jeudi 7 octobre 2010

Écrivains

Si Lutz Bassmann et Manuela Draeger (que l’on croisait déjà, bien avant leurs premières publications, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (éd. Gallimard, 1998) sont peu à peu devenus auteurs à part entière, il n’en va pas de même, en tout cas pas encore, pour ceux qui se retrouvent au coeur du dernier livre d’Antoine Volodine. Qu’il ait choisi de lui donner pour titre Écrivains ne surprendra pas ceux qui fréquentent son univers depuis près de trois décennies. Chez lui, les personnages, qu’ils soient exclus, condamnés, hallucinés, en souffrance, en transe ou même morts, se lancent souvent dans des fictions inachevées. C’était notamment vrai dans Lisbonne, dernière marge et dans Des anges mineurs. Ce l’est également ici. Les écrivains qu’il nous propose de suivre ont des parcours et des œuvres tragiques. Ce qui ne les empêche pas de vibrer, de résister et de se frotter à une langue qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

Ainsi l’analphabète Kouriline. Celui-ci, « touché par l’exigence de l’écriture » mais incapable d’assembler deux phrases de suite, finira par évoquer oralement, devant un auditoire composé d’un bout de bois, d’une quille et d’une collection de débris de ferraille ramassés dans une déchetterie, les dissidents exécutés par Staline le jour même, et sur le lieu même, de sa naissance.

« Avec ce discours au bout de bois, Kouriline ce matin-là entame la scansion de son œuvre unique mais considérable, qui fera de lui un des écrivains les plus méconnus de son siècle et, si l’on se réfère à une périodisation précise, sans doute l’écrivain le plus ignoré de la perestroïka, celui qui, à l’évidence, aura laissé le moins de traces dans le monde de la vaine parole. »

Il arrive que tel ou tel écrivain s’exprime tout en étant déjà mort. C’est le cas de Maria Trois-Cent-Trois. Son corps vient de lâcher. Elle court dans le noir. Elle est nue. Le lama qui devait s’occuper d’elle à l’institut médico-légal est mort lui aussi. Elle court pour se rendre à un colloque où elle doit donner une conférence sur « la théorie de l’image ». C’est ce qu’elle fait. Dans l’obscurité totale.

« A la fin, du moins dans notre monde post-exotique, il n’y a pas non plus de verbe. Comme au début, il n’y a pas de verbe. Seule l’image compte. »

L’humour, teinté de noir, celui du désenchantement, voire du désespoir, ce trait si spécifique qui  faisait dire, il y a peu, à Pierre Michon qu'il aimerait que ses "récits aient la fulgurance, la justesse, le tremblement à la fois désespéré et secoué de rire de ceux d'Antoine Volodine," cet humour est parcimonieusement présent dans Écrivains. Il vibre plus fort dans l’un des sept chapitres, celui intitulé Remerciements, qui permet à l’auteur inconnu, et néanmoins prolifique, de Rendez-vous chez les Boyols (ou de Chaos en Kirghizie, ou de Titanic à bâbord, ou de Orage sur Madeleine Polpot, etc.) d’exprimer sa reconnaissance envers tous ceux qui l’ont aidé à poursuivre son œuvre invisible.

« Il me semblerait injuste de ne pas mentionner, en bonne place parmi les personnes à qui je veux exprimer ici ma gratitude, le chien Ramsès de ma sœur Birgit, qui plusieurs fois m’a averti de l’approche d’importuns, et, avec une intelligence rare, les a tenus à distance, le temps que je me cache dans la chambre d’amis pour y faire le mort. »

La figure de l’écrivain décrite ici, sept fois de suite, par Volodine est plus proche qu’il n’y paraît d’une réalité évidemment assez peu visible. Ce n’est pas celle du poseur, du romantique, de l’inspiré, de l’aspiré, du murmurant auréolé de grâce soudaine mais celle, vibrante, tenace, ténue, tonique, d’un inconnu qui a souvent tout perdu (y compris ses dernières illusions) mais qui, loin de se résigner, a choisi de se battre, de s’exprimer, de trouver des failles, de s’y faufiler et de sortir, même en morceaux, par fenestrons et meurtrières, de son enfermement.

