vendredi 6 septembre 2024

Le Testament de Barcelone

Roman adossé au réel et à l’Histoire, Le Testament de Barcelone est d’abord un bel hommage à une femme ici nommée Dora Mugró.
Le narrateur (qui va, tout au long du livre, lui donner la parole) nous invite à la suivre, de l’enfance (orpheline élevée par une tante libertaire) sous le joug du franquisme jusqu’à l’âge adulte (et bien après) dans une Catalogne meurtrie, en pleine effervescence artistique et en quête d’autonomie. Il retrace son parcours en traduisant les quatre cahiers du journal intime qu’il a récupéré après la mort de Dora, en 1975, l’année même où survint celle du dictateur Franco. « Seul maître à bord de son esquif », il lui faut réinventer un langage, déchiffrer le texte original, rendre compte des hésitations, des mots barrés et remplacés, garder certaines expressions catalanes très expressives.

« Je m’appelle Dora et j’ai cinquante ans. Tout rond. Toute ronde. N’est-il pas temps de me poser les questions nécessaires ? Ce nom, je l’habite et le nourrit de ma sève. »

Elle noircit ses cahiers en attendant la venue de son amant, Josemar Josemar, un industriel fou de vitesse et d’automobile avec qui elle entretient des relations clandestines depuis vingt-six ans. Il est en route, plein gaz comme il en a l’habitude, mais n’arrivera jamais à destination.

Au fil des heures et des pages, Dora, seule avec son chat, raconte sa vie, ses premières années, son éducation particulière, la présence chaleureuse de sa tante Rosa, la guerre civile, son initiation à l’art des modernistes, son expérience de modèle posant nue pour un peintre, sa soif de culture, sa découverte de l’érotisme puis de l’amour, son besoin de peindre, de s’adonner à l’aquarelle, son penchant pour le vin doux. Elle écrit (et boit) en guettant le vrombissement du nouveau bolide que Josemar Josemar vient d’acquérir.

« Je me raccroche à ma table comme à une planche de salut. Peut-être un peu d’hypoglycémie. Un verre de Malvasia de Sitges et voilà l’affaire. Encore une coupe, et plein de tours dans ma tête. »

Par son écriture ample, joueuse, généreuse, Albert Bensoussan nous amène à serpenter dans l’itinéraire sinueux de cette femme en quête de calme et de plénitude. Son roman est un hymne à la vie et à la création (beaucoup d’artistes y circulent), un hommage appuyé à Dora (qui a bel et bien existé, sous un autre nom) et à toutes les femmes Catalanes qui l’ont accueilli quand il a épousé, il y a plusieurs décennies déjà, l’une d’entre elles. Il sait – et le dit avec ce ton enjoué qui le caractérise – ce qu’il leur doit, lui l’inlassable traducteur de l’œuvre de Vargas Llosa mais aussi de certains romans de Juan José Saer, Cabrera Infante, Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti et de bien d’autres encore, dont le théâtre de Lorca à qui il a, par ailleurs, consacré une biographie (éditions Folio Gallimard).

Albert Bensoussan : Le Testament de Barcelone, La Part commune.

vendredi 30 août 2024

Jean-Jacques Cellier / La Digitale

"J'ai commencé au plomb, j'ai 62 ans, je ne vais pas changer maintenant..."

Ainsi parlait Jean-Jacques Cellier en 2008 en évoquant la fabrication des livres qu'il publiait aux éditions La Digitale, maison qu'il avait créé en 1980. Il fut mon éditeur et l'imprimeur de nombreuses plaquettes de la collection Wigwam. Je l'ai connu grâce à Alain Jégou dont il a publié plusieurs livres. Il avait arrêté d'imprimer il y a quelques années, lâchant l'atelier qu'il louait à Baye, près de Quimperlé, pour ne plus quitter Moëlan-sur-Mer, où il continuait néanmoins à faire vivre le fonds La Digitale (diffusion Pollen) tout en rééditant quelques ouvrages épuisés.

