vendredi 14 juillet 2017

Requiem de guerre

Il faut écouter Franck Venaille quand il parle de l’écriture, quand il évoque ce qui, depuis des décennies, emplit sa vie. C’était en 1980, lors d’un entretien avec Dominique Labarrière, dans le numéro 4/5 de la revue Monsieur Bloom qu’il dirigeait alors.

« Écrire me rend malade. Toutes mes journées de travail se partagent entre ce bureau et le lit où je vais m’étendre, la main posée sur mon côté droit, pour me calmer. C’est ce va-et-vient entre les deux lieux qui est à la base de tous mes livres. Parler de l’écriture sans tenir compte de cela serait impossible ou mensonger. Tout passe par la douleur physique et, pourtant, je continue d’écrire. »

Ce qu’il dit là se retrouve au centre de Requiem de guerre. Les deux lieux sont bien présents. Entre eux naît une grande déambulation physique et mentale. Celui qui va de l’un à l’autre le fait en multipliant les détours. Il se frotte au dehors. À l’urbain et au maritime. Mais visite d’abord sa mémoire et son corps. Avec eux, arpente les rues en rasant les lampadaires et les flaques, surpris de voir son ombre pencher de plus en plus entre le mur et le trottoir.

« Pour moi la réalité c’est une jambe après l’autre. Violemment. Halte. Respirer. Repartir pour deux mètres. Laissez-moi. Souffler. Avec violence, c’est cela : violemment. »

Ces marches lentes se font de nuit. Quand il rêve ou somnole. Ou, pire, quand ses cauchemars s’arrangent pour déclencher de longues insomnies.

« L’obscur est notre pain quotidien.
C’est la nuit, dans la matière même du rêve, que nous mesurons le mieux son poids de détresse. »

Il délivre ses mots avec parcimonie et précision, leur insufflant un rythme qui a des allures de blues tendu et syncopé tout en les invitant à s’engager dans une traversée qui sera forcément houleuse. Ces mots prennent le large après avoir longuement mûris en lui. Ils ont auparavant côtoyé ses blessures, ont essuyé beaucoup d’épreuves, se sont nourris d’une mémoire née bien avant lui.

« Ce sont les mots

qui sortent de ma bouche.

Je pourrais dire qu’il

s’agit d’un bruit nocturne

ma nuit est définitivement blanche

tandis que je suis dans la terreur

née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même,

enfant

grand’ pitié c’est ce que je vous demande

grand’ pitié ! »

Son corps est à la peine, on le sent, mais il résiste, se bat ardemment. Il évoque l’hôpital et les nuits de garde. Il fourbit ses armes. Toutes ont un lien avec la poésie. C’est elle qui l’aide à se relever quand il lui arrive de tomber.

« Obstiné à vivre », il se méfie de l’angoisse. Trop prégnante, elle peut paralyser, tétaniser, mettre le lyrisme sous cloche. Il le sait. Entend « guérir de l’idée même de guérir ». Tente de délimiter un périmètre de sécurité. Demande au texte de dévier le cours de la douleur, de la faire sortir de son lit, de l’obliger à rouler sur d’autres surfaces, ne serait-ce que pour retrouver le sable des dunes de son enfance et les marques que les sabots du « cheval chagrin » y avaient alors imprimées.

« ce cheval sur lequel

hein ! En avant pour le Bien

hein ! En arrière pour le Mal

je me bascule »

« Ce que fut ma devise dans mes guerres singulières : de l’ironie face au malheur », dit-il avant de prendre congé. Avant de quitter ce grand livre. Afin d’emprunter d’autres chemins de traverse, de contourner d’autres obstacles, de mâcher de nouvelles peines avec en tête l’espoir de renouer avec cet enfant qui fut jadis lui-même et qu’il dit avoir perdu – et peut-être même tué – en cours de route.

