Pour Imre Kertész, le journal intime fut le compagnon de toute une vie.
C’est à travers les notes qu’il rédige de façon régulière qu’il
s’interroge sur son parcours hanté par la déportation à Auschwitz et à
Buchenwald à l’âge de 14 ans. À son retour, il apprend que son père est
mort en déportation. Rescapé, il le sera constamment et n’aura de cesse
d’observer, d’étudier, de chercher à comprendre et d’exprimer ses
réflexions en se montrant tout aussi rigoureux avec lui-même qu’avec
les autres. Il y a chez lui une exigence qui exclut les approximations.
Vu de la sorte, Le Spectateur s’avère parfois redoutable. Le
spectacle qui lui est donné de voir a lieu dans un pays, La Hongrie,
sous domination soviétique de 1948 à 1989, où son œuvre est pratiquement
ignorée.
« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où
je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre
et choisir l’émigration véritable. »
Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie
parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres
sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais
ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas
été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui
ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à
nouveau les Balkans.
« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on
gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une
innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ;
l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est
interdit – pourquoi ? »
Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit
au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale »
lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des
informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui
lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre
autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels,
ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance
de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre.
Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de
l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression
qui rôde.
« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en
contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire
quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder
une peinture ou au moins une reproduction. »
Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de
Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt
d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes
lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de
rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé
le hante.
« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est
que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait
changé. »
Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses
inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en
plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en
lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses
lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La
reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec
une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en
exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.
« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »
Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui,
plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change
d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en
permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des
épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui
sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.
« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après
avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle
mésaventure. »
Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.