lundi 19 décembre 2011

El Ferrocarril de Santa Fives

Lille, 1888. Manuel Mauraens, ouvrier métallurgiste promu contremaître au sein de la compagnie Lille Fives (à qui l’on doit déjà la construction de nombreux ponts, ports, gares et autres édifices) est chargé de superviser les travaux du chemin de fer (ferrocarril en espagnol) qui doit relier Santa Fe à Tucuman, en Argentine.

« D’usine en voie ferrée, ça bourdonne, ça bruit, ça claque, ça crisse, ça détone, ça pétarade, ça stridule, ça vrombit ; entend-on la même chose entre Santa Fe et Tucuman ?

Je chante en pleine rue et l’on distingue à peine mes paroles ; si je m’en vais en sera-t-il de même au bout du voyage ?  »

L’ancien métallo n’est pas un chef de chantier ordinaire. Il s’est formé sur le tas avant de devenir ingénieur en allant étudier aux Arts et Métiers de Paris. Là-bas, il suivait à l’occasion, en auditeur libre, le cours de philosophie de Jean-Marie Guyau et filait régulièrement au lycée Condorcet apprendre l’espagnol auprès de l’internationaliste et ex cheminot catalan en exil Francisco Ferrer.

Il est à l’affût de tout ce qui s’écrit, se transforme, s’invente autour de lui. Il lit Jules Laforgue et Paul Lafargue. Tous deux sont nés en Amérique du Sud, là où le travail l’appelle. Les poèmes du premier et « la grande paresse partagée » du second lui parlent.

À l’estaminet de Fives, il a parfois côtoyé Degeyter, « l’as de l’orphéon et des luttes sociales » qui vient de mettre en musique un poème (« Debout les damnés de la terre / Debout les forçats de la faim... ») qu’Eugène Pottier a écrit du temps de la commune de Paris. Lui aussi, il écrit des chansons en plus de ses innombrables notes de chantier et de ses lettres. Il a la tête pleine de tous ces morceaux sortis d’ailleurs ou de lui-même. Il ne songe pas à les mettre en ordre. Un parcours si sinueux ne peut se donner sans recul. Il faut au moins laisser passer un bon siècle. Puis faire en sorte que cet itinéraire soit intercepté par un autre regard, en l’occurrence celui de Robert Rapilly qui retrace et amplifie, sous formes poétiques oulipiennes entrecoupées d’infos périphériques et de brèves d’époque, le grand voyage et le séjour du travailleur Mauraens en Argentine.

« J’ai entrevu le Sénégal et le Brésil, accosté au pays des troupeaux innombrables et des plaines sans fin, des cultures de blé et de canne à sucre. J’ai remonté les grands fleuves et pénétré dans les forêts vierges. Je connais l’Argentine à présent. »

Le contremaître, discrètement suivi par l’écrivain, est chaque jour un peu plus étonné par les nouvelles du monde qui lui parviennent. Sa curiosité d’ingénieur y trouve son compte. Les inventeurs fin de siècle sont très actifs. Certains l’aident au quotidien. Ainsi Lewis Edson Waterman et son petit réservoir capable de contrôler le débit d’encre et de se passer de plume et d’encrier. Ainsi Joseph Glidden et sa machine à produire du fil de fer barbelé en quantité, idéale pour préserver la sécurité des voies...

Ce que sa curiosité ne lui aura pourtant pas permis d’apprendre, et pour cause, c’est que l’on a redécouvert sur le tracé de la ligne qu’il construisait alors, quelques cent-vingt ans plus tard, une station ferroviaire baptisée Fives-Lille.

« Descendre du train au point où s’interrompt la ligne : Fives-Lille en Argentine, pays de plaines humides ou sèches selon la saison, partagées entre le bétail, le coton et la forêt.
Trouver en chemin un essieu brisé de locomotive Pacific, une étoffe déchirée en laine de lama, un crâne de bovin abandonné au puma. »

En se donnant, plein gré, de stimulantes contraintes formelles, Robert Rapilly ajuste proses, poèmes, lettres, lexique industriel et brefs tableaux d’un dépaysement dans le temps et l’espace pour faire vivre une aventure plausible et hors normes à son personnage Mauraens, parti un beau jour de Lille pour embarquer à Marseille à destination de Buenos Aires puis de Santa Fe.