« Je traîne dans les rues qui souffrent, là où les hommes peinent,

puis

j’irais au Marché aux livres, au Marché aux fleurs, au Marché des épices avant de me rendre au chevet du poète Franck Venaille afin de l’assister dans sa dormition. »


Franck Venaille : Requiem de guerre, Mercure de France.

Début mai, le Goncourt de la poésie 2017 a été décerné à Franck Venaille.


mercredi 5 juillet 2017

Hommage à Michel Merlen

Le poète Michel Merlen est décédé le vendredi 30 juin 2017. Voici, en hommage à cet auteur discret qui n'aimait pas capter la lumière, un portrait, publié dans une première version, il y a quelques années. 

" il était décidé à ne rien faire
mais il n'eut pas la force nécessaire
il fallut qu'il se commette avec les mots " 

 Michel Merlen, Abattoir du silence
  
C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, sous un ciel bas, dans la grisaille du quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Il paraît que la poésie y rôde par effraction. Qu'on lui réserve un jour par semaine. Que les ténors du genre boudent l'endroit. Que seuls les outsiders et les porteurs d'ombre munis de feuilles volantes pliées en quatre dans les poches intérieures de leurs vestes élimées viennent y frotter leur solitude. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres et sinueuses situées derrière la gare Montparnasse. Le vent colle les résidus d'une bruine tenace au ras du bitume. L'endroit, vu du dehors, avec sa porte noire et ses fenêtres aux vitres teintées, ne paie pas de mine. À l'intérieur, tout est différent. On y retrouve le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre tamisée. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie l'homme et le poète. Celui qui dit la ville, l'envers du décor, les corps en émois, les mains qui se nouent en terrasse des bars, les auvents qui claquent les jours de tempête, les disputes qui éclatent pour un mot trop blessant ou un regard de pierre. Trois vers lui suffisent pour passer de la sensualité au mal-être. Sa façon de saisir des fragments de scènes quotidiennes en un clin d’œil et d'y projeter son anxiété, sa soif de tranquillité et les failles d'un passé douloureux où certaines morsures secrètes ne transparaissent qu'à contre cœur, est spontanée et efficace. D'emblée, je lui parle d'un projet, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il s'exprime en douceur, donne sa chance au vertige, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie », se lève, s'entretient avec d'autres, ne s'épanche pas beaucoup et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979. Il m'annonce qu'il va m'aider, me guider, me donner un coup de main. Il ira voir Rancillac, Schlosser, Ipoustéguy, Giai-Minet, Abel Ogier et les autres. Il les suivra jusqu'au creux de leur terrier. Calé dans les angles morts, se fera oublié et détaillera leur travail à l'atelier. Il s'y rendra avec carnet et appareil-photo. Et me confiera ce qu'il aura glané (des liasses de documents) le moment venu.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

Quand il s'éclipse ainsi, personne ne sait où il va. Ni quand il reviendra. Le sablier bleu du hasard qui colore ses dérives peut prendre des allures de gyrophare. C'est un homme secret qui part sans se retourner. Tout vêtu de noir, je l'ai vu se faufiler et se fondre dans l'obscurité. Cette nuit-là, il a dû errer longuement dans les rues. Puis il est resté silencieux pendant des mois, le temps que je m'habitue, comme les autres, à ses manières d'être et de disparaître. Dans l'enveloppe qui signifiait son retour aux affaires, et au dos de laquelle figurait une nouvelle adresse, qui ne serait d'ailleurs que passagère, se trouvait tout ce qu'il m'avait promis.