Jean-Jacques est décédé tôt ce matin. Avec lui, c'est un ami de plus qui s'en va, discrètement, à son image. Il ne se mettait jamais en avant. Il préférait que l'on parle de son  cheminement éditorial, de ses livres, de son travail d'imprimeur-typographe, de ses choix littéraires et politiques, de son envie de donner à lire les textes de ceux et celles dont il se sentait proche et qu'il convenait de ne surtout pas oublier, en ces temps de capitalisme et de libéralisme pur et dur (ainsi Barcelone 36 d'Abel Paz, Souvenirs d'anarchie de Rirette Maîtrejean, Solutions sociales de J.-B.-A.Godin, La rébellion de Kronstadt d’Alexander Berkman et Emma Goldman.) Des dizaines d'ouvrages (de Jorge Valero à Claire Auzias ou de Yves Le Manach à René Lochu) jalonnent son parcours. La littérature des îles (à commencer par Ouessant) y occupe également une belle  place, grâce aux livres de Jean Epstein, de Bernhard Kellerman et d'Anatole Le Braz.


On peut retrouver l'ensemble des publications des éditions La Digitale en allant sur ce lien

Lire une présentation des éditions La Digitale sur le site de la librairie Quilombo.

Et le revoir au travail grâce à cette vidéo réalisée par la Médiathèque de Quimperlé.


vendredi 16 août 2024

Michel Dugué

 « En contre-bas de la lande, les vagues se fendent. Je pourrais marcher des heures. Suivre la côte sans essoufflement. Je n'aurais croisé – du moins en dehors des mois saisonniers – personne. De ces moments-là, je tire un silence intérieur. Et, imperceptiblement, j'avance dans le silence. Ce n'est pas que la mer se soit tue, que le vent soit tombé, que les oiseaux se soient envolés. Mais la diversité des bruits s'est évanouie. De sorte que chaque son s'est disposé afin de tisser une mélopée, toujours la même, et qui m'accompagne. Ainsi suis-je parvenu au silence, au point de n'entendre que lui. »

Les mots ne me viennent pas pour dire la mort de l'ami. Et l'ami, lui-même, me murmure de rester discret. De respecter ce silence qu'il appréciait tant. Et de laisser la mer – qu'il aimait tout autant et qui l'a vu partir – rouler ses vagues, comme elle le fait depuis la nuit des temps, en modulant sa respiration, forte ou haletante, paisible ou tempétueuse, sur les rochers de cette presqu'île qu'il connaissait bien.

« Je connais chacun des sites de cette bande côtière. Il m'arrive rarement de me tromper sur le nom d'un rocher. J'ai pris le temps de rêver sur la carte marine : de l’Île Grande aux Héauts. J'ai aussi accompagné des pêcheurs derrière la Grande-Pierre en direction de l'archipel des Sept-Îles, ou alors entre la pointe du Château et l’Île d'Her. Parfois nous l'avons dépassée et sommes allés au large, bien au-delà de la chaussée des Renauds. »

On imagine qu'il a été victime d'un malaise alors qu'il se baignait du côté de Pors-Hir, ce mercredi 14 août dans l'après-midi.  Seule la mer pourrait nous en dire plus. Mais elle aime garder ses secrets.

Mais il y a la mer, disait-il, titrant ainsi l'un de ses livres. Aujourd'hui, ce titre résonne tout particulièrement en moi. Et il agit sans doute de même pour tous ceux, toutes celles qui appréciaient l'homme et le poète Michel Dugué. Il nous laisse ses poèmes, ses récits, son roman (Un hiver de Bretagne). À lire et à relire pour poursuivre la route à ses côtés.

