mardi 16 septembre 2025

Bloody Sunday

"Le procès d’un ancien soldat britannique jugé pour deux meurtres et cinq tentatives de meurtre lors du Bloody Sunday, l’un des épisodes les plus sanglants des trois décennies du conflit nord-irlandais, s’ouvre, lundi 15 septembre, à Belfast. Aucun militaire n’a, jusque-là, été jugé pour ce « dimanche sanglant » du 30 janvier 1972 à Londonderry, ville également connue sous le nom de Derry, quand des parachutistes britanniques ont ouvert le feu sur des manifestants catholiques, faisant 13 morts"

                                                                                   Le Monde, 15 septembre 2025

 

Parfois le poème

n'a pas lieu d'être,

une image, une scène

le remplace, (qui deviendra

fresque murale

sur Lecky Road)

figeant la silhouette

du père Edward Daly,

homme de forte carrure

au crâne dégarni, qui avance,

robuste et courbé, en agitant

un mouchoir blanc

taché de sang.


Il demande à la foule

de s'écarter pour laisser

passer les hommes

qui portent le corps

de Jack Duddy, 17 ans,

qui courait à ses côtés

dans Rosville Street

quand une balle tirée

par un soldat britannique

s'est logée dans son dos,

faisant de lui


(bientôt déposé

sur le trottoir

où les derniers sacrements

lui seront délivrés par l'homme

au mouchoir maculé),


le premier des quatorze

manifestants pacifistes

tombés, le dimanche

30 janvier 1972 en fin

d'après-midi, dans le quartier

de Bogside, à Derry,

Irlande du Nord.

 

Poème extrait de Vestiaire de la mémoire,

Éditions Les Hauts-Fonds, 2025 


vendredi 12 septembre 2025

Sardine dorée

Publiés par City Lights à San Francisco en 1967, les poèmes rassemblés dans Sardine dorée n’auraient peut-être pas vu le jour sans l’œil averti de la plasticienne et traductrice Mary Beach qui, après les avoir récupérés dans une poubelle chez l’éditeur, n’eut aucune difficulté à convaincre Lawrence Ferlinghetti de les publier. En 1976, elle participera également, en compagnie de Claude Pélieu et de Jacques François, à la première traduction du livre en français. Celui-ci, épuisé depuis longtemps, bénéficie désormais d’une nouvelle traduction, réalisée par Marie Schermesser.

Parmi les poètes de la Beat Generation, Bob Kaufman (1925-1986) est l’un des plus toniques et intuitifs. Le poème, souvent écrit rapidement, d’un seul tenant, avec un rythme vif et syncopé, est d’abord destiné à l’oralité. Il faut que ça pulse. Que ça entre dans le corps et dans la tête de l’auditeur en misant sur la spontanéité et le rythme. Guider légèrement le texte mais sans le tenir en laisse afin qu’il embarque à bord qui il veut, qu’il saute d’une époque l’autre et même du coq à l’âne.

« Oh le Dieu-bus a un pneu crevé
Oh Atlantis est morte d’une maladie vénérienne
César s’est pendu à la boîte de Pandore
Mexique Mexique, emplis mes narines.

Rimbaud, toi maniaque génial, tortue du désert.
Arrête d’aguicher les chameaux, rend tes armes,
Nous sommes en retard pour l’affaire du lotus, sacrifice,
Après la Bacchanale, le corps saignera, sur nous. »

Il y a beaucoup de colère et de révolte chez Bob Kaufman. Elles sont amplifiées par ce qu’il vit, homme noir (arrière-petit-fils d’esclaves) dans une Amérique raciste, errant "dans les décombres du bric-à-brac moderne" après Hiroshima / Nagasaki et pendant la guerre du Vietnam. C’est dans le jazz et dans la vivacité de la contre-culture des années 1950-60-70 (au cours desquelles il fonde la revue "Beatitude" avec Allen Ginsberg) qu’il puise son énergie.

