jeudi 12 septembre 2019

Johnny Onion descend de son vélo

De 1820 jusqu’à la fin du vingtième siècle, des milliers d’hommes de la région de Roscoff firent la navette entre petite et grande Bretagne en sillonnant à pied ou à vélo les routes et les rues de l’Angleterre, du Pays de Galles ou de l’Écosse pour y vendre, au porte à porte, leurs oignons rosés. Là-bas, on les surnommait les Johnny Onions. C’est en pensant à eux, et tout particulièrement à ceux qu’il a eu l’occasion de rencontrer jusqu’au début des années 1970, que Paol Keineg a créé le personnage de Johnny Onion qu’il présente, page après page, en une suite de soixante-et-onze poèmes qui, assemblés, dessinent le portrait d’un homme avisé et malicieux. Celui-ci se nourrit de tout ce qu’il découvre. Il pédale en s’interrogeant sur les multiples aléas de la vie ordinaire et sur les insolubles questions qui taraudent tout être humain.

« La vie à vélo
quand on se nourrit de patates
est une vie d’élévation perpétuelle.
Du haut de la machine
les yeux voient loin,
le nez recherche les odeurs de cuisine
et de chambre à coucher. »

Johnny Onion regarde son ombre qui s’allonge sur la route. Parfois « l’ombre fume après la pluie ». Il s’arrange pour tenir en équilibre sur son vélo chargé d’oignons tressés. Il file nez au vent et voit ses pensées volages le dépasser en chemin. Elles se promènent au-dessus du bitume, ouvrent des fenêtres dans sa mémoire, se souviennent des seins lourds de Marilyn Monroe ou du vert moucheté de l’œuf de la merle avant de s’attarder, sans crier gare, sur la longue langue rouge du chien ou sur « le jeu multicolore des épingles en plastique » accrochées sur le fil à linge. Johnny est un penseur étonné, doté d’une grande vivacité d’esprit.

« Le monde est une chaîne de vélo
qui saute
quand on est à la peine dans la côte
et que la pluie
pénètre par la bouche grande ouverte. »

Il dialogue régulièrement avec son compère Lakez Du. Et quand il ne le fait pas, il se tourne vers des écrivains qui lui sont, un jour ou l’autre, entrés dans la tête et avec lesquels il entretient d’épisodiques relations. « Il pédale à portée des grands auteurs » et ne se sent en rien écrasé par « leurs phrases splendides et (…) leurs sophismes ».

« Johnny Onion dit à Lakez Du
qui roule une cigarette :
un homme de mon âge
tant qu’il n’aura pas vécu à perte
ira puiser dans les cailloux
la force du déraisonnable. »

Derrière Johnny Onion, il y a évidemment le regard subtil et la poésie très efficace de Paol Keineg. Il mêle (avec finesse, légèreté et humour) anecdotes, réflexions, observations, interrogations, scènes de la vie quotidienne, couleurs du ciel, variations des paysages, humeurs changeantes des oiseaux et bien d’autres choses encore pour bâtir un livre d’une fraîcheur stimulante. Il continue, comme dans ses précédents titres, de bouger, de bouturer, de revivifier son texte. Il va là où ne l’attend pas (1), défriche sans relâche et poursuit, amplifie son œuvre en gardant intact et solide le lien qui le relie à cette terre qui le porte. Et sur laquelle ont vécu, il n’y a pas si longtemps, Johnny Onion et ses semblables.

Paol Keineg : Johnny Onion descend de son vélo, éditions Les Hauts-Fonds.

(1) Il le prouve à nouveau avec Korriganiques, suite de treize poèmes, accompagnés de treize gravures de Nicolas Fedorenko, récemment publié aux éditions Folle Avoine.

lundi 2 septembre 2019

Jeanne ne conduit pas

C’est bien connu : la mort vient souvent quand on ne l’attend pas. Elle débarque à l’improviste, sans s’annoncer. Comme si elle aimait surprendre son monde. C’est ainsi qu’elle a procédé avec le mari de Jeanne. Elle l’a fauché avec brusquerie, le faisant tomber raide, le visage dans la neige, alors qu’il s’apprêtait à sortir le sapin de Noël du coffre de la voiture. Rupture d’anévrisme à soixante-dix-huit ans. Jeanne a capté la scène dans le rétroviseur. Et a instantanément compris que la fête n’aurait pas lieu. Ou alors a minima, après les pleurs, les funérailles, les condoléances et la remise des cendres. Qui seront rassemblées dans une urne qui finira bientôt « dans un petit placard à la maison, sous le téléphone ».

« Dans la salle à manger, ce qu’elle remarque tout de suite dans la pénombre, c’est la petite lumière rouge du répondeur téléphonique. Quinze messages au-dessus de l’urne funéraire. Quinze messages qui semblaient s’adresser à cet homme en cendres qui ne répondait pas ».

