Brume sur le port de Doëlan. Grisaille tout autour. Blues rincé des fins de nuit. On distingue à peine les chalutiers qui goûtent, à quai, quelques instants de répit avant le grand départ. Parmi eux, l'Ikaria, le bateau d'Alain Jégou, ne passe pas inaperçu. Couleurs vives et nom d'île Grecque. Comme un espoir limpide, une traînée de soleil dans les eaux troubles, une signature vive, parée pour un ailleurs lointain, au milieu des autres appellations contrôlées et dictées par les seules affinités locales des hommes.
Jégou ne sacrifie pas aux réflexes en vigueur. Il trace sa route à l'écart. Seul et libre de dire (faire) ce qu'il veut comme il l'entend. Ses Totems d'ailleurs, publiés il y a près de vingt ans, en constituent une (é)preuve de plus. L'une des pièces essentielles de l'oeuvre éclatée d'un poète qui fixe chaque jour une ligne d'horizon qui se brouille au fur et à mesure qu'il s'en approche. Chez lui, les mots ont du cambouis sur les hanches. Le verbe griffe, pince, caresse, cogne et s'adapte aux éléments...
« Je regarde
la débâcle
des fioritures de ciel mal peint
m'empâtent les yeux
cette autre façon d'y croire
comme un écho barbare
dans l'outre bleue du possible
à moins qu'il ne faille
s'y accomoder »
Il conduit son poème à vue. Sa syntaxe ferait grincer les dents des puristes si, par extrême hasard, ils le lisaient. Il alpague l'écume pour qu'elle l'aide à blanchir les ténèbres. Il ébrèche sa bière en allumant un feu de lande sur le zinc du café d'en face. Personne ne s'en offusque. Il demande parfois à la sensualité d'intervenir pour tempérer, un temps, les soubresauts qui agitent en lui le baromètre de l'angoisse. « Le coeur en écharpe autour du vide », Jégou reste ce très lucide « funambule de l'extase » en haut de la vague. C'est là que Tristan Corbière lui rend visite. Un chien phtisique l'accompagne. Mimy Flaherty suit à dix pas. Tous trouveront peut-être, un jour ou l'autre, refuge sous les ailes des mouettes, dans cette tièdeur ouatée où – dit-on – revit l'âme supposée des marins disparus en mer...
Sans attendre cet épilogue qui (par bonheur) ne viendra pas, place aux dérives silencieuses. Place aux cantiques caustiques barattés d'eau. Place au tempo lancinant qui sait toujours se briser au bon moment. Place au bois rude de l'Ikaria qui s'immisce et fait route entre les pierres rétives qui marquent la sortie des ports de Lorient ou de Doëlan. Juste avant de gagner la haute mer. En laissant, loin derrière, la nuit qui musarde du côté du phare de Pen Men.
Alain Jégou : Totems d'ailleurs, éditions Le Dé Bleu.
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