 Robert Rapilly : El Ferrocarril de Santa Fives, préface de Jacques Jouet, (éditions) La Contre Allée.

samedi 10 décembre 2011

Revermont

Si l’automne a toujours été très présent dans l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, dans ce livre-ci il semble bien vouloir prendre ses aises et même s’installer à demeure. Un peu comme s’il voulait suivre au plus près ce que précisait Jean Grosjean, si justement cité en exergue, dans Les Parvis : « L’octobre comme un navire / Va vers les derniers rivages ».

Revermont, la contrée qui donne son titre au livre, c’est d’abord un lieu étendu entre montagne et vallées, décor escarpé du vieux Jura, paysages rudes et âpres où les vignes apportent parfois chaleur, douceur et répit. C’est aussi, et durant de longs mois dans l’année, une région où, préparant les mauvais jours (qui viennent tôt), des images que l’on croyait encore lointaines refont surface. Avec leurs cargaisons de bois que l’on stocke et les inimitables « manchons tricotés » qui iront calfeutrer le dessous des portes. C’est dans ces parages incertains et isolés que vit Pirotte.

« c’est dans l’hiver d’Arbois
rue du Montot que je gîte ».

De là qu’il donne de ses nouvelles. Elles ne sont pas franchement bonnes. Il est calé à sa table, face à la fenêtre donnant sur la rue. « J’écris ce que je vois / pour ne pas disparaître », dit-il, se comparant tantôt au « cheval boiteux » qui « rêve à l’écurie » (« le cheval fourbu / c’est moi tout craché devant l’écritoire »), tantôt au « vieux montreur de marionnettes / que jamais personne n’a vu / et qui redit le même texte » jusqu’à ce qu’une main inconnue coupe les fils.

« je vis reclus parmi les ombres
plus présentes que les vivants
et si cette chambre est ma tombe
je vis ma mort depuis longtemps. »

Ses dialogues, ses adresses, ses pensées vont d’ailleurs essentiellement vers des auteurs morts (Thomas, Perros, Frénaud, Michaux…) qui ne cessent de l’accompagner et dont les livres, il en est persuadé, sauront un jour se rassembler pour inventer cette fragile passerelle qui lui permettra de passer lui aussi d’une rive à l’autre.

Il y a de la mélancolie dans ces textes. De la colère également. Mais peu de désillusions : Pirotte sait que la réalité et le passé ont une terrible capacité à rogner les ailes de l’utopie et que face à ce travail de sape le rêve ne peut pas se hisser très haut.

Çà et là, des séquences enfouies dans l’enfance reviennent. Toutes mettent en scène la mère de l’auteur d’ Une adolescence en Gueldre. « Je ne suis qu’un drôle d’oiseau / c’était l’opinion de ma mère ». « Tu devras réfléchir / à ce que tu vas faire / ainsi parlait ma mère / je n’ai pas connu pire / individu que toi ». « Reviens sur terre disait-elle ».

Écrit durant l’automne 2007, ancré dans le paysage (« en face le carreau / du toit capte un dernier / reflet du jour d’octobre ») et dans le quotidien tremblotant et habité d’inquiétude qui est alors celui de Pirotte (« ce soir j’entends couler / de la plaie du sol une eau noire »), cet ensemble, que les fantômes traversent en coup de vent, sinue entre regrets et humilité pour aboutir à une acceptation de ce qui est. Sera. Et un jour ne sera plus.

Jean-Claude Pirotte : Revermont, éditions Le Temps qu'il fait.

Le prix Apollinaire 2011 a été décerné à Jean-Claude Pirotte pour ses deux récents recueils : Autres séjours (Le Temps qu'il fait) et Cette âme perdue (Le Castor astral).