Au fil du temps, d'autres éclipses partielles ont eu lieu. Qui se répercutèrent jusque dans ses publications. Le poète de l'éros sombre qui marchait en laissant son ombre flotter avec légèreté au ras des réverbères et dont les textes coupants, gorgés de mélancolie et de désir firent tilt dans les années 70 et 80, figurant dans de nombreuses anthologies, est ainsi devenu de plus en plus rare. On a beau reprendre ses livres pour tenter de dénouer l'énigme, de comprendre ces départs précipités, ces absences prolongées et ces plombs qui sautent à l'improviste, le jetant hors du monde, on ne déniche que des réponses de bric et de broc. Les critiques disent qu'il écrit dans l'urgence et que c'est également ainsi qu'il vit. Poète étrange, insolite, inquiet, fragile, désespéré parfois mais plus enclin, cependant, à ouvrir ses rêves plutôt que ses veines.

« Je sors des hôpitaux
pour me soigner
au vent cinglant des villes. »

Il ne se confie pas. Ou à peine. Dit qu'il fut tour à tour employé de banque, aide-géomètre, surveillant, correcteur d'imprimerie. Dévie en alignant quelques faits anodins. Déclare qu'il est né à Hyères où il retourne parfois revoir sa vieille mère, que sa fille se prénomme Julie et son chat Ulysse. Évoque ici la prison des Baumettes, là une entrée aux urgences après une traversée de Paris allongé à l'arrière d'une ambulance sous assistance respiratoire. Rappelle qu'un après-midi du siècle dernier, s'ennuyant ferme, il est allé rendre visite à Baudelaire. Il ne l'a pas trouvé au mieux. Le dandy, seul et malade, déclinait et maugréait en buvant une fée verte à petites goulées.

Plus tard, on apprend, presque par hasard, qu'il y a eu, en prélude infernal, avant même que les premiers poèmes ne viennent griffer ses insomnies, la guerre d'Algérie. Celle-ci vint, en guise de feu d'artifice, arroser de billes d'acier ses vingt ans. Trois années de djebel et en prime un nœud trop serré et suintant sous la pomme d'Adam pour pouvoir simplement en parler. Un bloc de « mots dans la gorge de celui qui ne parvient pas à trancher entre la parole et les cris ». Avec en creux, déjà solidement ancrée, la nécessité de ne jamais suivre la meute, de se planquer dans l'ombre des portes cochères, d'effacer ses traces, de devenir invisible, de brouiller les pistes, de se perdre dans la stratosphère poétique et d'aller la nuit écouter aux murs des Abattoirs du silence (ces foutus hôpitaux) pour en interpréter les cris perçants.

« La gorge nue sous le métal
j'aboie muet
surgit alors
l'homme en blouse blanche
qui prend ma main
mais ne dit pas bonjour.

Cette propension à disparaître, il n'aura cessé de l'expérimenter et est si bien parvenu à la mettre en œuvre qu'il a fini par s'effacer presque totalement. Aujourd'hui, son nom n'apparaît que pour parler d'une époque que l'on dit révolue. Il sourit en songeant que c'est ainsi que chaque nouvelle génération enterre la précédente. Cela dure depuis la nuit des temps. À la limite, il s'en fout. N'a pas triché. N'a jamais élaboré de plan de carrière. Ses poèmes sont dispersés dans des livres parfois introuvables. Lui, il habitait, il y a peu encore, dans une grande bâtisse. Sa fenêtre s'ouvrait sur un parc classé. Il écoutait le bruissement du vent qui roulait dans les feuillages. Se souvenait de ses escales à Barcelone, à Madrid, à New York ou à Tunis. Et des fragments ciselés, habités par l'instant, gravés sur le motif, à même la rue, avec personnages en appui, qu'il avait écrits d'un seul jet, sans illusion, sans rature, simplement parce qu'il en avait besoin pour vivre, en s'imprégnant de ces villes qui lui parlaient avec tant de légèreté. Il lisait et écrivait toujours. Semblait en harmonie avec lui-même. Après avoir traversé plusieurs vies. En solo ou en compagnie. Jusqu'à ce que la mort ne vienne le surprendre, le vendredi 30 juin 2017.

