrer un film à celui qui venait de l'embarquer ainsi, sans préambule, à bord de l'Ikaria, chalutier de neuf mètres cinquante immatriculé à Lorient et habitué à creuser sa route chaque jour, bien avant l'aube, dans la nuit noire, quelque part au large de l'île de Groix et du phare de Pen Men. Ce qu'il transmet à travers ce film, c'est l'itinéraire très particulier d'un homme qui a réussi à bâtir, parallèlement à ce métier rude, une œuvre poétique inclassable où l'océan (sa force, sa hargne, ses sautes d'humeur) s'avère toujours très présent. 

Touchant au plus près l'univers d'Alain Jégou et remontant aux sources mêmes de son écriture en ricochant, entre le jazz, la mer, les ports, les docks en perpétuel mouvement, de Tristan Corbière à Jack Kerouac et d'Antonin Artaud à Claude Pélieu, Le Chant des mers navigue sur une ligne d'horizon fougueuse et haletante, dans le sillage immédiat d'un poète qui n'avait de cesse de frotter son corps et son imaginaire à une réalité qu'il savait traverser, fustiger et dépasser avec rage et efficacité.

Le Chant des mers, réalisé par Christophe Rey, Candela Productions.

Né en 1948 à Larmor Plage, Alain Jégou est décédé le 6 mai 2013. Le magazine Littoral (sur France 3 Ouest) lui rendra hommage le samedi 22 juin en rediffusant Le Chant des mers.

vendredi 7 juin 2013

Florent Chopin, nomade parmi les nomades

"Nous revenons, sur les talus, sur les restes d'un océan cubique,
Zanzibar au bout des lèvres.
Les lions pourrissent dans l'avoine.
La nuit se fait au bord des routes."

Florent Chopin, Bleu Bohémienne, éditions Wigwam, 1998.


Son antre, l'ancien garage, L'atelier de brousse, situé rue Garibaldi à Saint-Ouen me trotte dans la tête depuis longtemps. J'essaie ce soir de le restituer à ma façon. Je bois un café serré. J'arrose mon fond de tasse d'un liquide à l'arrière-goût marin, liqueur iodée et dorée au soleil. J'y ajoute ce que je veux. Et j'y vois ce que bon me semble. Un décor. Une maison. Trois étages. Au-dessus, une terrasse (séparée en deux par un rideau de perles) avec à l'entrée  un beau Pierrot Gourmand déniché dans une brocante. Sur la table, des assiettes peintes par un italien de Montmartre. Au mur, les livres de Jean-Pierre Duprey. Et de nombreux autres ouvrages (une étagère entière) publiés par François Di Dio au Soleil Noir. Deux toiles de Micheline Catty, œuvrant dans l'ombre longue, apaisante de Gherasim Luca ... 

C'est dans ce décor que Florent Chopin apparaît. Il sourit. Soulève sa casquette. Invite à se familiariser avec les lieux. On ne sait d'où il débarque. De mer d'Iroise ou du Japon. Ou peut-être faisait-il, ces derniers jours, escale dans les vignes du Périgord afin de piétiner des raisins noirs pour offrir du jus frais à la terre et en remplir un ou deux pots pour le mélanger à ses couleurs. On a envie de le croire là-bas tout en sachant qu'il navigue déjà ailleurs. Au Portugal en quête de paresse ou sur une autre piste (à dos de chameau dans le désert ? Ou dans des ruelles à Zanzibar ?) occupé à joindre les deux extrémités d'un arc-en-ciel au fond d'une flaque.

On n'ose trop parler. On sait qu'il est tout entier dans la minutie des voyages. Il y a des morceaux d'océan sur l'établi. Une cheminée rouge et noire, un navire, un quai balayé par l'écume, une bouée orange, un halo de lune, un fort ressac, du monde à bord. Il reste apparemment calme au milieu de l'agitation qui précède les grands départs...  En fait, il y a déjà un bon bout de temps qu'il est parti. Embarqué pour un périple au long cours où le volume, l'espace, les couleurs, les déchirures et les émotions varient selon le plaisir que prend le marin à fabriquer lui-même les paysages qu'il lui faudra traverser. Belle lurette qu'il est en route, agent des liaisons intimes entre le « peut-être » et le probable, entre la fiction et le rêve, entre les engouements de l'absence et les velléités de sa présence au monde. Pour le suivre, il faut s'engager dans un beau dédale, un enchevêtrement de virages à négocier au cordeau en multipliant les changements de stations et de véhicules de façon à dessiner ce périmètre de liberté qui nous permettra d'avoir la tête au Nord, les pieds au Sud et le cœur en Équateur.

En tournant autour de cette terre ronde et bleue qui est logée dans l’œil du peintre et qui vient toucher les pupilles scintillantes de celui ou de celle qui regarde, qui lit, tout devient possible. Lui et moi, toi et lui, bref, nous et nous pouvons alors longer les quais de la gare de l'Est ou du Nord dès les premières lueurs de l'aube. On est à peu près sûr de le repérer au milieu des voyageurs, et d'établir le dialogue entre le R.E.R et l'Orient-Express ou, si l'on préfère, entre l'homme de la taïga et le bohémien des banlieues occidentales.

