dimanche 11 novembre 2012

L'Empire d'un homme

Chez Ramon Sender (1901-1982), réalité et fiction sont indissociables. Il s’appuie souvent sur la première pour déclencher puis étayer la seconde. Cette fois, c’est un fait-divers qu’il avait dû couvrir en 1926, en tant que journaliste pour le quotidien El Sol, qui sert de trame à ce roman publié initialement en 1939 à Mexico. L’histoire est peu banale. Elle débute par une scène de chasse dans la montagne. Un petit groupe (composé de cinq chasseurs et du narrateur) grimpe à bon rythme derrière les chiens. Il s’en va débusquer un étrange gibier que l’on a vu sauter à plusieurs reprises sur les pitons pelés de ce massif si peu hospitalier. Certains disent que c’est un monstre, d’autres un orang-outang, d’autres prétendent qu’il a deux têtes.

« Certains avaient vu l’animal que nous allions chasser. De tout ce que j’avais entendu dire, je retenais surtout ces détails : “des griffes aussi longues que celles d’un tigre, le mufle et la tête couverts de poils” ».

En fait, parvenus là-haut, c’est un homme que les chasseurs vont réussir à capturer, un homme apeuré qu’ils forcent, sans ménagement, à sortir d’une caverne en l’enfumant.

« Il sortit. Mais il fallut s’avancer pour le soutenir : il était à moitié asphyxié et tomba à l’entrée, sans connaissance. »

Sender déroule alors son récit comme il en a l’habitude. Avec patience et méthode. S’attachant à ce personnage soudain devenu essentiel. Lui redonnant une identité. Retrouvant en cet homme hirsute qui sait parler aux renards un nommé Sabino, disparu quinze ans plus tôt et que tous croyaient mort, y compris sa femme remariée qui, le voyant apparaître sur le pas de sa porte, déclara, effrayée, que ce n’était pas lui mais son « fantôme » qui se tenait là, debout devant elle.

Le retour du disparu va réveiller le passé. Et nourrir le texte et les multiples rebondissements que l’écrivain va lentement conter. Sabino était un absent particulier. Dont on n’avait jamais retrouvé le cadavre parce que, pensait-on, il avait été assassiné puis découpé en morceaux avant d’être donné à manger aux cochons. Deux jeunes d’un village voisin, "soumis à la question" (autrement dit torturés) avaient d’ailleurs avoué le meurtre et venaient, en conséquence, de passer de nombreuses années derrière les barreaux.

L’histoire initiale est amplifiée par tout ce que Sender y ajoute. Il semble parfois la délaisser pour s’attacher aux conflits en cours dans le village, notamment entre ceux (grands propriétaires) qui ont (ou cherchent à prendre) le pouvoir. S’il bifurque ainsi, c’est pour mieux poser le fait-divers. Il veut l’installer au centre des préoccupations de tous sans négliger les à-côtés et la vie qui continue malgré la présence insolite d’un ressuscité en ces lieux. Il le fait en sondant la fragilité ou l’innocence de Sabino, en décrivant le parcours semé d’embûches de ses présumés assassins et de leurs familles.
En reliant l’histoire du revenant à celle de toute une communauté, il parvient à l’ancrer, peu à peu, dans la légende collective.

 Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.


vendredi 2 novembre 2012

Putain d'indépendance !

Kaddour Riad a dix ans quand le F.L.N. accède au pouvoir et proclame l’indépendance de l’Algérie. C’est ce qui se passe avant, pendant et surtout après ces moments de liesse populaire, où le vent de liberté qui se mettait à souffler semblait capable d’ouvrir en grand quelques fenêtres, qu’il raconte dans son premier roman. Il retrace à coups de courts chapitres, saisissant chaque épisode avec fougue, le fil d’une vie familiale qui se mêle étroitement à l’histoire récente du pays.

Partant de son enfance à Cherchell, au bord de la Méditerranée, entre les vestiges romains et la présence de plus en plus imposante de l’armée française, il adopte une écriture incisive et percutante, des phrases au souffle soutenu dans lesquelles il manie l’humour ou la dérision pour expliquer sa difficulté à trouver sa place entre une mère analphabète (« nationaliste dans le sang ») qui hurle, vocifère et l’insulte et un père taciturne qui officie en tant qu’écrivain public dans un café où il a sa table de travail.