Antoine Volodine : Écrivains, éditions du Seuil.

lundi 4 octobre 2010

Onze rêves de suie

Manuela Draeger, auteur de romans pour adolescents à L’École des loisirs, est également l'une des voix du "post-exotisme".  Délaissant cette fois la littérature jeunesse et laissant au repos son héros récurrent Bobby Potemkine, elle publie Onze rêves de suie aux éditions de l’Olivier. L’histoire, portée par des acteurs très jeunes, permet de découvrir les liens fraternels et parfois même féeriques qui unissent spontanément les personnages en présence.

Le livre débute au moment où une opération gauchiste, organisée à l’occasion d’une manifestation interdite, "la bolcho pride", tourne mal. L’un des jeunes du groupe, Imayo Ozbeg, est en train de brûler dans un bâtiment en flammes où ses camarades orphelins se retrouvent également piégés.

« Ton nom est Imayo Ozbeg. Nous avons été élevés dans le même dortoir. Tu es en train de brûler. Je vais à toi. En ce moment nous allons tous vers toi. Mes souvenirs sont les tiens. »

Ce sont ces souvenirs accumulés durant les années passées à l’orphelinat qu’ils convoquent et racontent, allant parfois jusqu’à les réinventer pour redonner plus d’éclat aux images de fêtes colorées de rires et d’utopies qui jaillissaient jadis, vers la mi octobre, lors du défilé annuel de « la Fierté bolchevique ».

« Pendant une semaine ou deux, l’atmosphère changeait à l’intérieur du cadre familial et dans le ghetto. L’accablement était mis entre parenthèses. La sensation de n’avoir aucun avenir s’estompait. Nous avions tous soudain la certitude d’appartenir à une collectivité de braves, de prolétaires vaillants, lucides, optimistes… »

Maintenant que cela n’existe plus, et alors que leur ami Imayo Ozbeg brûle toujours, ils se remémorent ces morceaux d’enfance. Ils y mêlent les contes qui les faisaient vibrer, en particulier ceux attribués à Marta Ashkarot, une éléphante sans âge qui continue – et continuera – de se déplacer d’existence en existence.
Ces renvois au passé ont lieu au cœur du brasier, où ils finissent, envahis par les flammes, par échanger leurs identités. Un instant plus tard, alors que leurs mémoires et leurs corps s’assemblent, les métamorphosant en cormorans étranges, leur permettant de cheminer, sans se perdre, durant le « long trajet dans l’inexistence » qui les attend, le feu n’à plus grande importance pour eux.

« Les torches se froissaient et se défroissaient avec une grande lenteur. La température était agréable. Tout était immobile. Nous avions replié nos ailes le long de nos flancs et, conscientes que nous ne verrions jamais plus ni l’homme que nous aimions, ni la neige, ni la nuit, nous sentions des larmes couler sous le duvet de notre visage. »

Manuela Draeger : Onze rêves de suie, éditions de l'Olivier.

vendredi 1 octobre 2010

Les aigles puent

Lutz Bassmann publie Les aigles puent chez Verdier. C'est son troisième livre chez cet éditeur. On sait que derrière l'écrivain, qui appartient, tout comme  Manuela Draeger et  Elli Kronauer, à une communauté d'auteurs imaginaires, se trouve Antoine Volodine.

Lutz Bassmann intervenait déjà - en tant que signataire mais aussi comme principal narrateur - dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, ouvrage de Volodine publié chez Gallimard en 1998. Son nom apparaît également, mais  subrepticement, dans Des anges mineurs (Le Seuil, 1999)...

L’histoire  qu'il signe ici est implacable. C’est celle d’un homme qui, ayant dû s’absenter, retrouve à son retour une ville détruite, fumante, irradiée.