Michel Dugué : Mais il y a la mer (extraits ci-dessus), Le Réalgar.



dimanche 4 août 2024

La Houle

Mitsos Avgoustis, soixante-quinze ans, capitaine respecté de l’Athos III, n’a pas mis pied à terre depuis douze ans. Il tient la barre de son cargo d’une main ferme et met tout en œuvre pour ne pas la lâcher de sitôt, ce qui déplaît fortement à l’armateur qui l’emploie. Pour lui, le vieux, devenu ingérable, doit être remplacé. Flora, son épouse et ses enfants l’attendent au Pirée tandis que Litsa, sa maîtresse, la seule femme qu’il aime, patiente à Eleusis en lui écrivant des lettres qui restent sans réponse.

« Mitsos, écoute-moi. Maison vide. Télé fermée. Radio éteinte. Sur la table une assiette. Je mange ton plat favori et je suis heureuse. Il existe des fêtes pour un. Je suis bien obligée de fêter ça toute seule. »

Tous ses proches lui demandent de tirer un trait sur ses escales au bout du monde, à Java, à Bangkok, à Kobe, à Hambourg, à Anvers ou à Rotterdam, de laisser derrière lui la mer de Chine, le Pacifique, l’océan Indien, l’Atlantique, de s’accorder enfin quelques années de repos (ses dernières) loin du tumulte des vagues.

Rien n’y fait. L’océan le porte. Le plancher des vaches n’est pas adapté à son tangage mental. « La houle m’a détraqué le cerveau » déclare-t-il à sa femme qui s’est invitée à bord sans prévenir dans l’espoir de le ramener en Grèce. Elle y restera quelques jours, le temps de comprendre que le capitaine aux longs cheveux blancs et à la barbe argentée (qui partage ses repas avec Maritza, son chat, son confident, son compagnon de cabine) est bel et bien entré dans un autre monde.

« Pourquoi son mari fermait-il les tiroirs à clé dans sa cabine ? Quel sens pouvaient avoir les cinq loupes à manche phosphorescent ? Pourquoi avait-il cousu ses boutons avec un fil couleur café au lieu d’un fil noir ? Pourquoi n’avait-il pas visionné la vidéocassette où sa petite fille dansait et chantait pour lui ? Pourquoi n’avait-il fait aucun commentaire sur ses cheveux teints ? »

Autant d’interrogations – et d’indices – qui confirment ce qu'elle pressentait : le capitaine est devenu aveugle et il continue de diriger l’Athos III, « handy size de 38000 tonnes, quille noire sous la ligne de flottaison, rouge au-dessus, vingt hommes d’équipage », comme si de rien n’était et sans que personne ne s’en doute. En réalité, il a appris à vivre sans voir et à se déplacer aisément sur un bateau qu’il connaît comme sa poche.

« Les yeux soulagent l’esprit parce qu’ils font la moitié du travail. Sans eux, Mitsos Avgoustis était jour et nuit en alerte, il faisait le tri de ce dont il devait se souvenir pour mener à bien sa supercherie, entassait le tout dans sa mémoire, le mettait en ordre, le contrôlait régulièrement, s’imposant une sorte d’épreuve d’examen, si bien qu’en dehors de cette boîte à outils mnémotechnique qui l’aidait à accomplir ses tâches et l’amenait à se déplacer comme un somnambule dans les coursives, il n’y eut plus, la première année, aucune place pour autre chose dans sa tête. »

C’est la fin du marathon maritime de cet homme qui fixe la mer sans la voir, qui a depuis longtemps dit adieu à son coiffeur à Lisbonne et à son médecin à Buenos Aires, qui est ici contée, escale après escale, par Ioànna Karystiàni. Son roman, porté par une écriture vive, ample et suggestive, s’attache à rendre perceptible la vie à bord et à bien saisir la personnalité complexe du capitaine. Elle revient sur son passé, sur son mariage raté, sur son statut de loup de mer accroché à son seul et dernier refuge. Elle l’accompagne jusqu’au bout, jusqu’à ce jour où, contraint de se laisser guider hors du bateau (à Perth, en Australie), il doit prendre place, avec son chat, dans un vol à destination d’Athènes.

