vendredi 27 mai 2011

America solitudes

James Sacré écrit quelque part dans son livre que celui-ci a « peu à peu fait son chemin ». En réalité, il vient de loin. Il trouve sa source dans de précédents et déjà très anciens recueils. Il y travaillait depuis de longues années, sans jamais perdre le fil, offrant depuis 1991 quelques extraits à lire en revues mais ne dévoilant, finalement, presque rien de la somme que l’on découvre aujourd’hui.

L’ouvrage avoisine les 350 pages. Il est constitué de 47 séquences introduites par des titres souvent très expressifs : Va pas croire que le monde attendait tes mots, Un drôle d’emploi du mot désert, Le roulement des camions dans la solitude à Holbrook, Un peu de maïs et des prières pour la pluie, Façons de fête et pas vraiment à Santa Fe... Chacune d’entre elles marque une étape du périple désordonné que l’auteur et sa femme américaine ont réalisé, au fil du temps, à travers un pays trop vaste pour être écrit et décrit de long en large. Ce n’est d’ailleurs pas ce que recherche James Sacré. Ce qui l’anime, c’est cette nécessité de nouer, où qu’il se trouve, une relation infime entre le monde et les mots en créant un maillage à peine visible mais précis pour relier son regard au paysage et joindre, quand cela se peut, dans l’éphémère, par simples ricochets de la pensée, l’instant présent à un fragment de sa mémoire...

« Le temps parti ailleurs et pourtant là, on l’entendait hier soir à la nuit venue
Remuant dans le feuillage étoilé des touffes de creosotes
Et jusque dans le ciel quasi pleine lune :
C’était pareil qu’à Cougou, entre les granges qu’on ne distingue plus
Et quelques grands arbres.
À cougou où n’importe où.
Quand le monde semble enfin se reposer et penser plus finement. »

Chaque halte est l’occasion de se poser, de se mêler aux autres, de prendre ses marques dans un lieu en n’oubliant pas que celui-ci a une histoire, une mémoire particulière que l’homme de passage ne peut saisir que partiellement. Là où il s’arrête, il regarde, touche, interroge et avance en faisant humblement grincer la langue, notant, écrivant, repérant des détails qui vont l’aider à dire l’endroit en changeant constamment d’angle de vue et en donnant, par le menu, en tâtonnant, en ne négligeant rien, de la densité à ses escales.

On le suit longuement dans les territoires indiens. Il y fait de nombreuses incursions. Sait que l’ancrage initial se trouve là. Loin des clichés. De plein pied dans la réalité. Dans la restitution lente et plus qu’aléatoire et souvent jamais venue des terres confisquées.

« Au pays des Comanches, des Comanches
On n’en voit plus, presque plus.
Les Mohicans sont disparus,
Les Séminoles... et cetera. »

Il associe le lieu où il se trouve et la mémoire, même secrète, et parfois gommée, qui s’y attache. Pour cela, il lit, se documente, engage la conversation. Il fait de fréquents retours en arrière. Et procède plus à la manière d’un peintre (avec carnets, esquisses, croquis, travaux en cours) que du photographe qu’il lui arrive d’être, fixant alors en un quart de seconde un décor qu’il fera ensuite bouger à sa convenance dans les mots.

« À chaque fois que j’ai envie de prendre une photo, ou que j’en prends une
Je "vois" qu’il y aurait un poème à écrire
Mais pas facile de mettre ensemble d’un coup des rythmes et des phrases, et faire en sorte
Que de la figuration y soit en même temps un bon support pour l’imagination
Comme dans une photo. »

Ce pays où le « voilà mal ou bien vivant depuis vingt-huit ans », James Sacré le sillonne en zigzag, avec la lenteur qu’il faut pour s’imprégner des terres, montagnes, déserts et villes où il séjourne, se rendant au café, au restaurant, au musée, au camping, partout où il est sûr de pouvoir rencontrer quelques uns de ceux qui y vivent. Ceux qui ont tant de mal « à mettre ensemble » leurs solitudes.

Le livre est parfois traversé par la présence de son père qui revient, à l’improviste, le saluer là-bas. Soulevant des morceaux d’enfance. Qui se décollent. Et qui, à cause d’une couleur, d’un outil, d’un insecte, d’un arbre, se promènent eux aussi en Amérique, invisibles, cachés dans ce bagage immatériel qu’il porte partout où il va.