« Au clin d’œil il fallait que j’obéisse. Elle me frottait les yeux, la bouche et les fesses avec du piment fort pour en finir une fois pour toutes avec mes diableries. “Tu veux que je te massacre ? Ton sang, je le boirai, espèce de charogne, chien, fils de chien, Juif puant, sauvage, risée de tes camarades !” hurlait-elle en me battant sauvagement. »

C’est cette éducation à la dure qui va lui permettre de se forger une vraie carapace en recherchant dans le mot « indépendance » une signification qui n’a rien à voir avec le sens que ceux qui se sont battus pour la libération du pays vont lui donner. Il comprend vite que la liberté, l’intime conviction et le libre arbitre qu’il assimilait si facilement à ce mot vont rester lettre morte. Il le dit à sa manière, n’occultant rien, plongeant brièvement dans le passé millénaire de l’Algérie pour tenter de comprendre l’élan collectif qui pousse ses proches à mettre en veilleuse leurs propres aspirations pour se soumettre aux lois dictées par un pouvoir qui, perpétuellement « en alerte maximale », multiplie décrets et interdits.

Kaddour Riad se montre tout à tour acerbe, critique, virulent, vigilant et moqueur. Ce dernier trait de caractère donne à son récit une grande liberté de ton. Rien ne lui échappe, et surtout pas ce genre de phrase sortie de la bouche « du chef suprême du tourisme et orateur redoutable » qui lors d’un discours enflammé déclare : « en 1962, nous étions au bord du précipice, aujourd’hui nous avons fait un grand pas en avant ! ». Il dessine, de même, le portrait de son père soudain transformé, travaillant dur, ne buvant plus, alignant en fin de journée les cinq prières qu’il n’a pas eu le temps de faire aux heures convenues. Il portraiture avec une férocité amusée ce voisin, « sergent de l’armée populaire, petit, nerveux, le visage barré d’une moustache réglementaire et sévère » qui se promenait « en tenue de combat, au marché comme au cinéma, (…) toujours à deux doigts de dégainer et mettre en joue tout individu non conforme aux orientations de l’heure nouvelle ».

Il fait défiler les présidents à bon rythme, assiste en 1965 à l’irruption de « l’armée du colonel Boumediene, illustre inconnu jusqu’alors, qui passait par là dans le but de renverser Ben Bella, premier président de l’Algérie à peine indépendante ». L’un disparaît sans laisser de trace, l’autre meurt de mort plus ou moins naturelle, un autre est rappelé in-extremis d’un interminable exil avant d’être exécuté lors d’une réunion publique. C’est cette histoire, la sienne autant que celle de son pays, qu’il tisse page à page, la faisant se terminer, ou plutôt la laissant se poursuivre sans lui, contraint de s’exiler en France, en 1991, à l’époque où « le dernier né des fronts, le Front Islamiste du Salut » montre sa force d’une manière plus radicale que les précédents.

« On assassina des étrangers sans défense, des chrétiens charitables et bien aimés de la population, des écrivains, des prostituées, des scientifiques, des journalistes, des artistes, des imams, des fonctionnaires, des paysans, des ouvriers, des supporters de football... »

Kaddour Riad, qui coproduisait alors l’émission radiophonique Sans pitié, née après les émeutes du 5 octobre 1988, comprend vite que l’heure est venue de traverser la Méditerranée, seule façon de garder son indépendance et de faire en sorte que son roman ne se termine pas sans lui.

 Kaddour Riad : Putain d’indépendance !, éditions La Contre Allée.

samedi 27 octobre 2012

Blanche étincelle

Si, dans le précédent roman de Lucien Suel, passé et présent douloureux s’entrecroisaient fréquemment pour dérouler au mieux l’histoire tourmentée de Mauricette Beaussart – personnage littéraire qui a eu, par ailleurs, une vie autonome (tenant un blog, éditant ses  Lettres de l’asile aux éditions de Garenne), cette fois la part belle est faite au quotidien apaisé (2010/2011) de celle qui semble avoir définitivement tourné la page des séjours répétés en psychiatrie. Elle vit à Wittebecque en compagnie d’un chat, d’un ordinateur et de nombreux livres. Appréciant la solitude tout en se méfiant de l’isolement, on la suit dès ses premiers pas dans cette nouvelle respiration, cette nouvelle ville, en quête de repères et de liens sociaux. Elle sait, d’expérience, que l’on s’en sort rarement seul.