« Aujourd’hui en ces temps horribles, quand les souvenirs sombres reviennent
Ces moments secrets que nous voulons solitaires
Quand nous remontons le temps l’esprit coupable, nous échappant de nous-mêmes
Ils entendent un son familier,
Le Jazz, qui égratigne, creuse, teinte de blues, du jazz qui swingue,
Tu l’écoutes,
Tu le sens, & tu meurs. »

La seconde partie du livre, Jazz à Alcatraz, s’ouvre sur une autre facette de l’écriture de Bob Kaufman. Il s’adonne cette fois à la prose, lâche la bride et laisse aller son imaginaire en une longue et intense improvisation, en un solo qui tangue et voyage, s’immisce dans les couloirs sombres du monde ambiant en y allumant quelques lueurs pour ne pas se frotter plus qu’il ne faut à leurs redoutables aspérités. « Est-ce que l’esprit secret murmure ? », demande-t-il dans un long texte en apnée maîtrisée. La réponse n’est pas simple. Il l’esquisse en une douzaine de pages avant de repartir de l’avant.

« La route
Elle t’attrape
Et elle ralentit tes pas.

Oh Cléo. Elle savait
La route en Californie.
Quand vient l’automne ; le printemps
Elle savait
Les villes, les lumières, la musique
Et les Clochards Célestes. »

 Bob Kaufman : Sardine dorée suivi de Plus de jazz à Alcatraz, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, Le Réalgar, (collection Amériques).

lundi 1 septembre 2025

Les Constellations d'hiver

Le 7 octobre 1955 fait date dans l’histoire mouvementée de la Beat Generation. Ce jour-là, se déroula à la Six Gallery, à San Francisco, une soirée mémorable durant laquelle Allen Ginsberg déclama pour la première fois son célèbre poème Howl. Michaël Mc Lure, Philip Lamentia, Gary Snyder et Philip Whalen montèrent également sur scène tandis que Jack Kerouac, Neal Cassady, Gregory Corso et Lawrence Ferlinghetti se trouvaient dans la salle. 

Celui qui présentait la lecture publique se nommait Kenneth Rexroth, "le père de la poésie san-francisaine", selon Kerouac. Plus âgé que les autres (né en 1905), il connaissait bien la route (il la pratiqua dès les années 1920) et collectionnait les nuits passées à la belle étoile. La poésie japonaise n’avait aucun secret pour lui. Il vivait à San Francisco depuis 1927 et rien de ce qui se tramait dans les marges poétiques et littéraires de la ville ne lui échappait. Trop libre pour appartenir à tel ou tel mouvement, il écrivait des poèmes, des notes critiques, des textes en prose et des essais. Il menait sa barque à sa main, celle d’un anarchiste optimiste, tout à la fois révolté et en quête de sagesse.

Curieusement, ce poète actif et attachant, décédé en 1982, reste toujours peu connu en France. Il est traduit par Joël Cornuault, fin connaisseur de son œuvre. Voici ce qu’il écrit pour présenter Les Constellations d’hiver :

« Le présent recueil de poèmes précise les thèmes immuables de Rexroth. L’ordre et le dessin harmonieux des constellations, là-haut ; en bas le chaos de notre résidence humaine. Les jeux de hasard de la vie. La coupe de la jeunesse, brisée contre les aspérités de l’Histoire. Et, au-delà de l’expérience ou du souvenir douloureux, la difficile paix du cœur. »

Tout est dit, ou presque. Reste à lire, à découvrir un poète qui entend vivre avec avidité. Aller escalader une montagne, se baigner dans un lac transparent, lire Li Po, relire Whitman ou Reverdy, regarder le ciel étoilé briller sous la lune de Pâques, observer "la grande nébuleuse d’Andromède", se souvenir de "Kropotkine qui creva de faim" ou de "Mahkno qui mourut en odeur de calomnie ", bavarder avec un hibou apprivoisé ou faire l’amour dans l’herbe, bercé par le "chant des oiseaux moqueurs", sont des moments de vie qui lui prennent beaucoup de temps.

« Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne rajeunit pas,
Réchappé de quelque destin mérité ;
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer un bol
de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans les marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
de seize ans nées de mon imagination. »

Il n’en oublie pas pour autant le tragique du monde. Témoin, son Requiem pour les morts d’Espagne.

« Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les toiles restées vierges, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Soudain m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi. »

Chez Kenneth Rexroth, l’émotion, transmise sans afféterie, vise au cœur et naît la plupart du temps des liens qu’il entretient avec les êtres, les animaux et les paysages qui lui sont proches.
Les Constellations d’hiver, constitue le hors série n° 2 de la revue "Les Pays Habitables", le premier étant Journal de neiges de Jean-Pierre Le Goff.