« C’est une route comme si
Entre Cougou et Vieille-Castille avec évidemment
Quelque chose de l’Ouest américain.
Les toits de zinc en partie rouillés font penser
Aux tôles des hangars chez mon père, une pie
Et de la chicorée sauvage fleurie, en bord de route. »

James Sacré : America solitudes, éditions André Dimanche.

vendredi 20 mai 2011

La Tombe du tisserand

L’histoire se passe dans un village perdu d’Irlande, quelque part entre ciel et terre, dans un cimetière à l’abandon, une vieille enclave appelée Cloon na Morav (le champ des morts) où une petite assemblée s’est réunie pour savoir où déposer le corps du tisserand Mortimer Hehir, mort si âgé que plus personne ne se souvient de l’endroit exact où il doit être enterré.

Il y a là la veuve, qui fut sa quatrième et dernière épouse, les fossoyeurs (de jeunes jumeaux armés de pelles) et deux vieux sortis on ne sait d’où. L’un fut cloutier dans une vie précédente et l’autre casseur de pierres. Ce sont ces deux êtres, venus des brumes, qui sont chargés de guider les vivants en quête de l’énigmatique sépulture.

« Meehaul Linskey, le cloutier, fut le premier à passer l’échalier. La surexcitation se lisait sur son visage. Long et voûté, il avançait en traînant les pieds. Derrière lui venait Cahir Bowes, le casseur de pierres, plié en deux depuis le bassin au point que son échine était horizontale comme celle d’un animal. »

L’étrange équipage va errer entre les tombes pendant des heures, les deux vieux prenant plaisir à se contredire, histoire de faire durer la recherche, forçant au passage les fossoyeurs à creuser des trous au hasard, butant sur des pierres, de la ferraille, des cercueils… Malgré leur grand âge, la sagesse ne semble pas  les avoir atteint. De plus, leur mémoire connaît de sérieux ratés.

« C’est alors, au milieu de cet effondrement, de cette impuissance, que la veuve parla pour la première fois. Au premier son qui sortit de sa voix, l’un des jumeaux redressa la tête et tourna les yeux vers le visage de la femme. D’une voix tranquille comme toute sa personne, elle dit : Je devrais peut-être aller jusqu’à la rue du Tunnel demander à Malachi Roohan où se trouve la tombe. »

On quitte à cet instant le cimetière pour pénétrer dans la chambre obscure d’un très vieux tonnelier. Celui-ci, grâce à un judicieux système de poulies et de cordes, réussit à extraire tête, barbe en pointe et buste squelettique du fond de son lit pour participer à son tour à la résolution de l'énigme. On comprend tout de suite que l’ancêtre a également des soucis de mémoire. Ce qui ne l’empêche pas d’être sûr de lui. Il confond les époques et les différentes femmes du tisserand et finit par affirmer que la tombe se trouve sous l’orme de Cloon na Morav et nulle part ailleurs.

De retour dans l'enclos avec la précieuse indication lâchée par le tonnelier, la veuve doit vite se rendre à l’évidence : il n’y a pas d’orme, et d’ailleurs pas d’arbres du tout, dans l’enclave désaffectée.

Menée entre légende et fantaisie, cette quête d’une tombe introuvable, superbement écrite, a tout d’une farce tragi-comique. Elle met sur le devant de la scène des vieux qui, ayant raté les étapes de la sagesse et de l’humilité au cours de leur (pourtant) long périple sur terre, se montrent tour à tour ingrats, irascibles, méchants, dérisoires, présomptueux et donneurs de leçons. Les seuls qui tirent leur épingle du jeu sont les plus jeunes, qui parlent peu et toujours à bon escient, autrement dit la veuve et les jumeaux.

L’auteur, Seumas O’Kelly, renverse avec ce court roman quelques valeurs établies. Ceci dans une époque (début du vingtième) et un pays (l’Irlande) où la vénération des anciens allaient bon train. La Tombe du tisserand qui fut publié en 1919, un an après son assassinat (à 37 ans) au siège du journal indépendantiste qu’il dirigeait, est son chef d’œuvre. Merci aux Éditions Attila d’avoir déniché, neuf décennies plus tard, ce texte drôle et caustique, celui d’un écrivain jusqu’alors inédit en France.