Bibliographie de Michel Merlen :

Les Fenêtres bleues (Jeune Poésie, 1969)
Fracture du soleil (La Grisière, 1970)
Les Rues de la Mer (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972)
La Peau des Étoiles (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974)
Quittance du vivre (éd. Possibles, 1979)
Le Jeune homme gris (Le Dé bleu, 1980)
Abattoir du silence (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982)
Poèmes Arrachés (Le Pavé, 1982)
Le Désir, dans la poche revolver (Le Pavé, 1985)
Made in Tunisia (Polder, 1983)
Généalogie du hasard (Le Dé bleu, 1986)
Terrorismes (Polder, 1988)
Borderline (Standard, 1991)
La Mort, c’est nous, avec Catherine Mafaraud-Leray, (éditions Gros Texte, 2012).



mardi 4 juillet 2017

Le salut viendra de la mer

Ceux qui ont voulu fuir l’enfer de la crise dans les grandes villes grecques pour se réfugier sur une île de la mer Égée avec l’espoir d’y bâtir une vie meilleure en sont pour leurs frais. Là-bas aussi, dans ce paysage lumineux (qui leur semblait, vu de loin, être une destination idéale) ils sont irrémédiablement rejetés, considérés comme des intrus, des étrangers, des immigrés de l’intérieur.

« On est seuls, étrangers, qui va nous soutenir ? Mais le pire, c’est la mer. Tu t’attendais à ce que je dise une chose pareille ? Et pourtant c’est comme ça. L’île est une prison, la mer c’est les barreaux. »

Ce ne sont pas seulement les idées que la crise économique a réussi à faire entrer dans les têtes qui sont à l’origine de leur exclusion. Un fond de pensée bien plus ancien, qui se réveille quand tout autour les digues sautent, refait surface. Il a à voir avec la haine de l’autre, en particulier quand il s’avise d’expérimenter, qui plus est sur des terres où il ne possède aucune attache, un autre choix de vie. Ce vieux sentiment d’appartenance ancestrale au lieu s’exprime alors très librement, très sauvagement. Tassos, qui se révolte, qui croit au pouvoir des mots et à des jours meilleurs, va même y laisser sa peau.

« Tassos, pauvre con, tu vas en prendre plein la gueule. On va foutre le feu à ta baraque, mon petit vieux, on va brûler tes champs. Tringler ta gonzesse, massacrer tes mômes. La troisième fois, ils l’ont ligoté sur le capot de son pick-up et l’ont fait passer au lavage. Savon, brossage, séchage, toute la séquence. Une semaine à l’hosto, dents cassées, la peau ravagée par les brosses et les produits chimiques. »

Ensuite ce sera au tour d’Elvis. Puis suivra le fils Lazaros. Tous deux disparus, volatilisés, jamais retrouvés. Certains se cachent et s’en sortent. D’autres tombent, se relèvent ou restent définitivement couchés. Ce sont eux, les exclus, les déchus, les cabossés, eux qui espèrent malgré tout, eux qui se démènent en se battant souvent contre des vents contraires qui montent en première ligne dans les textes de Chrìstos Ikonòmou. Il dit leurs blessures, leurs galères, leur soif de vivre, de survivre sans courber l’échine.

« Même si nous sommes tous d’accord que désormais, dans l’état où se trouve ce pays, est un héros non pas celui qui lutte contre le mal, mais celui qui apprend à vivre avec le mal. »

Tous naviguent entre espoir et désillusion, entre résistance et résignation dans une société violentée que l’écrivain (auteur précédemment de l’excellent Ça va aller, tu vas voir) sonde en profondeur en s’attachant à suivre le parcours de quelques personnages en marge et en usant d’une prose rude, râpeuse, éruptive qui ne faiblit jamais, qui touche parfois à l’incantation et qui parvient à maintenir tout au long du livre un souffle impressionnant.