 Kenneth Rexroth : Les Constellations d’hiver, bilingue, poèmes traduits de l’anglais (États-Unis) et présentés par Joël Cornuault, Librairie La Brèche éditions.

vendredi 22 août 2025

L'Homme à l'affiche

Après des années passées dans une usine de PVC, Ramon trouve enfin le travail qui lui convient. Il est chargé de surveiller les projecteurs d’un grand panneau publicitaire Coca-Cola installé en bordure de route. Il fait même d’une pierre deux coups en décidant d’habiter là-haut, à dix mètres du sol, dans la structure métallique qui soutient l’édifice.

« A l’aide d’un système de poulies de son invention, il déménagea de son appartement vers l’affiche en un temps record, trois, quatre heures pas plus. Une fois qu’il eut fini, il prononça des mots que lui seul entendit car là-haut, Ramon, non content de jouir d’une vision panoramique de la ville, se retrouvait tel qu’il le souhaitait : seul. »

Il logeait auparavant dans le bidonville ("le bidonville se compose d’une douzaine de bâtiments qui, vus de loin (…) ressemblent à d’énormes legos") avec sa femme Paulina, qui lui rend visite régulièrement, accompagné par leur neveu Miguel. C’est à travers le regard de ce gamin de onze ans que l’on va découvrir, au fil de chapitres brefs et incisifs, la personnalité de l’homme perché.

En réalité, Ramon n’en pouvait plus de la vie en société, de l’usine et des paroles inutiles. Il espérait autre chose et il le trouve en prenant un peu de hauteur. Étonné, il s’émerveille de tout, du chant des oiseaux, des lumières de la ville, du ciel tapissé d’étoiles. Il passe ses nuits à les scruter et à boire de la bière en grande quantité tout en essayant de renouer les fils invisibles qui lui semblent relier les êtres et les choses au cosmos.

« Il y avait des fils, expliquait-il. Des fils ténus qui reliaient les choses. Un matin tu choisissais les chaussures bleues et, au moment précis où tu nouais leurs lacets, un astronome découvrait des étoiles de type spectral qui, en raison de leur température superficielle élevée, brillaient d’un éclat bleuté. »

La nouvelle vie de Ramon dans l’affiche, (sur laquelle figure le slogan "PARTAGEZ LE BONHEUR, écrits en caractères blancs sur une portière de la décapotable rouge – comme sur la canette de la boisson – que conduit la femme gigantesque de la publicité"), ne plaît pas à ceux du bidonville. Beaucoup le prennent pour un fou, d’autres pour un idiot. La plupart réprouvent ce comportement original susceptible d’attenter à la réputation d’un quartier qui vient, de plus, de voir un groupe de sans-abris ("les Sans Maison") s’installer dans des cartons, juste sous leurs fenêtres.

On pressent que cela ne se terminera pas bien. Bientôt, un gamin parti, avec d’autres, visiter la maison de Ramon en son absence, sera retrouvé noyé dans le canal qui longe le bidonville tandis que l’habitant des lieux se volatilisera de façon mystérieuse. Quelqu’un prétendra l’avoir vu s’envoler.

Ce roman social est porté par l’écriture simple et économe de Maria José Ferrada. En reprenant le schéma mis en place dans Kramp, son précédent livre (1), où elle donnait déjà la parole à un enfant, elle cerne au mieux, grâce à la spontanéité, à la verve, à l’humour et à l’admiration du jeune narrateur envers son oncle (le seul à oser quitter les chemins balisés de la précarité pour vivre ses rêves), le rude quotidien des différents protagonistes. Ce faisant, elle impulse une belle énergie à un récit où la mélancolie rôde, tapie au ras du sol, à proximité de l’affiche.

 Maria José Ferrada : L’Homme à l’affiche, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam éditeur.

(1) Kamp vient de paraître en poche (collection "Les nomades"), chez le même éditeur.

lundi 11 août 2025

Notes de l'asile de fous

Dans l’asile de Klagenfurt, en Autriche, étaient enfermés tous ceux que l’on considérait comme fous. En 1935, Christine Lavant (née Christine Thonhauser, en 1915, dans l’est de la Carinthie, près du fleuve Lavant) y entre à sa demande. Elle a vingt ans, a tenté de se suicider et va suivre une cure d’arsenic qui durera six semaines.

