Bienvenue dans l’intérieur secret d’un couple ordinaire. Dieu et les apparences veillent sur lui.
Tout a débuté de façon assez banale. L’un a remarqué l’autre et l’inverse a également eu lieu. Les habitudes, les frôlements, les études communes (avec, au final, l’agrégation pour tous deux) ont fait le reste. Pour les mots d’amour, il faudra toutefois repasser. Leur kit de survie n’en contient pas.
Cela n’empêche pas le duo de se former. Puis de convoler. Et de trouver même refuge. Un appartement en proche banlieue pour faire ménage, s’apprivoiser, mieux se connaître. Pour, aussi, et tout le livre l’assène, se rendre compte du fossé qui les sépare et qui ne va cesser de se creuser.
Lui, il parle haut, il veut réussir, vaincre, se battre pour monter, diriger, maîtriser et assurer sa mâle assurance non seulement là où il enseigne mais aussi tout autour, là où ses grandes ailes pourront se déployer en laissant dans l’ombre ceux qui se trouvent dessous. Elle, par contre, « la nuque faible, les gestes menus d’oiseau tenu en joue », préfère s’effacer et vivre de calme et d’humilité.
« Le soir elle concocte des tisanes pour lisser ses nerfs à lui ».
Dès l’aube, il caracole. Il tonitrue, bombe le torse, repart à l’assaut. Bientôt, le lycée ne suffit plus. Il lui faut l’université. Il s’attelle à une thèse d’état. Et, vlan, y balance dix ans de vie. Pour rien, pour tout. Pour exister. Pour assouvir son besoin de reconnaissance. Pour calmer ses ardeurs, ses ambitions, son désarroi, son mal être.
L’équipage hétéroclite clopine ainsi, bon an mal an, sur les chemins tortueux de Bretagne et d’ailleurs tout en songeant de plus en plus fort à la survivance du clan nouveau.
« Là-dessus, elle et lui sont d’accord. C’est une nécessité pour étayer. Le couple et tout le reste. La procréation, elle s’y sent tenue. Pour ne pas démériter de l’exemple maternel. Pour accomplir son office terrestre et qu’ensuite les nues la reprennent. »
Une première fille naîtra. Puis une seconde. Différentes, cherchant l’une et l’autre leur place dans l’étrange cocon familial. Si la cadette (plus immédiate et désinvolte) s’en sort plutôt bien, il n’en va pas de même pour l’aînée qui, pensive et soucieuse, garde en intérieur ce qui l’oppresse. En réalité, ce qui l’empêche de vivre, de respirer, de penser correctement, c’est lui, uniquement lui, le père, avec ses propos, ses fulminations, ses certitudes, ses manières de chef qui s’autoproclame garant de tout savoir en maniant mots et théories pour imposer sa suprématie.
« L’aînée reste embrochée sur chaque aspérité. Ne veut pas se dérober au percement de la fraise tourneuse. Veut tout sentir à fond jusqu’à la douleur, jusqu’à sang giclé. Veut tellement savoir, veut tellement comprendre qu’elle en a les yeux laqués et vernissés. »
Cet homme, le père, Ysé Ténédim réussit – grâce à une écriture lancinante, grâce à ces phrases qui rabotent (lamelle après lamelle) et cognent en ne ratant jamais leur cible – à le rendre facilement familier et détestable. Le portrait qu’elle en brosse est à charge. Celle (narratrice) qui a, ici, devoir de le transmettre n’est autre que l’aînée. Qui a fini par trouver l’usage et la force des mots pour se sauver. Elle décrit, en détails, à flux continu, comment deux êtres si mal assemblés ont pu créer un tel gâchis autour d’eux.
Ce qu’il y a de gâté en elle, le sera pour longtemps.
« Des années après, des années et des années, chaque fois que l’aînée trouvera dans la boîte aux lettres une enveloppe couverte de l’écriture paternelle, ce sera frisson et sursaut, l’impression de toucher le feu, celui qui corrode, qui fait des cloques et des trous. »
Livre fermé, difficile de ne pas revenir sur l’écriture de Ysé Ténédim. Etonnante, elle ne cherche jamais la séduction. Préfère poser avec rigueur une langue qui n’en invente pas moins ses propres formes, laissant filtrer, entre blues et litanies, ce filet de voix permanent, tendu à l’extrême.
Ysé Ténédim :
Enfant gâtée,
Les Contre-bandiers éditeurs.