 Chrìstos Ikonòmou : Le salut viendra de la mer, traduit du grec et postfacé par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


mardi 27 juin 2017

Pendant que les champs brûlent

C'est un livre de grand air et d'intense respiration que signe ici Virginie Troussier. Un livre où le dépassement de soi permet de créer une belle harmonie entre le corps et la tête, ainsi qu'entre les rêves et la réalité, et ce grâce au voyage, à la liberté, à la rencontre de l'homme avec lequel elle va vivre ces moments qu'elle raconte en une succession de courts chapitres. Son écriture est énergique et condensée, concrète et suggestive.

« Je voulais écrire cette histoire d'une façon ou d'une autre, la fixer quelque part dans un livre avant que celle-ci ne me devienne irréelle. »

Tout débute par un rêve, symbolisé par une chaleur intense qui embrase tout ce qu'elle touche et en particulier la narratrice qui habite alors à Paris. Si elle aime déambuler dans la ville, elle n'hésite pas non plus à s'en éloigner si nécessaire. Cap à l'ouest ou au sud, peu importe pourvu que l'esprit s'ouvre aux vents porteurs.

« De l'abîme à l'azur, épouser les vertiges, côtoyer le risque sous toutes ses formes, se confronter à des propriétés très peu humaines, peut-être. Le vent soufflait encore comme s'il fallait rallumer la braise. C'est ainsi que de Paris il a fallu que je m'échappe. Que je cherche l'air. »

Elle éprouve le besoin de sentir son corps répondre du tac au tac dès qu'elle le sollicite. Que ce soit sur un bateau, dans l'eau ou en montagne. Il doit être fin et affûté. L'adrénaline qui court en lui doit être capable de dicter au cerveau des sensations de bien-être et de plénitude. Être à deux, en l'occurrence en compagnie de Billy, marin expérimenté qu'elle a rencontré à Marseille, décuple ses forces. « J'avais le sentiment de multiplier ma liberté », dit-elle.

Ce sont quelques parcelles de cette liberté partagée qu'elle dévoile. Cela a lieu en Bretagne ou en Espagne. Durant de longues nuits en mer, avec manœuvres délicates mais aussi farniente et discussions à la clé. Jusqu'au final, plus solitaire, dans une chambre d'hôpital en montagne, où l'appelait une autre de ses passions, celle des sommets à gravir pour éprouver encore une fois ce corps qui s'avère parfois plus fragile qu'on ne le pense. C'est ce que nous rappelle également Virginie Troussier dans ce récit dynamique et revigorant.

Virginie Troussier : Pendant que les champs brûlent, La Découvrance.




mercredi 21 juin 2017

Le livre des morts

À Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, au début des années 1930, environ deux milles hommes, dont une majorité de noirs, sont embauchés pour creuser un tunnel et dévier une rivière afin d’alimenter une centrale hydroélectrique. La roche qu’ils déblaient s’avère être d’une forte teneur en silice. Ils travaillent sans masque et sans ventilation. Les forages se font à sec, technique on ne peut plus criminelle. La poussière affecte et obstrue leurs bronches. Le percement du tunnel durera cinq ans et tuera plus de sept-cent-cinquante ouvriers, tous atteints de silicose.


« Presque dès le début des travaux dans le tunnel
des hommes sont morts dans les forages à sec. Pas de masques.
La plupart n’étaient pas de cette vallée.
Les fourgons en amenaient beaucoup, chaque jour, d’états
qui longent la côte atlantique
et de terres lointaines, Kentucky, Ohio.
Après le travail, les camps étaient fermés ou brûlés.
L’ambulance roulait jour et nuit,
tandis que les pompes funèbres de White prospéraient. »

C’est cette tragédie industrielle, orchestrée par la Union Carbide & Carbon Co, que Muriel Rukeyser retrace dans Le livre des morts. Elle s’est rendue sur place. A interrogé les survivants, leurs proches, leurs familles. A rencontré les médecins, les juges, les avocats. Elle a scruté les lieux, suivi la route qui y mène, vu l’ouvrage en question. Elle a recueilli nombre de témoignages, a consulté les journaux, étudié les minutes des procès qui suivirent et a choisi de créer, à partir de cette somme, un long poème fait de collages et de multiples tableaux pour rendre compte du déroulé et de l’impact de la catastrophe.