Seumas O’Kelly : La Tombe du tisserand, traduit par Christiane Joseph-Trividic et Jean-Claude Loreau, gravures de Frédéric Coché, éditions Attila.

mercredi 11 mai 2011

Précipice

Milan Füst, l’un des écrivains majeurs de la littérature hongroise, est surtout connu en France pour son roman L’Histoire de ma femme (Gallimard, Coll. L’étrangère, 1994). Ce titre ne doit pourtant pas faire ombrage à une œuvre de grande ampleur, allant de la poésie à la prose en passant par le théâtre ou les essais et se régénérant parfois dans ce que Füst lui-même appelle le « roman bref ». Précipice, publié par les éditions Cambourakis en est l’un des joyaux.

Ce récit, vif et percutant, écrit en 1929, suit les traces d’un narrateur, homme apparemment rangé, professant à l’université, respecté, et tout honoré de l’être, flânant sur une corde raide imaginaire, au bord de ce fameux précipice qui sépare tout simplement « ce qu’il est de ce qu’il vit ».

Dès le réveil, cet homme a ses habitudes. D’abord, il médite au lit durant une vingtaine de minutes, puis il boit un grand verre d’eau avant de prendre un bain durant lequel il lance un flot d’insultes au monde.

« Mais ce jour-là, j’y mis une hargne particulière. – “Espèces de sales crapules ! Engeance infâme !” criais-je aux murs de la salle de bains, tandis que le jet de la douche fouettait mon dos avec régularité et que je gesticulais dessous comme un prêtre romain pris de fureur. (C’était sans doute à mes collègues que je pensais). »

Ainsi débute une journée durant laquelle il va rompre avec son quotidien pour vivre des aventures singulières. Celles-ci ont lieu dans une ville (Budapest) enveloppée dans un brouillard bien tissé, droit venu sans doute des eaux du Danube. Ville et climat collent parfaitement à sa solitude et incitent à des haltes au café où le bien-être est toujours de rigueur, pourvu que l’alcool ingurgité soit à la hauteur. Ce qui est ici le cas.

Au fil de ses pérégrinations diurnes, puis nocturnes, le narrateur multiplie les rencontres avec des personnes qui lui furent proches. À toutes il pose des questions : qu’est-ce que la bonté, qu’est-ce que la liberté ? Il n’attend nul éclaircissement. Sait qu’il lui faut simplement assister jusqu’au bout à cette chute lente dont il est la victime consciente et consentante...

Ce qui étonne chez Milan Füst, c’est cette distance qu’il sait mettre entre ce que souhaite vivre son narrateur, adepte du monologue intérieur et des coups de folie, et ce que la bienséance lui demande de ne pas faire. Cela crée des situations épiques. Où l’humour et la sagesse s’épaulent, trouvant à chaque fois réponse adéquate aux velléités de l’énervé chronique qui ne cesse de virevolter au bord d’un gouffre qui a beaucoup à voir avec l’absurdité et ses pièges, espiègles et existentiels.

« Si quelqu’un jetait dans le puits une lampe allumée, il verrait un instant la raison d’être du puits, qui est d’avoir beaucoup d’eau. »

De Milan Füst (1888-1967), pour partager d’autres déambulations désabusées, pour découvrir d’autres passions inassouvies, pour toucher avec une réelle légèreté la psychologie de nouveaux personnages évoluant aux lisières d’une haute société sur la pente descendante, il faut également lire, chez le même éditeur, L’Histoire d’une solitude (autre roman bref, préfacé par Peter Esterhazy).

Mian Füst : Précipice, traduit du hongrois par Sophie Aude, éditions Cambourakis.

mercredi 4 mai 2011

Alain Malherbe, un soir rue de Seine

Il marche avec lenteur, portant une sacoche à l'épaule, sur un trottoir à la tombée du jour. Nous devons descendre la rue de Seine. Nous sommes sept ou huit, cheminant presque en file indienne à la recherche d'un resto. Je ne connais pas tout le monde. Il y a là Philippe Marchal et Jean-Pascal Dubost. Alain Malherbe, lui, s'est laissé glisser en arrière en compagnie de son ami Phan Kim Dien. Tous deux discutent avec véhémence. A un moment donné, je me demande si le débat n'est pas en train de virer à la querelle. Il y a de forts éclats de voix. Quelques passants se retournent. Philippe ne peut s'empêcher de sourire. Il me rassure illico. Il les connait mieux que personne. Il sait que tout à l'heure, quand la passion (qui se nommait Kenneth White) sera retombée, il vont revenir l'un et l'autre à notre hauteur, comme si rien ne s'était passé.

