C’est à bord d’un cargo qui fait route vers les Antilles que nous invite
à prendre place Mariette Navarro, dramaturge, autrice notamment de Alors Carcasse
(éditions Cheyne 2011, prix Robert Walser, 2012) qui publie ici son
premier roman. L’équipage est composé de vingt marins, chacun assurant
une fonction bien précise, sous l’œil vigilant de la commandante.
« Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire,
avec de nouvelles équipes régulièrement et plusieurs mois à terre entre
deux convoyages, cette autre vie qu’elle oublie, à peine montée sur le
bateau, à peine son sac posé dans sa cabine. »
Elle connaît le trajet par cœur. Il est plutôt facile mais requiert
néanmoins une attention constante. Le porte-conteneurs est un mastodonte
qui mord les vagues avec appétit et qui en redemande en permanence. Il a
son allure de croisière. N’aime pas qu’on l’interrompe. Et c’est
pourtant ce qui va se produire, un matin où tous décident de s’octroyer
un break, juste quelques minutes, un arrêt momentané des moteurs le
temps de mettre à l’eau un canot, de s’installer dedans puis de se
déshabiller totalement pour s’offrir, avec l’accord de la commandante,
un bain collectif en plein océan Atlantique.
« C’est la première fois qu’elle est seule à bord. Ce constat
l’électrise, et avec lui apparaît la vision claire de nouvelles
possibilités. Rapidement, elle calcule le temps qu’il leur faudra pour
regagner le canot, puis ramer à travers les vagues jusqu’à l’échelle
qu’elle leur tendra. »
L’interlude dure peu mais ce coup de canif dans le contrat initial
déclenche une série de désagréments qui lui fait penser (le second et le
timonier partagent le même avis), qu’il faudra, d’une façon ou d’une
autre, payer pour ce moment d’égarement. Il y a des faits irréfutables.
C’est d’abord un mur de brume qui se dresse devant eux, une masse opaque
jamais vue en cet endroit et qu’il va falloir fendre en espérant que
les radars ne se dérégleront pas. C’est ensuite, plus surprenant, le
nombre de passagers qui semble avoir bouger lors de la baignade. Étant
vingt lors de l’embarquement, voilà qu’ils sont désormais vingt-et-un.
On dirait qu’il y a un intrus, un passager clandestin ou un fantôme à
bord. Le cargo paraît, de plus, d’assez mauvaise humeur tant il peine,
patine, avance au ralenti depuis le redémarrage des machines.
« Ils suent de ne pas savoir pourquoi les chiffres sur les cadrans
diminuent en permanence, ils savent qu’à ce rythme dans quelques heures
ils retrouveront le silence des moteurs, le vertige de leur petitesse au
milieu de l’océan. Avec pour seul horizon ce banc de brume. Et ils ne
le veulent pas. »
La suite, envoûtante, se lit d’une traite. On y découvre la
personnalité de la commandante, l’ombre de son père qui exerçait le même
métier – et qui a peut-être des liens avec l’inconnu du bord – ,
l’atmosphère étrange des vies qui cohabitent dans ce huis-clos marin,
loin des leurs, quelques semaines durant et la subtilité d’un champ
magnétique océanique qui peut, à tout moment, bousculer les certitudes
des uns et des autres et jouer sur le mécanisme d’un bateau qui a pour
mission de tracer sa route au-dessus des abysses.
Ce texte, Mariette Navarro l’a longuement porté en elle. Il est né d’une résidence en cargo effectuée à l’été 2012.
« J’ai essayé, dans les années qui ont suivi, de refaire ce voyage de
façon littéraire et subjective, en cherchant la forme d’écriture propre
à cette expérience, au trouble physique qu’on peut ressentir sur la
mer. Le roman m’a permis d’aller explorer les profondeurs de cette
désorientation physique et intime. »
Pari réussi, en une fiction maritime remarquable.
Mariette Navarro : Ultramarins, Quidam éditeur.