Florent Chopin : Boîtes à retardement, exposition du 6 juin au 7 juillet, Galerie Amarrage, 88 rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen.

samedi 1 juin 2013

Paris 1926

Fils de pasteur, né dans le nord-est de la Suisse, Ludwig Hohl débarque à Paris peu après ses vingt ans. Il vient de rompre avec sa famille et trouve refuge dans un meublé en compagnie de son amie Gertrud Lieder. Résolument rivé à l’écriture et désireux de ne rien laisser passer de ce qu’il voit, entrevoit, perçoit et ressent, il s’est mis en tête d’arpenter la ville la nuit en privilégiant les quartiers les plus animés. Les Halles, Montmartre, Pigalle, la proximité des gares et plus précisément Montparnasse, où il a son quartier général à La Rotonde, restent ses lieux de prédilection. Cela ne l’empêche pas d’aller, à l’improviste, et de jour, visiter tel ou tel arrondissement pour découvrir ce que ses yeux de noctambule n’auraient pas pu discerner. Après chaque virée, il s’attèle au travail, inlassablement, et des heures durant, pour noter et décrire avec précision ce qu’il vient de vivre. C’est ce journal, tenu sur moins d’une année, très vivant et narratif, constitué de scènes étonnantes et ponctué de rencontres qui le sont tout autant, qui est ici publié.

Il excelle dans l’art de ciseler des portraits brefs en reconstituant des scènes de rues ou des discussions tenues au café ou sur le trottoir. Il est accompagné de quelques congénères aussi fauchés que lui et soucieux, eux aussi, de confronter leur création (ce sont des peintres, sculpteurs, poètes) à la réalité sociale et urbaine de ces secteurs souvent mal famés où ils déambulent en s’étonnant de tout. Ils apprécient les attroupements, qui sont signes de bagarres ou d’accidents et les haltes dans les bistrots où ils boivent plusieurs bouteilles tout en auscultant le décor ambiant.

« Acheté cette nuit, comme très souvent, des frites et des saucisses grillées aux Halles, à un cuisinier planté à un carrefour, qui ressemble de loin à un vendeur de marrons avec son réchaud. Mais quand on s’en approche, on remarque que son installation est plus confortable : du graillon chauffe dans la marmite, et sur une table sont disposés saucisses, boudin cru et lard et surtout des pommes de terre. Elles sont déjà pelées, même si elles semblent plus tachetées que blanches, et il ne reste à l’homme qu’à les découper à la va-vite en morceaux de cette forme bien connue, longue et rectangulaire. »

Hohl aime poser avec lenteur et patience chacun des tableaux de ce théâtre ininterrompu qu’il décrit. Cela va du paysage, de la lumière, de l’architecture à la gestuelle des êtres portraiturés en situation en passant par ce qui traverse le décor : ce peut être une averse, ou la chute d’un ivrogne, ou le passage d’une prostituée et de son petit chien, ou une altercation entre un chauffeur de taxi et l’un de ses clients qui s’accroche à la chaleur du véhicule, vautré sur le siège arrière. Rien ne manque et les péripéties se succèdent sans relâche.

« Je me suis promené seul avec Blohm aux Halles, vers dix heures du matin, et voulais lui montrer l’endroit de la boucherie où l’on peut voir les têtes de veau se faire échauder et racler. »

Suit une description en règle de ce qui se produit en ces lieux où « une douzaine de silhouettes à moitié dénudées, des garçons de boucherie mal dégrossis, s’affairaient autour d’énormes chaudrons. »

L’humour est de temps à autre convoqué. Idem pour le sarcasme et l’ironie. À petites doses, au fil des périples et des multiples contrariétés ressenties par l’écrivain. Il arrive à ce marcheur de ne plus supporter la compagnie de ses condisciples et de se rêver ailleurs, en solitude, en train d’escalader la montagne, son autre passion, celle qu’il réussira, plus tard, à faire entrer dans Ascension, son grand livre.

Paris 1926 permet de sillonner un Paris méconnu et oublié. La bohème de Hohl a peu à voir avec celle de Hemingway, de Cendrars, de Picasso et de tant d’autres qui fréquentaient pourtant, à la même époque, les mêmes endroits. Pas un n’intervient dans le journal de l’écrivain suisse. Sans doute parce qu’il ne les connaissait pas. Et probablement parce que son monde, et ses préoccupations, étaient autres. Ses compagnons sont de jeunes inconnus en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais, hormis, tardivement, pour Hohl qui poursuivra son existence, de 1937 à sa mort en 1980, en travailleur de l’ombre, logeant dans une cave à Genève.

 Ludwig Hohl : Paris 1926, traduit de l’allemand par Yann Bernal, éditions Attila.