Ichi leu (“ici là”) est un long poème écrit en picard par Ivar Ch’Vavar il y a une vingtaine d’années. Contrairement à ses autres textes, conçus dans la même langue et ensuite traduits par ses soins, celui-ci n’avait jamais connu de version française. Pour diverses raisons (il s’en explique en postface) il préférait, afin de garder une distance mentale vis-à-vis de tout ce que véhicule ce poème, en confier la traduction à un autre. À quelqu’un de « costaud », poète qui ait déjà une expérience de traducteur et pour qui le picard n’aurait pas de vrai secret. Et c’est tout naturellement Lucien Suel qui, s’y collant, réussit à maintenir ce texte très vif dans l’ici (le lieu : Wailly-Beauchamp, le village d’enfance de Ch’Vavar) et le là (le temps, le tempo, la tension).
Ch’Vavar aime prendre le pouls des grands espaces en empruntant de préférence les chemins creusés dans les sous-bois. Ceux-ci recèlent des présences insoupçonnées. Pour les débusquer, il faut marcher, se perdre, franchir les haies et les clôtures et surtout se fondre dans le paysage, à l’image de tous ceux qui peuplent les lieux et qu’il va devoir approcher, serrer, peindre. Il les repère de loin. Ils sont là.
« ils pataugent dans les ornières boueuses des chemins forestiers
ils titubent dans le fouillis des branches coupées,
ils ne cessent de rouler au sol malgré toutes leurs prières à la Sainte Noire Sœur. »
Il bat la campagne avec eux. Il foule l’herbe, marche dans la rosée ou dans les fougères du soir. Il avance à l’instinct. Les terres qu’il traverse n’ont rien des mornes plaines. Ici, tout vit, vibre et vibrionne.
« là, une truie en chaleur, ou ici une ribambelle de nains
oui, plus une pile de rondins qui me dégringole dessus tout ça c’est pareil. »
De temps à autre, l’aube éternue. Les hommes se frottent les yeux. Écarquillent leurs rondes prunelles. Et découvrent des scènes aussi brutales que brèves.
« il enfile son pantalon
il ouvre la vulve de sa vache
lumière rose et jaune ;
il enfonce le bras dedans et la tête
puis tout son corps pénètre à l’intérieur, sans blague !
Je suis sidéré
“il fait froid” me dis-je
j’entends frapper à la vitre
je me retourne : meeeeerde ! c’est encore lui ! »
Il note non seulement ce qu’il voit mais se remémore aussi ce qu’il a déjà vu, il y a cent ans ou plus, et continue, œil aux aguets, à arpenter le territoire en se calant, à fond de rétine, de crâne et d’imaginaire, tous les éléments susceptibles de rendre vivante la Grande Picardie Mentale qu’il saisit à bras le corps.
« De derrière les haies
des femmes vaporeuses
sortent la tête ;
sortent leurs seins
de leur corsage
et rient et me crient
(moi)
elles me crient FRELUQUET
(c’était facile à prévoir)
je leurs réponds du tac au tac ROULURES
(auriez-vous trouvé autre chose ?)
Il y a de l’immémorial dans l’air. Une fresque rupestre grandeur nature. Des personnages semblant sortis d’une toile de Jérôme Bosch sont éparpillés sur la prairie. Ch’Vavar est debout au milieu. Il bouge et frotte son corps et sa langue à l’écorce, à la terre. Il suce du sureau, repart, s’arrête un instant pour faire ses besoins ou pour se restaurer au creux de refuges teintés d’alcool.
« Nous sommes dans la baraque
Nous sommes dans le taudis
Et peut-être dans le réduit
Dans la crasse et les balayures
Dans le terrible capharnaüm
Des maisons, dans la buée
Dans la chaleur froide. »
Ichi leu, le poème de Ch’Vavar et ses galeries de portraits brefs, vivants et étincelants, est suivi de plusieurs autres textes (en français), toujours conçus autour de Wailly-Beauchamps et intitulés Vomi de vache.
L’ensemble – joyeusement illustré par Lucien Suel – se termine par une postface puis des commentaires de l’auteur qui témoigne, vingt ans plus tard, de ce que fut et demeure (fortifié par le recul) pour lui l’écriture et l’aventure menant à Ichi leu.
Ivar Ch'Vavar : Ichi leu, éditions des Vanneaux.