La suite de la soirée m'échappe un peu. C'était la première fois que je rencontrais Alain Malherbe. En 1989 ou 90. Peu de mots furent échangés entre nous mais assez, toutefois, pour nous reconnaître quelques points communs. A commencer par le travail. Comme lui, je bossais de nuit au tri postal. Nocturnes invisibles. Courant de Colmar à Bagnolet ou de Java à Stockholm, voire de Tanger à Vladivostok, dix heures durant avec alcool, café, tabac, etc, en appui... Passons vite sur les hangars de tôle, sur les travées, les chefs, les sous-chefs, les rangées de sacs ou les casiers. Passons également sur nos multiples coups de barre et sur ces pauvres matins blêmes (il les a bien décrits, décryptés et notés) qui laissaient toujours quelques collecteurs de brèves traîner leur déroute sur des trottoirs déserts.

« Au fait combien de lettres je trie
par nuit ? A trois barquettes d'une
contenance de 600 par heure
  • grosso modo 13000.
Et puis la poussière.
Le blam blam répété des sacs postaux
déversés dans l'auge paquets...

Putains d'enveloppes, à la longue
on reconnaît le pays d'expédition
à la texture du papier. »

Un poète, ce soir-là, un malicieux, un du genre Pierrot Gourmand, vint, du haut de son absence, jeter une nouvelle passerelle entre nous. Il s'agissait du marcheur Martin, à qui le piéton Malherbe vouait une belle admiration. De lui, il dit :

« Cultive un embonpoint somptueux.
Mérite bien un rôle de wattman salingue
à la Compagnie Générale des Omnibus. »

Ajoutant dans l'instant :

« Tubard : toute une adolescence par les livres.
Clerc de notaire donc, câline les demis
aux terrasses giboyeuses des brasseries. »

Il nous accompagna un bon bout de temps. Il tanguait, très à l'aise sur une chaloupe emplie de bocks tandis que nous, asséchant quelques chopes en terrasse, nous balancions, dans son sillage, nos feuilles de présence au monde par dessus bord... Bientôt, Yves Martin nous abandonna. Il se laissa dériver. Parti sans doute revoir Barfly, ce film qu'il aimait tant, avant de retrouver ses chats et ses boutons d'or, rue Marcadet.

J'ai revu Alain Malherbe à Paris lors du marché de la poésie en 1992. Stand de la revue Travers.  Dans laquelle il avait publié L'âge de l'espace. L'échange fut à nouveau rapide. Il travaillait sur de nouveaux textes. Très exigeant, il accumulait de la matière et ne voulait rien laisser au hasard. Il fallait relier les notes tirées du quotidien en les branchant sur des réseaux menant en bouquets à la mémoire, au savoir, à l'avenir et à l'espace...

Ensuite, il y eut un long silence, rayé par deux ou trois lettres, rien de plus, jusqu'à son coup de fil du printemps 1999. Voix lointaine, cherchant les mots justes, en quête de sens pour dire, comme dans sa poésie, malgré quelques amis et des milliers de livres, une grande solitude intérieure. Il travaillait toujours sur ces textes dont il me parlait déjà sept ans plus tôt... « Écriture en boucle », lâcha-t-il, sans s'expliquer davantage. Cet après-midi-là, 500 kilomètres nous séparaient. Ce fut pourtant notre plus longue (mais ultime) discussion.

« Des traces de neige sur les aiguillages,
comme de la plume. »

Quelques mois plus tard, je reçus une carte postale. Oblitérée à Paris 14, boulevard Brune, le 08/09/99, elle représentait un détail du Matelot de Vladimir Tatlin et ne contenait que ce simple message télégraphique, non signé : « Y. Martin. Mort ». Je sus, bien après, que cette carte était de lui. Ce fut son dernier signe.

L'annonce de sa mort en 2002 me parvint de façon assez similaire. Par une lettre presque illisible d'un Phan Kim Dien effondré.