« Les bombardements qui détruisirent la ville eurent lieu un jeudi, alors que Gordon Koum était en mission à l’extérieur.
Il était allé tuer quelqu’un. C’est pour cette raison qu’il avait survécu. »

Hormis un fou installé à cheval sur un rebord de fenêtre et une grappe d’individus perdus « dans les restes du ghetto », il n’y a plus de silhouettes humaines en vue. Des ruines charbonneuses, des tranchées, des crevasses, des plaques et des croûtes noircies remplacent l’ancienne ville. C’est dans ce décor crépusculaire que se déplace Gordon Koum. Il marche sur un sol incertain. Dessous, il y a « le monde des morts ». Il y a ses enfants, sa femme, ses camarades disparus. C’est pour eux qu’il avance dans les décombres. Il le fait juste avant de mourir. Il déblaie, il creuse, il s’épuise et bientôt se pose sur une pierre moins calcinée que les autres. Il s’assoupit, pétrifié, faisant presque partie du paysage jusqu’à ce que, dessillant ses paupières endommagées par les gaz toxiques, il découvre deux minuscules présences debout à ses côtés. Il y a là un rouge-gorge et un pantin « raciste originaire des temps historiques » dont seule la tête n’a pas été carbonisée.

« Gordon Koum était ventriloque. Dans la vie, jusqu’à cet instant, ce don ne lui avait pas procuré grand-chose, sinon des ennuis avec les autorités. »

Cette fois, ce don va enfin lui permettre, via le pantin et le rouge-gorge, de s’adresser à ses proches et de leur raconter des histoires qui, mises bout à bout, vont retracer la vie de quelques uns de ceux qui s’entraidaient et résistaient dans ce lieu désormais anéanti.

Il faut se souvenir, faire rire, percer le secret des « indomptables » qui vivent encore, mais d’une autre manière, en leur redonnant voix sous les cendres. Pour cela, la présence d’un ventriloque est idéale. C’est ce que prouve en ses dernières heures Gordon Koum. C’est ce que narre Lutz Bassmann. Et c’est ce qu’il donne à écrire à son porte-parole Volodine pour que sa voix, l'une de celles du "post-exotisme",  vive et vienne jusqu'à nous.

" Pour le reste, pour les phrases qu’il produisait en son nom propre, on ne sait trop s’il les prononçait réellement, ou s’il se contentait de les recevoir en lui comme des pensées devenues paroles. "

Lutz Bassmann : Les aigles puent, éditions Verdier.

vendredi 24 septembre 2010

Totems d'ailleurs

Brume sur le port de Doëlan. Grisaille tout autour. Blues rincé des fins de nuit. On distingue à peine les chalutiers qui goûtent, à quai, quelques instants de répit avant le grand départ. Parmi eux, l'Ikaria, le bateau d'Alain Jégou, ne passe pas inaperçu. Couleurs vives et nom d'île Grecque. Comme un espoir limpide, une traînée de soleil dans les eaux troubles, une signature vive, parée pour un ailleurs lointain, au milieu des autres appellations contrôlées et dictées par les seules affinités locales des hommes.

Jégou ne sacrifie pas aux réflexes en vigueur. Il trace sa route à l'écart. Seul et libre de dire (faire) ce qu'il veut comme il l'entend. Ses Totems d'ailleurs, publiés il y a près de vingt ans, en constituent une (é)preuve de plus. L'une des pièces essentielles de l'oeuvre éclatée d'un poète qui fixe chaque jour une ligne d'horizon qui se brouille au fur et à mesure qu'il s'en approche. Chez lui, les mots ont du cambouis sur les hanches. Le verbe griffe, pince, caresse, cogne et s'adapte aux éléments...

« Je regarde
jusqu'ailleurs
la débâcle
des fioritures de ciel mal peint
m'empâtent les yeux
cette autre façon d'y croire
comme un écho barbare
dans l'outre bleue du possible
à moins qu'il ne faille
s'y accomoder »

Il conduit son poème à vue. Sa syntaxe ferait grincer les dents des puristes si, par extrême hasard, ils le lisaient. Il alpague l'écume pour qu'elle l'aide à blanchir les ténèbres. Il ébrèche sa bière en allumant un feu de lande sur le zinc du café d'en face. Personne ne s'en offusque. Il demande parfois à la sensualité d'intervenir pour tempérer, un temps, les soubresauts qui agitent en lui le baromètre de l'angoisse. « Le coeur en écharpe autour du vide », Jégou reste ce très lucide « funambule de l'extase » en haut de la vague. C'est là que Tristan Corbière lui rend visite. Un chien phtisique l'accompagne. Mimy Flaherty suit à dix pas. Tous trouveront peut-être, un jour ou l'autre, refuge sous les ailes des mouettes, dans cette tièdeur ouatée où – dit-on – revit l'âme supposée des marins disparus en mer...