vendredi 2 décembre 2011

Les boîtes trembleuses

Ce sont, dit-elle, de « petites choses vues, sues, ou tenues ». Des pierres, des plumes, des dents de singe, une momie de rat ou une omoplate de cétacé par exemple... Toutes sont déposées dans des boîtes placées sur des étagères, derrière des vitres. Reste à redonner vie, corps, - et matière à rêver - à ces objets rapportés. Autrement dit, reste à remuer un peu de leur histoire, à évoquer, décrypter ce que leur mémoire peut léguer au présent. C’est ce à quoi s’applique Anne-Marie Beeckman en s’appuyant, la plupart du temps, sur un trait, un éclair, un éclat de sensualité ou un regard appuyé à son bestiaire intime pour créer, à coups de tableaux lapidaires et furtifs, un ensemble propice à de simples fugues hors de (et en) soi. Elle en tisse l’écheveau à sa manière. Y mêle tout à la fois patience et vivacité. Son écriture (crochetée, « tango thorax ») danse, légère, efficace. Et prolonge ce qu’elle n’a pas envie de voir disparaître, ce petit « butin » pour lequel non seulement elle « scie des étagères » mais qu’elle a auparavant pris soin de ramener elle-même dans ses filets.

« Je ne possède pas l’oiseau, j’ai sa plume. Pas la montagne, le caillou. Pas l’arbre, un peu d’écorce, des fruits curieux. Pas le temps, le fossile. Je dispute à la mort de petits squelettes. »

Ceux-ci bougent, loin des cimetières, devenant ici poèmes vifs et tendus. Objets animés (Il s’en va, celui reproduit en couverture est de Louis Pons) à agrafer, telles des légendes, près des boîtes trembleuses.

En 2002, la parution du Vestiaire des vagues (également à l’Atelier de l’agneau, premier ensemble d’importance d’Anne-Marie Beeckman, regroupant plusieurs titres publiés auparavant en plaquettes, avait permis de mesurer l’acuité d’un regard qui, loin de se laisser happer par l’émotion, entend au contraire contenir celle-ci (sa violence possible, ses réflexes, son côté braque) pour pouvoir la mettre en scène avec minutie dans des contes, des vignettes et poèmes brefs couvrant tous, ou presque, le vaste champ du désir.

Alain Joubert, l’auteur du très documenté Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire chez Maurice Nadeau en 2001, ne s’y est pas trompé, évoquant à l’époque, dans La Quinzaine littéraire, « la féminité en alerte, le désir en feu, la joie de l’effervescence du lit, la férocité du plaisir et la morsure de l’amour » qui circulent dans les courtes proses de ce poète dont on parle, par ailleurs, assez peu.

« Reste un écart des jambes, ce chiffon rouge sur tes fesses. Et la raison est une résignation. »

A laquelle Anne-Marie Beeckman n’entend pas se soumettre.

Anne-Marie Beeckman : Les boîtes trembleuses, édition L'Atelier de l'agneau.

jeudi 24 novembre 2011

Rome, regards

D’octobre 1972 à janvier 1973, Rolf Dieter Brinkmann séjourna à Rome, Villa Massimo, qui est à l’Allemagne ce que la Villa Médicis est à la France. Il y consigna en détails les impressions, notes, rencontres, promenades, lectures, émotions vécues durant son passage dans cette ville où les nombreux vestiges du passé ne viendront jamais atténuer sa solitude et ses difficultés à s’adapter aux lieux.

« Nous sommes samedi soir, vers 9 heures à Rome (…). Les voilà tous à se retrouver maintenant dans des pizzerias et des restaurants pour bavasser. Hurlements d’avions à réaction au-dessus du parc de la Villa Massimo rafraîchi par la brume, mon système nerveux est à vif, je martèle les touches au petit bonheur, ça devient plus inintelligible, oui, plus enchevêtré… »

Il adresse de très longues lettres, quasi-quotidiennes, à sa compagne Maleen. Notant tout ce qui le traverse, il ne se montre pas forcément sous un bon jour. On le découvre ainsi souvent injuste, péremptoire, un rien misanthrope et très hâtif dans ses jugements artistiques ou littéraires. Mais cela correspond totalement à ce qu’il espère véhiculer à travers ces « regards ». Ils veut les restituer de façon brute, qu’ils soient projetés sur ce qui l’entoure (rues, affiches, flâneurs) ou sur ce qui peut bouillir (colère, envie d’en découdre, de devenir incisif) à l’intérieur de lui-même. Regards libres, immédiats, sans concession. Personne n’est épargné. C’est l’une des forces – l’autre résidant dans l’écriture presque hallucinée qui jaillit par bribes – de cette somme (trois cahiers augmentés de collages, de plans, de photos) où la générosité finit toujours par l’emporter et qui nous arrive, en traduction, (grâce à Martine Rémon) avec trente-cinq ans de retard.