« Je vais parler comme la houle. Je ne voulais pas être marin, je suis pourtant resté en mer cinquante-huit ans. À présent, je n’ai aucune envie du continent, mais la terre m’ordonne de comparaître. J’ai fait mon temps ».

 Ioànna Karystiàni : La Houle, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

La Petite Angleterre, roman de Ioànna Karystiàni, traduit du grec par Michel Volkovitch, paraît en poche dans la collection "Nomades", chez le même éditeur.

lundi 22 juillet 2024

Garder la terre en joie

Quand il voyage, faisant halte à tel ou tel endroit, Pascal Commère sait se montrer réceptif à ce qu’il découvre, à ce qui aimante son regard, à ce qui l’amène, presque instinctivement, à sonder la vitalité des lieux qu’il arpente ensuite à son rythme. Au début du livre, il est à Stockholm, y croise des silhouettes, buveurs, promeneurs qui apparaissent fugitivement dans un long poème tissé de nombreux détails, donnant corps à un moment de vie passé dans une ville trempée par la colère du ciel.

« Je me souviens de la flotte, comment dire ça
on patauge, ou s’il faut une fois pour toutes
se résigner à l’écart, au repli, regarder tomber
la pluie, elle tambourine, rebondit, ici comme
partout ailleurs, a-t-on jamais vu ciel déchaîné
de la sorte, est-ce qu’on savait ce pour quoi
on était là au juste, visite à une amie peut-être, »

Un peu plus tard, c’est à Venise qu’il se pose après avoir voyagé en train, c’est là-bas qu’il prend ses marques, annote ses promenades, saisit un rai de lumière, une séquence particulière, une eau gondolée par la brise dans la lagune. Il se remémore un précédent séjour, feuillette sa mémoire et ajuste, fragments après fragments, avec en contrepoint un peu de doute et d’incertitude, sa vision de la ville.

« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut s’approcher
sans y croiser la sienne ? »

Partout où il va, et bientôt ce sera à Berlin, le recours aux poèmes lui est nécessaire. Encore lui faut-il, et il s’y attache, les ciseler au mieux pour rendre palpable et visible des scènes brèves, les éléments d’un décor, des rencontres fortuites ou prévues, pour revenir également, par incises discrètes, sur l’Histoire récente de ces villes et pour dire enfin ce qu’il éprouve, ce qui lui reste parfois mystérieux, ce qui le motive.

« Tout un temps j’ai projeté d’écrire un poème sur Berlin,
tout autrement que ça je présume – mais sur
ne convient pas. Autour peut-être, au cœur. Bref,
qui aurait Berlin en son centre – ou pour but, je ne sais trop.
Le Mur, bien sûr.
Mais pas seulement – Berlin
deux syllabes quelque chose qui tient à une progression,
un aller-retour dirait-on, bruit sourd
dont la rumeur nous parvient encore aujourd’hui. »

L’hésitation est souvent présente dans la poésie de Pascal Commère. Il questionne, revient sur ce qu’il vient de dire, le formule autrement, se demande s’il a parlé juste. Cela est perceptible dans ses poèmes de voyages mais également dans les textes issus de ses promenades en terrain plus familier, dans les champs, les jardins, les chemins buissonniers.

« Se peut-il, après tant d’allers et retours – tel le chien
truffe au sol sur un lacis de pistes, se peut-il
que tu fasses fausse route – et qu’en sais-tu, toi
qui en toute naïveté confonds dans un regard unique
le pan de ciel là-bas et la clairière ? »

Ces poèmes, courant sur une quinzaine d’années (pendant lesquelles "Mère est morte"), conçus lors de séjours dans des villes européennes, ne sont jamais porteurs de mélancolie. Pascal Commère, sans être optimiste, garde l’espoir et fait en sorte de le transmettre à ceux, à celles qui voudront bien le partager avec lui.

Pascal Commère : Garder la terre en joie, éditions Tarabuste.