Sans attendre cet épilogue qui (par bonheur) ne viendra pas, place aux dérives silencieuses. Place aux cantiques caustiques barattés d'eau. Place au tempo lancinant qui sait toujours se briser au bon moment. Place au bois rude de l'Ikaria qui s'immisce et fait route entre les pierres rétives qui marquent la sortie des ports de Lorient ou de Doëlan. Juste avant de gagner la haute mer. En laissant, loin derrière, la nuit qui musarde du côté du phare de Pen Men.

Alain Jégou : Totems d'ailleurs, éditions Le Dé Bleu.

lundi 20 septembre 2010

La Femme du métro

À Athènes, dans les années 70, une femme de quarante ans, mariée, mère de deux filles, rencontre chaque soir dans le métro un étudiant d’une vingtaine d’années. Peu à peu, leur relation s’étoffe. Elle finit par se donner à lui, tombe amoureuse puis retrouve ses marques (celles d’une femme installée dans son métier, son couple, sa maison) avant de s’éloigner définitivement. 

Résumée ainsi, l’histoire paraît simple. Décrite, décryptée par Mènis Koumandarèas, l’un des grands prosateurs grecs, elle l’est beaucoup moins. En soixante pages, écrites entre mai et novembre 1975, il ausculte, par petites touches, la réalité de deux parcours qui, s’ils peuvent, lors de brefs échanges, entrer en harmonie, n’ont cependant pas les clefs pour réussir à prolonger leur aventure.

Après avoir montré ce qui rapproche, il s’attarde sur ce qui sépare. Il le fait en gardant à distance l’effusion des sentiments et en ajoutant toujours un peu plus de détails au huis clos singulier qui a parfois lieu au milieu des autres, dans le brouhaha du métro ou dans celui d’un café. Ce faisant, il développe ses thèmes de prédilection, notamment ceux cités par Michel Volkovitch, traducteur (et par ailleurs animateur de la collection Grèce pour publie.net), en postface. Il aborde ainsi le caractère éphémère qui entoure toute sensation de bien-être, d’espoir, de bonheur. Il y accole, décelant çà et là des tensions aux effets parfois cruels, la lente mélancolie et le sentiment de ne pas avoir donné beaucoup d’éclat à sa vie qui habitent en permanence Koùla, La Femme du métro dont il dresse ici un portrait sensible et émouvant.

« C’est vrai, dit Koulà, je ne suis pas entreprenante pour mon âge. Sauf au bureau et chez moi. Tant que je suis dans mes registres ou dans ma cuisine, j’ai l’impression de commander au monde entier. Moi, je suis le même partout, dit-il, chez moi et hors de chez moi. Tu es de la nouvelle génération, voilà tout, dit Koulà en baissant la voix ; si tu me voyais à mon âge aborder les hommes dans la rue, que dirais-tu de moi ? Je dirais que si tu l’avais fait au bon moment, aujourd’hui tu n’en aurais plus besoin. »

Koumandarèas installe son texte dans une ville qu’il connaît bien et où il est assez facile de le suivre, station après station, tant ses indications de parcours s’avèrent précises. Dire l’essentiel en jouant sur la fluidité des phrases et sur la brièveté des dialogues ne lui permet pas seulement de retracer quelques semaines de la vie de cette femme mais également d’effleurer la réalité sociale et politique du pays, de sinuer dans les méandres de la petite bourgeoisie, d’inventer une voie étroite mais sûre, entre l’indifférence des uns et la soif de liberté des autres, au moment même où son livre s’écrit, un an après la fin de la dictature.

Mènis Koumandarèas : La Femme du métro, traduit du grec par Michel Volkovitch,