Le premier livre de Bob Kaufman (1925-1986), publié en 1965 aux
États-Unis par New Directions, et dont la première traduction française
(celle de Claude Pélieu et de sa compagne Mary Beach), parue chez
Christian Bourgois en 1966 (rééditée en 1997) était introuvable depuis
des années, est à nouveau disponible, traduit cette fois par Marie
Schermesser. C’est grâce à elle – et aux éditions Le Réalgar – que l’on
peut à nouveau se laisser guider par l’une des voix fortes de la Beat Generation.
Kaufman a quarante ans quand il publie ces poèmes et il a déjà,
derrière lui, une vie intense et mouvementée. Embarqué à bord des
navires marchands dès ses 13 ans, coupant ainsi avec une famille
nombreuse où il se sentait à l’étroit tout en assouvissant ses envies de
voyages, il a également expérimenté alcools, drogues et amphétamines, a
séjourné en prison, a été interné et a fait des rencontres
essentielles, celles des jazzmen (Charlie Parker, Lester Young, Dizzie
Gillepsie, Miles Davis, Charlie Mingus) et des poètes (Ginsberg, Corso,
Kerouac, Rexroth, Ferlinghetti), qui le confortent dans ses choix de vie
et dans sa volonté d’en découdre avec les valeurs de l’Amérique des
années 1940, 50, 60 avec laquelle il est en totale rupture.
« Nous nous souvenons quand les poètes mettaient leurs cerveaux confus de côté
Pour les retrouver quand ils seraient sains d’esprit,
Quand les spécialistes de l’organisation avec leurs cravates roses annonçaient l’amour à la télé,
Marquant le début de l’âge de pierre électrique
Quand tous les bien-pensants criaient : haro sur la pointeuse,
Ou bien sur vos voisins, ou votre plus jeune fils,
Alors qu’une cohorte de jeunes poètes
Périssait dans un marécage de Pusan,
Engloutis dans une marée de pochettes d’allumettes rapportées de la Mère Patrie. »
Percuté par l’histoire tragique du monde, (génocide et massacres
nazis, Hiroshima, la guerre du Vietnam, le racisme, la ségrégation (il
est né d’un père juif et d’une mère noire), Kaufman crie son désarroi et
sa révolte dans des poèmes presque instantanés, écrits sur des bouts
de papier, prêts à être lus à haute voix, portés par un tempo soutenu
qu’il va puiser dans le be-bop en cherchant à inventer quelques brèches
lumineuses pour que s’évapore un peu du brouillard mental qui anesthésie
de nombreuses consciences.
« Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.
Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.
Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. »
Ses poèmes s’ouvrent en grand. Ceux dont il se sent proche, et dont
les œuvres l’aident à tenir le choc, sont invités à y entrer. À
commencer par les poètes (Ginsberg d’abord), et les jazzmen, (Parker en
tête) mais aussi Steinbeck, Hart Crane, Albert Camus qu’il lit et relit
et pour lesquels il écrit des textes qui confinent parfois à la
complainte, se rapprochant du blues.
« Ray Charles est le vent noir du Kilimandjaro,
Braillant du blues en haut, en bas,
Geignant joyeusement dans tous les ascenseurs d’aujourd’hui.
Souriant à la caméra, une symphonie africaine
Coincée dans la gorge, et aussi, des pleurs (I got à Woman). »
Kaufman, de plein pied dans son époque, au courant de tout ce qui se
crée dans les marges, errant par les rues en quête de rencontres et de
drogues, amoureux de sa femme Eilleen et affectueux envers son fils qui
ne se prénomme pas Parker par hasard, est un être à vif. Il peut réagir
au quart de tour et prendre des décisions radicales. Ainsi, le jour de
l’assassinat de Kennedy, il décide de faire vœu de silence et ce jusqu’à
la fin de la guerre du Vietnam, autrement dit pendant dix ans,
sacrifiant son couple (il se remariera plus tard avec Eilleen) et sa vie
de famille, devenant pauvre parmi les pauvres, clochard dans les rues
de San Francisco, logeant où on voulait bien de lui.
« C’était une époque où nous avions du mal à trouver notre rythme,
Quand John Hoffman * faisait du stop avec des dieux ennemis
Puis quand il mourut en terre mexicaine,
Étouffé dans ses rêves de sang et d’amour,
Laissant ses poèmes quelque part dans un coin sombre du temps,
Avec juste une petite pointe de rythme. »
Bob Kaufman (dont les archives 1958-1980 sont conservées à la
bibliothèque de La Sorbonne) occupe une place importante – trop souvent
minorée – dans l’histoire littéraire de la Beat Generation. Sa
vie et son œuvre sont étroitement liées. La force de sa poésie tient non
seulement par ce qu’elle emprunte au jazz, par ses sonorités, son
timbre et sa structure, par ce qu’elle doit aux automatismes puisés aux
sources du surréalisme, mais aussi par son choix de réserver la
meilleure place aux bouillants créateurs, anonymes ou connus, qui
jetaient à l’époque les bases d’une contre-culture qui n’allait pas
tarder à se propager hors-frontières en libérant de nouvelles énergies.
Ce sont ces irréguliers, ces gens de l’ombre, arpenteurs de bitume,
guetteurs des nuits urbaines et allumeurs d’étoiles, qui peuplent ses
solitudes.
« Pour chaque rêve dont on se souvient
Il y a vingt vies nocturnes. »
Bob Kaufman : Des solitudes peuplées d’abandon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, collection « Amériques ».
* John Hoffman (1928-1952), poète américain proche de la Beat Generation