Voici le livre idéal pour se familiariser avec l’œuvre foisonnante de
Lionel Bourg. Ces chemins de traverses, empruntés durant les quinze
dernières années pour aller vers les autres, en particulier les
écrivains, les peintres, les poètes, les photographes, lui donnent
l’occasion de se dévoiler plus amplement en offrant de nouvelles pièces
au grand puzzle autobiographique qu’il construit inlassablement. Il
s’appuie, pour cela, sur ceux (il n’a que l’embarras du choix) qui ont
le don de le booster, de le faire sortir de la monotonie, de l’éclairer
aussi, de le conforter dans ses choix, d’ouvrir de nouvelles brèches et
de lui insuffler un peu de leur énergie.
Ses phrases sinueuses nous portent d’emblée au cœur du texte, ou
plutôt des textes puisque ce volume en comporte 40, qui vont de l’essai
au récit en passant par le poème. Parler des autres nécessite de dire
d’où l’on s’exprime, qui on est et quel est le cheminement qui nous a
conduit vers tel ou tel artiste. C’est ainsi que procède Lionel Bourg
pour évoquer ceux qui sont devenus au fil du temps, qu’ils soient
d’aujourd’hui ou d’hier, ses compagnons de route. Certains ne dorment
que d’un œil sur sa table de chevet. C’est le cas du poète, essayiste
et journaliste Charles Morice (1860-1919) dont il dresse un très beau
portrait, redonnant vie à cet esprit curieux qui permit à Verlaine de
découvrir Tristan Corbière.
Les livres de Léon-Paul Fargue, l’arpenteur des rues parisiennes, ne
sont jamais loin. Ceux de Rousseau, de Proust, de Breton, de Nicolas
Bouvier ou de Michèle Desbordes non plus. Leurs différents textes et
leurs itinéraires de vie s’entremêlent et l’écrivain prend plaisir à y
flâner pour mieux les retrouver.
« Inépuisable Proust.
Rouvrant Du côté de chez Swann, relisant avec délectation la préface à Sésame et les lys,
on serait en droit de se demander pourquoi, après tant d’articles,
d’exégèses ou d’analyses, de méditations, de controverses, l’œuvre du
"petit Marcel" s’obstine à faire couler une telle quantité d’encre,
l’inflation des études consacrées au plus célèbre des asthmatiques ne
réussissant pas à provoquer le krach littéraire que bien des critiques
s’étaient plu à pronostiquer. »
Plusieurs poètes contemporains sont également présents. Ils le sont
parce qu’ils parviennent à l’émouvoir, à l’étonner, à le surprendre par
la percussion de leurs poèmes et on se dit que c’est sans doute du
côté de ces discrets qu’il faut aller voir, si l’on veut découvrir
quelques voix fortes et singulières, comme le sont celles d’Olivier
Deschizeaux, de Patrick Laupin, de Thierry Metz (1956-1997) ou encore de
Werner Lambersy (1941-2021).
« Il y a, dans la poésie d’Olivier Deschizeaux, une telle intensité,
un tel remue-ménage de sensations, physiques, spirituelles, une telle
amplitude morale enfin que, de galopades phonétiques en embrasements,
d’images tranchantes en brusques changements de cap – ruptures,
convulsions au sein de la syntaxe, épiphanies brutales de contradictions
aussitôt abolies – le langage semble passer sous nos yeux avec armes et
bagages du côté du vertige. »
Si les poètes et les écrivains ont la part belle dans ce livre,
(impossible de les citer tous), les peintres et photographes ne sont
pas en reste. Ils se nomment Paul Rebeyrolle, Alain Bar, Alain Boggero,
Yves Henry, Anne-France Frère, Thierry Azam, etc. Lionel Bourg les
côtoie depuis longtemps, leur offre parfois ses mots, visite des
ateliers, des expositions, y trouvent matière à explorer différemment
l’acte créatif, à voir surgir l’inconnu.
S’il invite, tout au long de son livre, ces différents créateurs à
l’accompagner, s’arrêtant sur leurs travaux achevés ou en cours, il
note également ce qui, dans leurs réalisations, touchent et aiguisent,
sans qu’ils s’en doutent, sa propre sensibilité, ses émotions
impossibles à refréner et les éléments épars qui fondent sa
personnalité et influent sur son écriture.
« "J’ai l’âme charbonneuse", ai-je confié dans un livre.
L’âme rétive. Chagrine.
Captive des bois touffus où je crus m’évader. Dans cette rue cafardeuse,
aussi, désespérante, ne desservant qu’une succession de monotones
vestiges industriels. Cette avenue sans joie, sans horizon qui,
toujours, inéluctablement, débouchait sur l’entrée du cimetière. Jeudi.
Ou samedi. Dimanche. La main dans celle de maman, j’obéissais à sa
volonté déchirante, fleurissant de mes larmes la tombe de mon frère.
Écrire, c’est le fonder, l’enraciner ce lieu. »
L’écriture de Lionel Bourg naît tout à la fois du présent et de la
mémoire. Elle est ancrée dans les paysages qui lui sont chers, notamment
les monts du Forez et l’ancien pays minier. Elle dit la vie rude de
ceux qui gardent la tête haute face à l’adversité, notamment les hommes
et les femmes de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses
parents. Elle exprime le combat, la révolte, la rébellion mais aussi la
tendresse, la douceur, la bienveillance. Elle porte en elle de longs,
lancinants chants qui se rapprochent parfois de ces blues percutants,
nés dans les plantations de coton du delta du Mississippi, qu’il aime
tant écouter.
« Bon voyage ! », dit-il en préface, nous invitant à emprunter ces multiples et passionnants Itinéraires de délestage
pour côtoyer tous ceux, toutes celles qui le font vibrer , lui qui
poursuit, depuis des décennies, l’écriture d’une autobiographie qu’il ne
peut concevoir qu’en célébrant les autres.
Lionel Bourg : Itinéraires de délestage, Le Réalgar