Désormais seule, Jeanne – qui habite dans le village de Boisse en Dordogne – éprouve le besoin de bouger, de ne pas s’en remettre au discours de ses enfants qui aimeraient tant lui dicter son comportement et la voir s’accommoder de sa condition de veuve en attendant de rejoindre celui qui n’est plus. C’est dire si la proposition de Denise, qui l’invite à l’accompagner pour une escapade de quelques jours loin de leurs pénates, tombe à pic. Elles n’ont pas le permis de conduire mais peu importe. Il n’y en a pas besoin pour piloter la voiturette jaune citron à toit ouvrant de son amie d’enfance.

Avant le voyage, elle s’en invente un autre, plus secret, plus intime. Elle le fait en songeant à son départ. Des fragments de mémoire se superposent au présent. Ils viennent de loin. Font apparaître le visage d’un amant. Puis celui de son mari, rencontré dans une foire aux bestiaux. Elle revoit également sa chambre d’enfance. Son père, sa mère. Elle circule dans le temps, y retrouve quelques moments de son existence ainsi que d’autres, pas encore accomplis, qui vont sans doute jalonner son périple.

« Denise est à l’heure. Elle entre sans frapper dans la maison de Boisse. Elle passe près du sac à dos fièrement debout dans le couloir. Elle marche vers la scène de la grande salle à manger en fouillant sans raison dans son sac ventru pour se contenir. Hôtel California, la chanson des Eagles, passe à la radio. Elle traverse la cuisine. Il y a une bouteille de rosé débouchée sur la table, près d’un bouquet de fleurs. Jeanne a l’intention de fêter ce départ. La télévision est allumée. Son coupé. Jeanne, maquillée comme à son habitude, est immobile, les yeux dans le vague. »

On dirait que Jeanne est partie avec un peu d’avance. La suite de son histoire est dans le livre de Joël Bastard. Qui nous dit que la mort, en plus d’être imprévisible, est dotée d’une belle imagination. Il sollicite au passage celle du lecteur. Il lui donne quelques indices. Et porte, comme dans ses précédents livres, notamment dans Des lézards, des liqueurs, son dernier ensemble de poèmes publié chez Gallimard en 2018, une attention particulière aux paysages et aux rivières. Ses personnages les découvrent et les sillonnent avec leur regard et leur vécu. A commencer par Jeanne. Qui fait route route vers l’inconnu.

Joël Bastard : Jeanne ne conduit pas, Éditions Esperluète.

De Joël Bastard, vient également de paraître Halva, loukoum et camembert aux éditions La Passe du vent. Ce livre est le fruit d’une résidence d’auteur qu’il a effectuée à Vaulx-en-Velin.

lundi 26 août 2019

Comme une promesse abandonnée

« On ne possède rien, jamais, / qu’un peu de temps ». Choisir d’ouvrir son livre avec cette citation de Guillevic n’a rien d’anodin. C’est ce que l’on met dans ce « peu de temps », sachant qu’on ne maîtrise pas grand chose, et ce qui reste au bout du compte, de bon ou de négatif, qu’interroge Mireille Fargier-Caruso. Elle le fait avec humilité et inquiétude. Le monde meilleur qu’elle (comme tant d’autres) espérait voir venir a bel et bien laissé place à un autre, tout aussi dur que ceux qui l’ont précédé. Le constater ne veut pas dire qu’elle baisse les bras.

« Malgré les gestes ankylosés
les balafres
le noir
la boue
ne pas toucher le fond »

Elle garde les idées claires et l’esprit ouvert à ce qui, au détour d’un regard, d’un paysage, d’une information, d’une rencontre, d’un rappel de mémoire, peut faire naître le poème. Le désir de goûter pleinement tout instant donné (ou gagné) qui surgit à l’improviste devient un réflexe vital. Elle s’y appuie. S’attache à garder intacts des moments fondateurs, des faits précis, dont certains liés à l’enfance, qui résistent au temps et aident à mieux vivre au présent. Les années passant, s’empilant, elle sent que le corps s’érode lui aussi. Pas assez cependant pour entamer son énergie. Celle-ci est un précieux antidote au désarroi.

« il nous faut vivre avec ses failles
chercher dans nos voyages des indices
pour avoir raison d’espérer »

Si Mireille Fargier-Caruso essaie de ne pas se laisser submerger par le réel, elle n’en reste pas moins effarée par l’inhumain qui gagne. Elle le dit avec ses mots. Avec précision et sans emphase. Elle sait qu’ils ne suffisent pas et qu’il y a sans doute de l’impuissance a, simplement, constater. Mais noter, dénoncer, poser des textes qui s’ouvrent et questionnent les sens en assurant que rien n’est inéluctable (« l’espoir rebondit toujours ») est aussi une façon de résister.