« L’eau qu’ils apportaient était pleine de poussière, l’eau qu’on buvait,
les camps et leurs bosquets étaient blancs de poussière,
on nettoyait nos habits dans les bosquets, mais on restait pleins de poussière.
C’était comme si quelqu’un avait répandu de la farine dans les parcs et les bosquets,
ça restait là et la pluie n’arrivait pas à l’enlever et ça brillait
cette poussière blanche était vraiment jolie tout autour de nos chevilles

Noir comme je suis, quand je sortais le matin après une nuit au tunnel,
à côté d’un Blanc, personne n’aurait pu dire lequel était blanc.
La poussière nous recouvrait pareil, et la poussière était blanche. »

Le poème, qui change régulièrement de registre, se déploie sur quelques dizaines de pages et parvient à redonner voix à ceux qui ne l’avaient pas. Il cible également le cynisme, le mépris, le racisme et l’appétit financier des invisibles affairistes qui étaient aux manettes. Les médecins, dépassés par les événements (ils ne connaissaient pas encore la silicose) affirmaient que les hommes souffraient de « tunellite » (une maladie qui n’existe pas)

« ça empire tous les jours. La nuit
je me lève pour reprendre mon souffle. Si je restais
couché sur le dos, je crois que je mourrais. »

Inédit en France, Le Livre des morts est un ouvrage précieux. Il est rare qu’un poète s’empare d’un tel sujet. L’américaine Muriel Rukeyser (1913-1980), qui fut l’une des voix marquantes de sa génération, (le poète Kenneth Rexroth la plaçait au plus haut), encore trop peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, le fait avec humanité, pertinence et conviction. C’est un remarquable tombeau à toutes les victimes de ce scandale qu’elle dresse ici. Quelques unes des photos de Nancy Naumburg, prises alors qu’elle l’accompagnait à Gauley Bridge, se retrouvent dans un cahier central.

La dernière partie du volume est tout aussi remarquable : elle donne à lire Cadavres, sous-produits des dividendes, un texte implacable de Vladimir Pozner (extrait du livre Les États-Désunis) qui relate les faits et leurs terribles conséquences sous un autre angle, avec les mêmes protagonistes.

 Muriel Rukeyser : Le Livre des morts, traduit de l’anglais (américain) par Emmanuelle Pingault, photos de Nancy Naumburg, suivi de Cadavres, sous-produits des dividendes de Vladimir Pozner, éditions Isabelle Sauvage.

lundi 12 juin 2017

Élise et Lise

Élise et  Lise ne se sont pas rencontrées le même jour. C’est étonnant mais c’est pourtant vrai. Quoiqu’il en soit, il y avait déjà un moment que Lise, qui allait faire le premier pas, se sentait attirée par Élise. Tout en elle lui plaisait. Sa silhouette, ses vêtements, sa légèreté, son sourire, sa bonne humeur. Elle essayait d’ailleurs, quand elle se rendait chez Zara ou chez Camaïeu, de trouver le même petit haut à bretelles qui lui allait si bien et qu’elle finira par dénicher, acheter et porter. Elle ne savait pas encore que leurs prénoms se ressemblaient. Étudiantes, elles suivaient le cours de madame Roger sur les personnages qui peuplent les contes des frères Grimm. Sarah, très proche d’Élise, et qui suivait également ce cours, assistait à la rencontre qui eut lieu devant la cabine d’essayage du Kookaï de la rue Saint-Charles.