Les fragments cités sont extraits de Diwan du piéton (coédition Le Dé Bleu / Écrits des forges)
Une présentation d'Alain Malherbe, par Jean-Pascal Dubost, est en ligne sur Poezibao.

vendredi 29 avril 2011

Ichi leu

Ichi leu (“ici là”) est un long poème écrit en picard par Ivar Ch’Vavar il y a une vingtaine d’années. Contrairement à ses autres textes, conçus dans la même langue et ensuite traduits par ses soins, celui-ci n’avait jamais connu de version française. Pour diverses raisons (il s’en explique en postface) il préférait, afin de garder une distance mentale vis-à-vis de tout ce que véhicule ce poème, en confier la traduction à un autre. À quelqu’un de « costaud », poète qui ait déjà une expérience de traducteur et pour qui le picard n’aurait pas de vrai secret. Et c’est tout naturellement Lucien Suel qui, s’y collant, réussit à maintenir ce texte très vif dans l’ici (le lieu : Wailly-Beauchamp, le village d’enfance de Ch’Vavar) et le là (le temps, le tempo, la tension).

Ch’Vavar aime prendre le pouls des grands espaces en empruntant de préférence les chemins creusés dans les sous-bois. Ceux-ci recèlent des présences insoupçonnées. Pour les débusquer, il faut marcher, se perdre, franchir les haies et les clôtures et surtout se fondre dans le paysage, à l’image de tous ceux qui peuplent les lieux et qu’il va devoir approcher, serrer, peindre. Il les repère de loin. Ils sont là.

« ils pataugent dans les ornières boueuses des chemins forestiers
ils titubent dans le fouillis des branches coupées,
ils ne cessent de rouler au sol malgré toutes leurs prières à la Sainte Noire Sœur. »

Il bat la campagne avec eux. Il foule l’herbe, marche dans la rosée ou dans les fougères du soir. Il avance à l’instinct. Les terres qu’il traverse n’ont rien des mornes plaines. Ici, tout vit, vibre et vibrionne.

« là, une truie en chaleur, ou ici une ribambelle de nains
oui, plus une pile de rondins qui me dégringole dessus tout ça c’est pareil. »

De temps à autre, l’aube éternue. Les hommes se frottent les yeux. Écarquillent leurs rondes prunelles. Et découvrent des scènes aussi brutales que brèves.

« il enfile son pantalon
il ouvre la vulve de sa vache
lumière rose et jaune ;
il enfonce le bras dedans et la tête
puis tout son corps pénètre à l’intérieur, sans blague !
Je suis sidéré
“il fait froid” me dis-je
j’entends frapper à la vitre
je me retourne : meeeeerde ! c’est encore lui ! »

Il note non seulement ce qu’il voit mais se remémore aussi ce qu’il a déjà vu, il y a cent ans ou plus, et continue, œil aux aguets, à arpenter le territoire en se calant, à fond de rétine, de crâne et d’imaginaire, tous les éléments susceptibles de rendre vivante la Grande Picardie Mentale qu’il saisit à bras le corps.

« De derrière les haies
des femmes vaporeuses
sortent la tête ;
sortent leurs seins
de leur corsage
et rient et me crient
(moi)
elles me crient FRELUQUET
(c’était facile à prévoir)
je leurs réponds du tac au tac ROULURES
(auriez-vous trouvé autre chose ?)

Il y a de l’immémorial dans l’air. Une fresque rupestre grandeur nature. Des personnages semblant sortis d’une toile de Jérôme Bosch sont éparpillés sur la prairie. Ch’Vavar est debout au milieu. Il bouge et frotte son corps et sa langue à l’écorce, à la terre. Il suce du sureau, repart, s’arrête un instant pour faire ses besoins ou pour se restaurer au creux de refuges teintés d’alcool.

« Nous sommes dans la baraque
Nous sommes dans le taudis
Et peut-être dans le réduit
Dans la crasse et les balayures
Dans le terrible capharnaüm
Des maisons, dans la buée
Dans la chaleur froide. »

Ichi leu, le poème de Ch’Vavar et ses galeries de portraits brefs, vivants et étincelants, est suivi de plusieurs autres textes (en français), toujours conçus autour de Wailly-Beauchamps et intitulés Vomi de vache.
L’ensemble – joyeusement illustré par Lucien Suel – se termine par une postface puis des commentaires de l’auteur qui témoigne, vingt ans plus tard, de ce que fut et demeure (fortifié par le recul) pour lui l’écriture et l’aventure menant à Ichi leu.

Ivar Ch'Vavar : Ichi leu, éditions des Vanneaux.