« Je ne suis pas fatiguée. Il aura fallu tout ce temps, ces épreuves, lourdes pierres sur le sentier. Et maintenant reconnaître, comprendre que ma rébellion dissimulée contre le sort, la fatalité, le destin, Dieu, était aussi une espérance. Je déchiffre dans ce qui arrive la réalisation d’une promesse oubliée, construction de l’unité, fin de l’éternel retour. »

« Ce qui arrive » à Mauricette, c’est la rencontre imprévue, l’étincelle qui se prénomme Blanche et dont elle fait la connaissance dans une librairie à Hazebrouck où toutes deux se sont retrouvées à la même heure, en quête du même livre, L’Habitude d’être, de Flannery O’ Connor... C’est le point de départ d’un roman qui, porté par ce hasard infime, va se déployer, allant d’échanges délicats en partages pudiques, avec de courtes incises dans le passé, et finir par tisser de solides liens d’amitié. La curiosité, l’enthousiasme et le besoin de respirer amplement le temps présent (en ne s’attardant pas sur ses manques, ses imperfections) permettent à ces deux femmes qui appartiennent à deux générations différentes de créer un îlot de résistance dans un territoire austère.

« Les terrils restants sont devenus des bornes du temps, des accents circonflexes dans les champs, les taupinières de l’industrialisation dans un paysage où les plaines agricoles sont semées de pylônes, de châteaux d’eau, rocades et câbles, béton, asphalte et métal. Une pensée pour ceux qui ont travaillé là, leur courage, leur souffrance, leur fierté. Les derniers survivants silicosés, leurs enfants et petits-enfants, souvent au chômage, déplaçant des palettes de cartons dans les plates-formes de distribution, ou expatriés. »

C’est en excluant toute amnésie et en gardant les yeux bien ouverts que Lucien Suel nous invite à suivre Mauricette Beaussart, dont il donne à lire un journal empreint de calme et de bien-être, choses assez rares en littérature et ailleurs pour ne pas les partager avec intensité. Il nous emporte, comme à son habitude, là-bas, dans les Flandres Artésiennes, bifurquant pour nous guider sur des routes tortueuses où circulèrent jadis l’abbé Lemire (le député des jardins ouvriers) Benoît Labre (« le vagabond de Dieu ») ou Germain Nouveau (virant mystique après sa rencontre avec le pèlerin d’Amettes). Il les salue à tour de rôle et continue son périple.

Heureux de savoir la fragile M.B. revenue de l’enfer, il enclenche une petite quatrième et roule à son rythme entre monts et dunes, accompagné au son par Karawane, le poème phonétique du dadaïste Hugo Ball...

 Lucien Suel : Blanche étincelle, La Table Ronde.

vendredi 19 octobre 2012

Le Secret secret

Le secret se doit de rester secret et c’est probablement cette évidence qui veut que le nom et l’adjectif qui se trouvent accolés en titre du livre de Laurent Albarracin soient rigoureusement identiques. Ce n’est d’ailleurs que la première évidence d’un ensemble où le poète en détecte ou en crée bien d’autres. Il les saisit là où des sens moins aguerris ne les percevraient peut-être pas. Il lui suffit, pour y parvenir, d’isoler un objet, un outil, une branche, un rayon de lumière, un animal sauvage, une ombre furtive ou telle ou telle chose et de s’attacher, ensuite, à en capter les particularités premières.

« La roue s’engendre sans cesse
de ne pas pouvoir se dérouler
ni sortir du ventre de la roue.

La roue est prisonnière de la roue
et ne connaîtra jamais du monde
que le grande roue de la route »

Il en va de même pour l’échelle qui « n’a pas ses pieds au sol / et ses mains au mur » ou pour la chaîne qui « est chaîne par halage / et par étirement / de la chaîne dans la chaîne » menant d’un « maillon à l’autre » vers un puits où se perpétue « un trafic de seaux ». L’eau est de tous les éléments auxquels Albarracin aime frotter son texte celui qui revient le plus fréquemment dans ces pages. Elle apparaît dans un mouvement régulier, sans cesse recommencé, ne se terminant jamais. À l’évidence se joint aussi la permanence.

« L’eau est l’eau parce que l’eau
en permanence vient humecter l’eau
et passer une langue malicieuse
sur des lèvres délicieuses »

La logique ouvre ici de belles perspectives. Le verbe « être », très présent dans le recueil, lui donne son assise tout en lui permettant de s’évader (y compris via la métaphore mais pas seulement) si elle le souhaite.