Mireille Fargier-Caruso : Comme une promesse abandonnée, éditions Bruno Doucey.

mercredi 14 août 2019

Le nuage et la valse

Le nuage et la valse, le grand livre du journaliste et écrivain tchèque Ferdinand Peroutka (1895-1978), publié en 1976 à Toronto, est enfin traduit en français. On peut se demander, après lecture, comment un texte d’une telle ampleur, a pu rester aussi longtemps hors de portée des éditeurs hexagonaux.

L’histoire débute à Prague, dans la soirée du mercredi 14 mars 1939. Des gens aisés ont l’habitude de se retrouver au restaurant Le Baroque. Il y a là les banquiers Karel Novotny et Arnold Kraus, les époux Mautner, le docteur Pokorny et sa femme. Ils jouent au bridge dans une ambiance agréable tandis que dehors souffle un vent violent. Ce vent, qui ne cesse de s’amplifier au fil des heures, les obligeant à rentrer chez eux sous la neige, n’est rien à côté de ce qu’ils vont très bientôt devoir subir. Ils ne l’apprendront que le lendemain au réveil. Durant la nuit, les allemands ont envahi le pays et pris possession de la ville de Prague.

« Un tank gris s’avançait vers leur rue. Déjà ? Un moment, le tank fut tout seul. Puis il y eut beaucoup de tanks, ils passaient dans les flaques d’eau, écrasaient les tas de neige. Dans la tourelle de chaque tank, un officier debout, bien droit, regardait devant lui. »

Novotny, qui s’apprêtait à partir en vacances à la montagne avec sa fiancée, range ses skis et se rend à la banque pour savoir quoi faire. Le directeur leur dit que la monnaie reste forte et qu’il n’y a rien à craindre mais ce n’est pas cela qui les préoccupe. Tous sont inquiets, notamment Kohn, qui est juif, et Kraus qui, s’étant fait baptisé et étant marié à une blonde catholique, pense ne plus l’être mais sans en être vraiment sûr. Le docteur Pokorny est, quand à lui, appelé en urgence par la voisine du dessus dont le mari, cardiaque, vient de mourir dans sa baignoire en captant la nouvelle à la radio. Plus tard, les joueurs de cartes apprendront que les époux Mautner se sont suicidés peu avant l’aube.

Les jours et les mois qui suivent sont semblables à ceux que vivent tous les habitants des pays occupés. Le drapeau nazi flotte partout. Tout le monde doit le saluer. Les soldats patrouillent. Hitler se fait photographier au Château. Les arrestations se multiplient. Novotny, autour duquel se tisse le roman, n’est pas épargné. Il n’a rien fait mais il a la malchance d’avoir un homonyme qui est militant communiste. On l’emmène dans une prison de banlieue. Persuadé que la méprise sera vite découverte, il décide de pas faire de vagues. Quelques jours plus tard, on le fait monter dans un train. Puis dans un autre, cette fois non muni de banquettes pour s’asseoir, qui le conduit, avec des centaines d’autres, dans un camp de concentration où il restera jusqu’à la fin de la guerre.

Ferdinand Peroutka s’immerge dans le conflit à la manière d’un journaliste. Il s’en tient aux faits tout en multipliant les angles de vue. Il ne s’attache pas uniquement au détenu Novotny. Il déplace son regard. S’intéresse à de nombreux personnages. D’abord dans le microcosme des camps où il parvient à rendre perceptible l’existence des uns et des autres. Il s’arrête sur les discussions, les silences, les corps malades, les coups, les morts, les brimades, les atrocités et les petites lâchetés ordinaires. Il opère comme s’il tenait une caméra à l’épaule. Il bouge dans le temps et dans l’espace. Dit ce qui se passe à Prague (où la vie continue, sans Kraus et Kohn, aux aussi raflés par la Gestapo) mais également sur le front de l’Est, à Berlin, à Londres ou même dans le nid d’aigle d’Hitler. Ce qu’il donne à lire, en une vaste et terrible fresque, c’est la guerre vécue du dedans, jour après jour. Il le fait en posant son texte, en ciselant les dialogues qui l’enrichissent, en ne lâchant aucun des protagonistes qui apparaissent ou disparaissent au fil du roman. Il les présente tels qu’ils sont. La plupart vont mourir. Ce ne sont pas des héros mais simplement des hommes et des femmes qui cherchent à sauver leur peau, et pour certains leur honneur.

Peroutka ne juge pas. Il a conscience que la faiblesse est inhérente à la nature humaine. Persécuté par le régime nazi en raison de ses convictions démocratiques, il a lui-même été déporté à Dachau puis à Buckenwald. Le nuage et la valse s’appuie sur les journaux qu’il a tenu pendant sa détention, de 1939 à 1945. L’ensemble (une somme de 570 pages) est constitué de quatre livres qui vont des débuts de la guerre à la débâcle allemande.