« Je suis dans la section deux. C’est l’unité d’observation pour les cas les plus faciles, et, selon le règlement, on ne peut y être admis sans être passé d’abord par la trois. Je ne suis pas passée par la trois, et la plupart ici m’en tiennent rigueur. »

Elle n’est pas la bienvenue dans cette micro-société ("que peut-elle bien venir faire chez nous"). Son sens de l’observation, ajouté à sa curiosité naturelle et à sa faculté de poser des mots clairs sur ce qu’elle découvre, l’aide à procéder à un rapide état des lieux et à brosser une série de portraits incisifs, ajustés à partir d’un détail, d’un regard, d’un geste, d’un tic ou d’un désordre du comportement. Elle donne ainsi vie à ce monde invisibilisé. Des personnalités marquantes sortent du lot, telles la Reine, l’Arbrisseau, la Krell, ("la Krell vient de passer en murmurant qu’elle allait me déchiqueter"), la petite de Rauschbach, la Crucifiée, la comtesse d’ivoire, la cantatrice barbue et beaucoup d’autres. Certaines sont serrées dans des camisoles de force bouclées par des infirmiers qui en profitent pour leur toucher les seins.

« La souffrance que l’on rencontre ici dépasse tellement le cadre humain qu’il est impossible de lui répondre avec des ressources simplement humaines. »

Les femmes pleurent, crient, chantent, s’insultent, délirent, s’inventent des fiancés étonnants (pour l’une ce sera un cordonnier qui fabrique des chaussures célestes) ou des enfants au sort peu enviables ("le dimanche chacun de mes sept fils porte sa tête sous son bras"). Certaines tricotent, d’autres se délestent de quelques bribes (vraies ou fausses) de leur passé et la plupart ne se projettent que rarement hors les murs. Infirmières et médecin-chef veillent sur leur détresse.

« Chaque matin, la peur du prochain jour, de chaque défi qu’on m’impose. Savoir que chaque objet que l’on doit toucher est empli de répulsion et d’hostilité, faire chaque geste avec la certitude qu’il sera raté. »

Décrire la réalité de ces vies maintenues à l’écart de la société ne peut se concevoir sans y avoir séjourner. C’est cette immersion voulue, intensément vécue, parfois aérée par un désir de fiction ou par une pointe d’humour, qui donne sa force au récit de Christine Lavant. Elle entre, sans préambule, dans le vif du sujet, fait monter la pression, présente ses compagnes d’infortune, leur attribue des surnoms et explique ce qu’il en est de sa propre existence, de ses incertitudes, de ses contrariétés physiques et familiales.

« Ai-je cru que des prises de certaines doses d’arsenic à certains intervalles donneraient un sens à ma vie ? Que cela me rendrait belle, ou seulement courageuse et joyeuse ? Bien sûr que je ne croyais pas cela un seul instant, mais où aurais-je bien pu aller après cette terrible affaire ? Trente cachets, trois jours et quatre nuits d’un sommeil semblable à la mort. »

À Klagenfurt, elle voit, sent, saisit le quotidien des femmes enfermées. Elle prendra ensuite le temps (plus de dix ans) pour construire son récit. À la fois descriptif et narratif, celui-ci met en avant les résidentes, leurs comportements, leurs troubles, leurs rêves, mais aussi la tristesse et l’effarement des familles qui, venant visiter une fille, une sœur, une mère, guettent en vain un hypothétique signe d’espoir,

Poète et nouvelliste, Christine Lavant, décédée en 1973, n’aura pas vu la publication de Notes de l’asile de fous. Récupéré dans les archives de Nora Wydenbruck, sa traductrice anglaise, son récit (92 pages) n’a vu le jour dans sa langue originale qu’en 2001.

Thomas Bernhard la tenait en très haute estime. Il publia d’ailleurs une anthologie de ses poèmes en 1987. Voici ce qu’il écrivait à son propos :  « C’est le témoignage élémentaire d’un être abusé par tous les bons esprits, sous la forme d’une grande œuvre poétique que le monde n’a pas encore reconnue à sa juste valeur. » 

 Plusieurs recueils de ses poèmes, aux titres souvent explicites, ont été publiés en France ces dernières années, ainsi Un art comme le mien n’est que vie mutilée (Lignes, 2009, traduit par François Mathieu), Je veux partager le pain avec les fous (Fissiles, 2015, traduit par Hugo Hengl) et Oiseau solaire rejette ta glaise (Harpo &, 2019, traduit par Hugo Hengl).

 Christine Lavant : Notes de l’asile de fous, traduction de l’allemand, notes et préface de Hugo Hengl, Éditions La Barque.