Dans l’asile de Klagenfurt, en Autriche, étaient enfermés tous ceux que
l’on considérait comme fous. En 1935, Christine Lavant (née Christine
Thonhauser, en 1915, dans l’est de la Carinthie, près du fleuve Lavant) y
entre à sa demande. Elle a vingt ans, a tenté de se suicider et va
suivre une cure d’arsenic qui durera six semaines.
« Je suis dans la section deux. C’est l’unité d’observation pour les
cas les plus faciles, et, selon le règlement, on ne peut y être admis
sans être passé d’abord par la trois. Je ne suis pas passée par la
trois, et la plupart ici m’en tiennent rigueur. »
Elle n’est pas la bienvenue dans cette micro-société ("que peut-elle
bien venir faire chez nous"). Son sens de l’observation, ajouté à sa
curiosité naturelle et à sa faculté de poser des mots clairs sur ce
qu’elle découvre, l’aide à procéder à un rapide état des lieux et à
brosser une série de portraits incisifs, ajustés à partir d’un détail,
d’un regard, d’un geste, d’un tic ou d’un désordre du comportement.
Elle donne ainsi vie à ce monde invisibilisé. Des personnalités
marquantes sortent du lot, telles la Reine, l’Arbrisseau, la Krell, ("la
Krell vient de passer en murmurant qu’elle allait me déchiqueter"), la
petite de Rauschbach, la Crucifiée, la comtesse d’ivoire, la cantatrice
barbue et beaucoup d’autres. Certaines sont serrées dans des camisoles
de force bouclées par des infirmiers qui en profitent pour leur toucher
les seins.
« La souffrance que l’on rencontre ici dépasse tellement le cadre
humain qu’il est impossible de lui répondre avec des ressources
simplement humaines. »
Les femmes pleurent, crient, chantent, s’insultent, délirent,
s’inventent des fiancés étonnants (pour l’une ce sera un cordonnier qui
fabrique des chaussures célestes) ou des enfants au sort peu enviables
("le dimanche chacun de mes sept fils porte sa tête sous son bras").
Certaines tricotent, d’autres se délestent de quelques bribes (vraies ou
fausses) de leur passé et la plupart ne se projettent que rarement hors
les murs. Infirmières et médecin-chef veillent sur leur détresse.
« Chaque matin, la peur du prochain jour, de chaque défi qu’on
m’impose. Savoir que chaque objet que l’on doit toucher est empli de
répulsion et d’hostilité, faire chaque geste avec la certitude qu’il
sera raté. »
Décrire la réalité de ces vies maintenues à l’écart de la société ne
peut se concevoir sans y avoir séjourner. C’est cette immersion voulue,
intensément vécue, parfois aérée par un désir de fiction ou par une
pointe d’humour, qui donne sa force au récit de Christine Lavant. Elle
entre, sans préambule, dans le vif du sujet, fait monter la pression,
présente ses compagnes d’infortune, leur attribue des surnoms et
explique ce qu’il en est de sa propre existence, de ses incertitudes, de
ses contrariétés physiques et familiales.
« Ai-je cru que des prises de certaines doses d’arsenic à certains
intervalles donneraient un sens à ma vie ? Que cela me rendrait belle,
ou seulement courageuse et joyeuse ? Bien sûr que je ne croyais pas cela
un seul instant, mais où aurais-je bien pu aller après cette terrible
affaire ? Trente cachets, trois jours et quatre nuits d’un sommeil
semblable à la mort. »
À Klagenfurt, elle voit, sent, saisit le quotidien des femmes
enfermées. Elle prendra ensuite le temps (plus de dix ans) pour
construire son récit. À la fois descriptif et narratif, celui-ci met en
avant les résidentes, leurs comportements, leurs troubles, leurs rêves,
mais aussi la tristesse et l’effarement des familles qui, venant visiter
une fille, une sœur, une mère, guettent en vain un hypothétique signe
d’espoir,
Poète et nouvelliste, Christine Lavant, décédée en 1973, n’aura pas vu la publication de Notes de l’asile de fous.
Récupéré dans les archives de Nora Wydenbruck, sa traductrice
anglaise, son récit (92 pages) n’a vu le jour dans sa langue originale
qu’en 2001.
Thomas Bernhard la tenait en très haute estime. Il publia d’ailleurs
une anthologie de ses poèmes en 1987. Voici ce qu’il écrivait à son
propos : « C’est le témoignage élémentaire d’un être abusé par tous les bons
esprits, sous la forme d’une grande œuvre poétique que le monde n’a pas
encore reconnue à sa juste valeur. »
Plusieurs recueils de ses poèmes, aux titres souvent explicites, ont été publiés en France ces dernières années, ainsi Un art comme le mien n’est que vie mutilée (Lignes, 2009, traduit par François Mathieu), Je veux partager le pain avec les fous (Fissiles, 2015, traduit par Hugo Hengl) et Oiseau solaire rejette ta glaise (Harpo &, 2019, traduit par Hugo Hengl).
Christine Lavant : Notes de l’asile de fous, traduction de l’allemand, notes et préface de Hugo Hengl, Éditions La Barque.