« Les écrivains parleront de cette époque pendant des décennies. Ils ne sauront pas tout. Ils découvriront beaucoup de choses grâce à des photographies, mais il leur manquera les détails. Ils ne sauront pas qu’un coq a chanté au moment où un homme vivait ses derniers instants. »

Le texte est habité par une tension extrême. Soutenue par un rythme d’une incroyable fluidité, dû au style percutant adopté par Ferdinand Peroutka, elle ne se relâche jamais. Vaclav Havel considérait Le nuage et la valse comme l’un des plus importants des romans tchèques. Il s’ouvre, en réalité, bien au-delà des frontières de ce pays. C’est un livre majeur. Qui plonge dans la grande histoire en suivant le quotidien de ceux qui furent, d’une façon ou d’une autre, pendant et après la guerre, dans tous les pays d’Europe et même au-delà, les victimes du nazisme.

Ferdinand Peroutka : Le nuage et la valse, présenté et traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel, éditions La Contre Allée.

vendredi 2 août 2019

Voguer

Chacune des cinq séquences qui composent ce livre s’ouvre par une prière adressée à un personnage dont le prénom apparaît en titre. Les deux premières évocations – celles de Venus Xtravaganza, « fille de la maison Xtravaganza, retrouvée morte dans sa chambre d’hôtel en 1988 » et de Pepper LaBeija, « mère de la maison LaBeija, décédé au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003 », permettent de comprendre ce que le terme « Voguer » exprime ici.

Il fait référence au "Voguing", (la vogue), danse née sous forme de compétitions, en suivant le principe des défilés de mode, chacun/chacune représentant sa maison, dans les bals gays et trans-sexuels organisés par la communauté LGBT afro-américaine et latino à New York dans les années 1980. La caméra de la documentariste Jennie Levingston a capté quelques uns de ces bals pour Paris is burning, film où l’on retrouve Venus Xtravaganza et Pepper LaBeija, qui furent deux des figures emblématiques du mouvement.

Marie de Quatrebarbes a choisi de les célébrer en leur dédiant des pages où se mêlent poèmes et récits et en leur donnant la parole par delà leur disparition. Tous les personnages, les deux premiers comme les autres, à savoir Thérèse, « le garçon disparu à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017 », l’amant de Ninetto (Pasolini), assassiné sur la plage d’Ostie en novembre 1975 et Heinrich, en qui l’on reconnaît le poète et dramaturge allemand Kleist, furent des étoiles filantes. Leurs ailes ébréchées les ont portés tant bien que mal. Il en va de même pour leur corps. Tous sont morts prématurément, souvent de façon violente, laissant derrière eux des traces de lumière toujours perceptibles. Ce sont celles-ci que Marie de Quatrebarbes explore en s’aventurant avec tact dans les sinuosités de ces vies menées avec la détermination que possèdent tous ceux et celles qui ne peuvent avancer qu’en faisant coïncider leur corps et leur être intime.

« Je crois que la partie de ma vie qui était la plus secrète, un ruban de peau chiffonné, une citadelle, un cerveau, est à présent refermée

Je ne sens plus cette épine que je portais dans ma chair et qui me faisait pleurer »

Ces vies ont été menées avec vivacité et grande intensité. Elles donnent à voir des corps en mouvement, des corps mus par des pensées, des désirs, des envies de création et de liberté qui ne peuvent s’exprimer qu’en brisant les cadenas qui les ceinturent. Les scellés ont parfois été posées dès la naissance et les faire sauter n’était possible qu’en adoptant une démarche radicale. Afin de pouvoir se glisser dans les failles ainsi ouvertes.

« Ce n’est pas arrivé en un jour, il a fallu pousser lentement, doublement, comme des rameaux se rejoignent au-dessus d’une tombe ou d’un lit, mais il n’est pas indispensable de se sentir extraordinaire pour survivre »

Tous ces parcours, en ce qu’ils ont de plus secret, sont construits avec sensibilité et empathie. Marie de Quatrebarbes n’oublie pas d’évoquer les liens ténus qui relient ces êtres au monde qui les entoure. Non pas à celui qui génère la violence (celui-là, ils l’affrontent en permanence) mais à l’autre, celui qui les aide à se situer dans un environnement (végétal, minéral et animal) plus apaisant. C’est un cheminement existentiel qui s’avère essentiel. Il va de pair avec la plénitude du corps qui se libère de ses entraves.
« Je voudrais me déplacer sur un char tirés par des moineaux fornicateurs, dans la prairie, je voudrais être cette petite fille blanche, riche et gâtée »

 Marie de Quatrebarbes : Voguer, éditions POL