« Quand elle repense à cette scène, quand elle la reconstruit dans sa mémoire insuffisante, elle entend toujours Élise se présenter la première, "Élise", et Lise ensuite dire "Lise", et ça fait comme un écho. Mais Sarah sait bien qu’elle imagine, parce qu’en réalité elle ne se souvient plus. »

À partir de ce jour, les deux jeunes filles ne vont plus se quitter. Elles vont habiter le même deux pièces, s’échanger leurs vêtements, partir en week-end ensemble chez les parents d’Élise. Celle-ci a pris d’emblée, et sans le vouloir, l’ascendant sur celle qui veut lui ressembler, glaner quelques traits de sa personnalité pour s’inventer une histoire qui ne débuterait qu’à l’instant où elles sont devenues amies.

« Lise profitait de l’absence d’Élise pour entrer dans cette jupe à carreaux, cette chemise en jean, cette robe à pois, ce petit haut à bretelles. Elle y entrait et y entrer c’était comme entrer dans un autre monde, un monde où Lise n’existait pas et où il n’y avait plus qu’Élise. »

C’est ce mimétisme que Philippe Annocque décrit. Il semble avancer avec une certaine nonchalance mais construit en réalité un roman bien charpenté, conçu tel un conte résolument ancré dans l’époque. Il passe d’un personnage l’autre, les éclaire à tour de rôle, précise d’un mot, d’une phrase, la fragilité de Lise et la liberté assumée d’Élise, le tout ponctué par les interventions de Sarah qui, sans s’éloigner tout à fait, est totalement accaparée par l’étude, la signification et les diverses interprétations des contes.

« Les contes sont des organismes vivants qui vivent leur vie à travers nous. L’individu est sans pouvoir sur eux. »

Un autre personnage apparaît bientôt. Il s’installe durablement. Il s’appelle Luc. C’est « le garçon qu’Élise leur avait trouvée ». C’est Lise qui pense ainsi. Heureuse de savoir son amie heureuse, elle sera triste quand l’histoire se terminera, plus triste encore que celle qui vient d’être quittée.

Élise et Lise est un conte subtil, empli de fraîcheur et d’envie de vivre, qui peut facilement basculer. Les thèmes abordés, sans jamais être nommés, (le besoin – pour Lise – de se conformer, de paraître, de devenir le double, la copie de celle qui la fascine et le risque - qui la guette - de se perdre ou d’usurper une identité) s’avèrent si déstabilisants qu’on se dit parfois qu’il suffirait d’un rien pour que l’histoire prenne soudain une tournure différente, chavirant dans le rude, l’effroi, la dureté. Philippe Annocque s’en garde bien. Il maîtrise son sujet à la perfection. Il sait où il veut nous mener. Et maintient, pour cela, une tension élevée jusqu’au bout. Jusqu’à cette ultime fenêtre, grande ouverte, sur laquelle se termine le livre.

 Philippe Annocque : Élise et Lise, Quidam éditeur.


jeudi 1 juin 2017

Ni bruit ni fureur

Il arpente le Nord de long en large. Il y est né et y habite toujours. Sa mémoire en est imprégnée. La diversité des lieux le façonne. C’est là que se trouve son champ magnétique. L’aiguille de sa boussole intérieure en atteste. Elle lui permet de s’orienter dans ses nombreux déplacements en lui demandant constamment d’ouvrir ses écoutilles. Et c’est justement le genre d’incitation que Lucien Suel apprécie, lui le curieux, l’homme porté vers l’échange, désireux d’en connaître toujours un peu plus sur ces territoires familiers qui recèlent tant d’ombres et de secrets. C’est ce qu’il explore, par la langue, par l’écriture, en faisant en sorte que l’écrit puisse être porté par l’oralité, dans cet ensemble qui mêle proses et poèmes et qui se présente tel un triptyque. 
Enfance au Nord en est le premier volet. Qui débute par l’évocation du jeune Bernanos à Fressin.