« La cascade est une barbe
courte et longue
dans la figure de la cascade »

Le détournement est souvent bref, concret et incisif. Ainsi « La guerre est un château de sabres » quand « Le bâton est un serpent bâté ». Albarracin prend tout ce que la langue, les mots, les expressions usuelles et la phonétique lui offrent en calant ces dons sur les réalités minutieuses d’un monde qui est là, à sa portée, sous ses pieds, devant ses yeux, un monde qu’il aime interroger, d’abord pour s’y sentir en harmonie, ensuite pour subtiliser à son apparente immensité de l’infiniment petit et enfin pour retourner quelques unes des pièces de ce puzzle avant de les redisposer à sa façon. Il ne perd jamais de vue ce qu’écrivait Roberto Juarroz, qu’il cite, à dessein, en exergue, à savoir que « L’envers de l’envers n’est pas l’endroit ».

L’étonnement, celui qui ne peut toucher que le curieux capable de couper en lui la part d’ombre qui l’empêche si souvent de découvrir la subtilité de la lumière, de la matière, des objets familiers et des vies animales ou végétales qui l’entourent, cet étonnement, réactivé par le poète Albarracin, mène aux secrets d’un monde qui n’est secret que parce que les hommes (ici absents) ne s’effacent pas assez pour en ressentir toutes les vibrations.

« Une lampe confuse
frotte au fond des choses
et les maintient à niveau
de limpidité

L’éclatant n’est rien d’autre
que de l’obscur mis au jour »

Le Secret secret est un livre rare et inattendu. Un intense et lumineux murmure qui échappe à l’air du temps et que Laurent Albarracin parvient à moduler avec précision.

Laurent Albarracin : Le Secret secret, Éditions Flammarion.

Depuis quelques années, l’auteur anime Le Cadran ligné, une collection de petites plaquettes où chaque titre (il y en a aujourd’hui 50 au catalogue) ne comprend qu’un seul poème.

Laurent Albarracin  a reçu  le prix Georges Perros pour Le Secret secret. Il vient, par ailleurs, de publier Résolutions (éditions L'oie de Cravan), un livre d'aphorismes où l'esprit vif qui l'anime est présent à chaque page, déjouant vérités et paradoxes avec entrain et bonne humeur.

jeudi 11 octobre 2012

Nuit

Mars 1942. L’homme qui était parti tenter sa chance ailleurs, revient, visage et corps ravagés par la faim et la misère, dans la ville en ruines de Prokov, en Ukraine. Il s’appelle Ranek. Ce retour n’est qu’un échec de plus. Il l’évacue sur le champ. Sa capacité à survivre lui interdit de se morfondre. Il peut, à la rigueur, rêver du passé et de ses parents mais à condition de rester sur ses gardes, en se sachant pris dans les filets d’une réalité qui le dépasse et à laquelle il doit s’adapter en ne lâchant jamais rien. Pour l’heure, son cerveau fonctionne et calcule. Il lui faut un refuge avant la nuit et le début des inévitables rafles, ce qui l’oblige à rejoindre le plus rapidement possible un ghetto qu’il connait bien. Ayant été l’un des premiers déportés, il était déjà présent sur place, lors de sa création, en octobre 1941.

« Il se souvenait qu’ici, au début, la vie avait été plus facile. À l’époque, il faut dire, le ghetto n’était pas aussi surpeuplé. À l’époque encore, parmi les habitants, les luttes les plus acharnées avaient lieu pour un quignon de pain. C’est seulement plus tard, avec ces convois humains arrivant sans cesse de Roumanie, qu’il avait fallu se battre pour dégoter une place où dormir. Lutte tout aussi acharnée et brutale. Et tout aussi vitale. »

Le premier endroit vers lequel il se dirige est le dortoir où il logeait avant de partir. Il y découvre une pièce silencieuse, plongée dans la pénombre, pleine de corps couchés sur une longue estrade transformée en couchette collective. Presque tous ceux qui reposent là sont morts du typhus. Les derniers vivants sont à l’agonie et ne bougent plus. Seule une place est encore vide : la sienne. Il sait qu’il ne pourra pas s’y installer, sous peine d’être à son tour contaminé. Il n’a que le temps de s’emparer du chapeau et des chaussettes russes de celui qui fut jadis son meilleur ami avant de sortir en longeant les rues désertes.

