jeudi 14 mars 2024

Les labourables

Ce que Lou Raoul explore dans ce livre, c’est ce que fut pour elle la période de confinement mise en place pendant la pandémie de Covid 19. Ce repli imposé, elle l’a vécu à sa façon, en observant, en prenant des notes, en se promenant au bord d’un étang ou d’un canal, en longeant des champs qui se préparaient au repos hivernal. Le temps semblait figé tandis que sa pensée la portait vers le monde extérieur. Exprimer cela ne pouvait se faire sans le recours aux poèmes. Ceux-ci jalonnent les mois de novembre et de décembre 2020 et se succèdent en « un journal de terre », ce qui correspond en agriculture à la surface que l’on peut labourer en une journée.

« ou cinquante ares dans nos villages
cette mesure d’arpentage
autrement dit une journée de charruage
ou encore la surface labourable en un jour
avec un cheval puissant
de l’aube au crépuscule »

La feuille et le stylo remplacent ponctuellement la parcelle à labourer et la charrue. À chaque jour, son poème, en un temps suspendu où rien ne se passe et pendant lequel Lou Raoul se demande, chaque soir, si ce jour doit être conservé ou rayé du calendrier. Elle finira par en balafrer les dates, mentionnant quand même leur existence, certes tronquée mais bien réelle.

« un texte par jour
les dates n’auront probablement pas d’importance
qui seront balafrées »

Rester cloîtrée dans l’appartement (ou dans la yourte) où a lieu l’assignation à résidence, avec autorisation de sortie dûment signée dans un espace géographique limité, n’est pas dans sa nature. Elle a besoin du dehors, des oiseaux, du vent dans les arbres, besoin de s’évader et s’il lui est impossible d’y parvenir, il reste quelques échappatoires que personne ne peut lui enlever : la mémoire, le rêve, la lecture, la musique et l’écriture.

« tu cherches à écrire non pas ce qui plairait
tu cherches à écrire ce qui te tient debout
c’est différent
de l’autre côté des fenêtres
murs lumineux du jour
arbres aux branches dénudées
les voici à présent
tu lâches la bride »

Lou Raoul, en ces semaines où elle se sent en « cage », en manque d’espace (« tu ne sais pas vivre sans espace sans arbres et plantes ») cherche ce qui peut l’aider à entrouvrir des portes, à la mener vers les autres, à donner un peu de relief à son quotidien. Elle se saisit des instantanés et des images fugitives qui s’offrent à son regard. C’est un goéland qui tourne autour d’un quartier désert, ou une patrouille de CRS qui procèdent à des contrôles, ou un hélicoptère jaune qui se dirige vers le centre hospitalier ou simplement un coucher de soleil rougeoyant.

« en sortie du samedi pour des courses alimentaires
tu regardes au moment du passage à la caisse
les denrées des personnes alentour
il te semble un pays qui s’assoupit à l’alcool »

Tout est noté avec retenue, sans fracas, sans que l’émotion l’emporte, en une succession de poèmes qui expriment le désarroi mais aussi la nécessité de le dépasser en veillant à ce que ces jours (autrement promis à la monotonie) soient traversés par des éclats de vie simple, rageuse et revigorante.

Les photographies de Frédéric Billet (paysages de campagne, ciels tourmentés, cabane, balcon, arbres agités) qui accompagnent l’ensemble s’adaptent parfaitement aux poèmes et à l’univers de Lou Raoul.

 
Lou Raoul : Les labourables, photographies de Frédéric Billet, éditions Bruno Guattari.

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