« Le petit Georges trempe le bout de ses doigts dans l’eau froide de la Planquette, un bénitier naturel. Les saules étêtés se mirent dans l’eau des mares. Le vent secoue les peupliers, ébouriffe leurs grappes de gui. Les briques rouges, roses et jaunes et les tuiles d’argile brillent sous le soleil. Au retour, Georges se signe devant le calvaire à l’entrée du village. »

On aperçoit Mouchette au loin. Lucien Suel (que l’on retrouvera plus tard en bambin frigorifié dans l’église de Guarbecque) la saisit en quelques phrases. L’ombre de Benoît Labre circule également à flanc de collines. Ainsi que le fantôme de Germain Nouveau. Tous reviennent, porteurs d’une histoire, d’un parcours, hanter des lieux précis. Suel les repère et évoque leur présence en passant aisément d’une époque à l’autre.

Le jardin, endroit qui lui est cher, qui l’apaise, occupe la deuxième partie du livre. L’enclos, qui se nourrit en plongeant dans un sous-sol profond, est directement relié aux galaxies. Il est empli de milliers de vies minuscules, souvent invisibles, parfois masquées par celle de l’homme qui finira pourtant, un jour ou l’autre, par être absorbé par cette terre qu’il travaille tandis que les plantes feront le chemin inverse, crevant, après germination des graines, la surface du sol pour profiter du vent, de la pluie et de l’air libre.

« Orage secret, tu t’approches derrière l’abri des nuages. La fée souffle son haleine glaciale au cou du jardinier. La mésange lève sa casquette bleue et appelle titipu titipu titipu. Le ciel avance dans le noir, se colle sur les peupliers tremblants. La goutte ronde est tombée la première sur l’araignée du troène. »

Le troisième volet de Ni bruit ni fureur est dédié aux disparus. L’auteur leur construit un ossuaire. Y cohabitent tous ceux qui restent indéfectiblement présents à ses côtés. Il y a là des dizaines de défunts, de Ginsberg à Criel en passant par Tzara, Brautigan, Lennon. Leurs os assemblés forment un imposant terril blanc.

« les os de tous les morts classés dans
la cathédrale de mon esprit ensevelis
dans les matières grises de mon crâne »

Un hommage plus intime est consacré à Christophe Tarkos, dans un long texte-collage conçu à partir de lettres postées par ce dernier entre 1994 et 1999, juste avant qu’internet ne remplace la correspondance papier.

« Marseille, 25 janvier 1996, Tarkos écrit que, dans les gravats, il a son adresse en construction qui temporise.

Paris, 27 mars 1996, Tarkos écrit qu’il part faire une lecture et que des fois les mots les plus simples on peut pas les lire.

Marseille, 11 avril 1996, Tarkos écrit qu’il travaille, et qu’il en est heureux, et que c’est heureux, receveur (en tee-shirt) – auxiliaire (pas encore titulaire) bas de l’échelle – de la gare de Meyrargues et que Micha chante avec les Kirghizes dans le soleil couchant du port. »

C’est une somme foisonnante, ouverte, offrant des formes variées, que nous propose à nouveau Lucien Suel. Il fouille, bouge, traverse nombre de paysages, fixe la ligne d’horizon, la franchit fréquemment, saute les frontières, porte un regard attentif et fraternel sur tous ceux (vivants et morts) qui l’accompagnent sur les routes des Flandres, de Picardie, d’Artois (et d’ailleurs) qu’il fréquente assidûment.


Lucien Suel : Ni bruit ni fureur, La Table ronde (175 pages, 16 €)

Lucien Suel publie parallèlement Angèle ou le syndrome de la wassingue aux éditions Cours toujours. Un roman empreint de fraîcheur et de malice, conçu autour de la personnalité attachante d’Angèle, une petite fille rêveuse et émerveillée, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds sur terre, et les mains dans l’eau, tout particulièrement quand il s’agit de mouiller et d’essorer la wassingue (la serpillière).