R.D. Brinkmann, né en Basse Saxe en 1940, fut proche des auteurs de la Beat Generation. C’est lui qui fit connaître Burroughs ou Giorno en Allemagne en les traduisant et en les publiant dès 1969 dans l’anthologie Acid.
Auteur d’un seul roman, La Lumière assombrit les feuilles (Gallimard, 1971), il s’adonna très vite à ce qui le faisait vivre à cent à l’heure, tapant, notant, martelant de nombreuses pages par jour, mêlant le tout à ses voyages et multiples déambulations menées également à toute allure. Cet homme pressé oublia néanmoins un jour la présence des voitures autour de lui. C’est en voulant traverser une rue qu’il fut renversé, à Londres, le 23 avril 1975, « quelques jours après avoir lu ses poèmes au Cambridge Poetry Festival », comme le rappelle Thibaud de Ruyter dans une préface qui nous aide à entrer dans l’œuvre de celui qui tenait à l’époque, avec vigueur et régularité, ce qui s’apparentait déjà à un blog.

 Rolf Dieter Brinkmann : Rome, regards, éditions Quidam.

dimanche 13 novembre 2011

La Nada

C’est bien à un livre de mémoire que nous convie Jean-Claude Tardif avec La Nada. Non pas directement la sienne mais celle qui se nourrit du collectif et qui a ses racines en Espagne, pays de son grand père Antonio Sorondo, républicain contraint de s’exiler en Bretagne et près duquel il a, durant de longues années, sut se tenir à l’écoute.

« C’est l’exécution de l’instituteur, sur la place, au petit jour, qui me fit partir. À genoux, les mains dans le dos. Une balle. La chute du corps sans bruit. L’écho de la détonation ronflait encore entre les maisons lorsque le visage de Don Severo Elso frappa le pavement de la place. »

En six nouvelles, l’auteur retrace le parcours de quelques uns de ceux qui l’ont, d’une façon ou d’une autre, marqué. Il éclaire leur part d’ombre. Remet leur histoire en route à l’endroit même – à Madrid, à Séville, à Brunete – où elle a dû s’arrêter ou bifurquer.

« Les yeux de Pilar étaient dans ma tête, vrillés comme deux balles sombres. Je portai la main à mon front et la ramenais, étonné de ne point la trouver rouge. Le fleuve était calme et noir, les étoiles s’y étaient noyées. Dans les jours qui suivirent, je revins souvent rôder dans les ruelles de la Juderia, mais jamais je ne trouvai le courage de franchir la porte. Je ne la revis jamais. »

Ce sont ces moments brefs, ceux où une vie peut s’interrompre ou basculer, que Jean-Claude Tardif réactive à distance. Il le fait en restant volontairement en retrait et en redonnant la parole à ceux qui lui ont transmis les morceaux de leur propre itinéraire. En réalité ou par le biais des livres ou des faits relatés en famille ou entre amis. Ainsi l’histoire de Pilar, la danseuse. Ou celle de Gerda Taro, la photographe tuée en 1937, à la veille de ses vingt-sept ans, à qui François Maspéro a consacré un livre saisissant. Ou encore celle de Dona Lobos, exilée elle aussi sur les côtes bretonnes et à laquelle le grand père aimait rendre visite. Pour parler des Asturies, là où elle vivait auparavant.

La guerre civile est au centre de La Nada. Tardif l’évoque avec retenue. Ce qui ne l’empêche pas de viser juste. Son projet n’était pas de s’immerger dans un pays et une époque mais bien de montrer, des années et des générations plus tard, ce qu’il peut y avoir de douloureux chez ceux qui, sans avoir vécu ces heures tragiques, en sont néanmoins dépositaires.

« L’un après l’autre ils se sont couchés au hasard de la route, de la barricade ou du pavé, les yeux étonnés. Ils sont là et partout éparpillés le long de ma mémoire, de ma langue, du bleuté de mes veines. »

 Jean-Claude Tardif : La Nada, éditions Le Temps qu’il fait.