De temps à autre, il passe devant un mort qui git sur le trottoir ou dans un caniveau. Il ne s’arrête que pour regarder s’il y a quelque chose à prendre sur le cadavre. Dans la poche d’un pantalon souillé par les excréments, il trouve un reste de cigarette dont il s’empare. Le pantalon est trop sale pour être enlevé et proposé ensuite au marché noir. Presque tous les gisants sont déjà dépouillés de leurs vêtements. Il continue sa route vers une ruine qui tient à peine debout et qui, baptisée « asile de nuit », lui a auparavant également servi de refuge. Ici aussi, le premier homme qu’il voit est atteint du typhus. Il est recroquevillé sous l’escalier, à l’écart du dortoir, situé à l’étage, où dorment ou geignent ceux que la maladie n’a pas encore touchés. C’est là que Ranek va trouver ce qu’il cherche, obtenant, après bien des négociations, la place laissée vacante par celui que l’on a poussé dehors et qui est en train de mourir à l’entrée.

« Il se réveilla. Il devait être minuit, par là.
Les rafles avaient repris depuis un moment. Du dehors parvenaient les bruits familiers auxquels son oreille s’était accoutumée et qu’il arrivait à distinguer un à un. Ça semblait venir de très loin ; il tendit l’oreille, sans savoir si les hurlements provenaient de la rive du fleuve ou de la Pouchkinskaïa. Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. »

La vie à l’intérieur du ghetto de Prokov est une lutte permanente et féroce où chacun tente de sauver sa peau comme il peut. Tous ont faim et froid. Ils savent que leurs jours sont comptés et qu’il leur faut glaner de quoi se nourrir. Cela ne peut se faire qu’en acceptant le système de troc mis sur pied par ceux qui trafiquent avec les paysans ukrainiens ou avec les derniers riches circulant encore en ville, entre le café, le bazar, le bordel et la boutique du coiffeur. Roublard et déterminé, bien que tombant souvent sur de plus roués que lui, Ranek ne se pose pas plus de questions que les autres. Comme eux, il se débat avec l’innommable. Voler les chaussures d’un agonisant ou défoncer à coups de marteau la bouche de son frère qui vient de mourir pour en extraire une dent en or fait, certes, trembler et vaciller son corps décharné mais atteint à peine sa pensée. L’instinct de vie s’avère plus fort que la morale et la dignité. Dans le ghetto, tout se paie. Il n’est pas simple de gagner une poignée de haricots ou quelques épluchures de pommes de terre. Les hommes et les femmes qui errent dans cette nuit totale ne sont que des ombres égarées. Parfois certaines s’accouplent. Leurs caresses restent furtives. La pudeur n’existe plus. Tous fréquentent la même longue planche sale, glissante et trouée en plusieurs endroits qui leur sert de latrines. Quand l’un, trop faible, tombe dans la fosse, personne ne peut le repêcher et tous continuent de faire leurs besoins sur lui jusqu’à ce qu’il s’enfonce inexorablement...

« Chaque matin, c’était le même tableau. Brouhaha et puanteur. Les uns, assis, s’épouillaient, les autres mangeaient quelque chose en cachette, d’autres ronflaient encore d’épuisement et même le pire boucan ne pouvait les réveiller. Quelques lève-tôt, pas lavés, titubaient jusqu’aux latrines et revenaient peu après. La porte claquait sans cesse. »

Nuit est le premier roman de Edgar Hilsenrath. C’est cet ensemble qu’il évoquait dans Fuck America. Il parlait alors de l’écriture et de la conception d’un grand livre à venir qui lui prenait tout son temps et à travers lequel il voulait raconter, avec précision, de façon très crue, sans jamais nommer les vrais bourreaux, (les nazis, effectivement invisibles), l’enfer qu’il a lui-même vécu de 1941 à 1945 à l’intérieur de ce ghetto ukrainien. Il aura mis dix ans à venir à bout de cet ensemble de 550 pages réécrit une vingtaine de fois. Publié en 1963 en Allemagne, l’ouvrage, rapidement épuisé, puis auto-censuré par son éditeur, connut ensuite un grand succès aux États-Unis. Considéré comme le chef d’œuvre d’Hilsenrath, il n’avait curieusement jamais été traduit en Français.


 Edgar Hilsenrath : Nuit, traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila.