« On a tenu deux ans cahin-caha, une famille épaulant l’autre, et ce qui restait de farine et d’huile on l’a terminé à l’hiver 43.
Elles partent sur les routes. Se font malmener, voire violer, et souvent voler leur maigre butin. Sofia, ce sont ses pieds, couverts de cloques et d’engelures, qui la contraignent, après des jours de souffrance, à laisser filer ses compagnes. Ne pouvant les suivre sur le chemin du retour, elle séjournera, le temps de se requinquer, chez l’une de ses tantes qui habite à trois heures de marche du village. Qu’elle ne reverra jamais puisque, quelques mois plus tard, un régime stalinien s’installe en Albanie, forçant les grecs issus de la région frontalière qui s’y trouvaient à ne plus quitter ce bout de territoire, désormais annexé, et à s’adapter immédiatement au nouveau régime.
« Ils nous ont répartis en groupes, ont mis un gars du village à notre tête et tous les jours on partait travailler, de soleil levant à soleil rentrant. Au début, certains se sont sauvés. Ils en ont ramenés quelques uns raides sur des civières et les ont baladés dans les villages, histoire de nous mettre du plomb dans la caboche. »
Les humiliations, les emprisonnements et les déportations à l’intérieur de l’Albanie (pour que les frontaliers s’éloignent le plus possible de l’Épire) se poursuivront pendant plus de quarante ans. Le pays est tenu d’une main de fer par le dictateur Enver Hodja. Pendant ces décennies noires, Sofia se marie, donne naissance à trois enfants et voit son homme, arrêté pour avoir crié, un soir d’ivresse, sa détestation du régime, être condamné à quinze ans de travaux forcés dans des mines de cuivre situé au nord-ouest du pays. C’est ce moment d’histoire, peu connu en Occident, et qui entre pleinement en résonance avec d’autres annexions récentes, que Sotiris Dimitriou met ici en lumière. Il le fait en un triptyque décapant. Trois voix témoignent à tour de rôle – à celles d’Alexo et de Sofia (qui sont sœurs), se joint celle de Spetim, le petit-fils de Sofia – , couvrant ainsi l’histoire de l’Épire, dont il est originaire, sur près d’un demi-siècle.
« En 75, ils ont autorisé les déportés à recevoir du courrier et une lettre d’Alexo est arrivée du village. J’ai hurlé. Je l’ai lue ligne à ligne. Elle parlait de mes autres sœurs, de leurs hommes, des neveux et nièces. La famille s’était agrandie, elle avait de nouvelles branches, de nouveaux rameaux. Notre mère était morte peu après notre séparation. Alexo ne disait pas de quoi ni comment. Là, je me suis effondrée. »
Outre son âpreté, son réalisme et sa précision historique, qui participent à la force de ce roman, il convient également de noter la singularité de la langue, proche de l’oralité. Dimitriou s’empare des expressions locales, reproduit la richesse de leurs images et goûte le plaisir que tous prennent à manier les mots. Cette langue dialectale, paysanne, vivante et dynamique, en fait le parler des montagnes d’Épire, Marie-Cécile Fauvin, la traductrice, a su la préserver en puisant dans ses souvenirs d’enfance dans les monts du Forez. Elle s’en explique en postface :
« Dans le texte grec, la plupart des termes sont compréhensibles par leur composition ou leur proximité avec des mots connus ; j’ai donc privilégier des mots susceptibles d’être rattachés à des termes courants, et des tournures qui, sans comporter de mot inhabituel, sont des régionalismes. »
Le pari est réussi. Qui donne à partager une langue riche et expressive, celle que Sotiris Dimitriou s’est forgé en écoutant parler sa mère et les autres villageoises. « Mes livres ne restituent qu’un millième de la richesse de leur langue », dit-il.
Sotiris Dimitriou : Heureux soit ton nom, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, .Quidam éditeur.