lundi 1 août 2011

Enfant gâtée

Bienvenue dans l’intérieur secret d’un couple ordinaire. Dieu et les apparences veillent sur lui.
Tout a débuté de façon assez banale. L’un a remarqué l’autre et l’inverse a également eu lieu. Les habitudes, les frôlements, les études communes (avec, au final, l’agrégation pour tous deux) ont fait le reste. Pour les mots d’amour, il faudra toutefois repasser. Leur kit de survie n’en contient pas.
Cela n’empêche pas le duo de se former. Puis de convoler. Et de trouver même refuge. Un appartement en proche banlieue pour faire ménage, s’apprivoiser, mieux se connaître. Pour, aussi, et tout le livre l’assène, se rendre compte du fossé qui les sépare et qui ne va cesser de se creuser.

Lui, il parle haut, il veut réussir, vaincre, se battre pour monter, diriger, maîtriser et assurer sa mâle assurance non seulement là où il enseigne mais aussi tout autour, là où ses grandes ailes pourront se déployer en laissant dans l’ombre ceux qui se trouvent dessous. Elle, par contre, « la nuque faible, les gestes menus d’oiseau tenu en joue », préfère s’effacer et vivre de calme et d’humilité.

« Le soir elle concocte des tisanes pour lisser ses nerfs à lui ».

Dès l’aube, il caracole. Il tonitrue, bombe le torse, repart à l’assaut. Bientôt, le lycée ne suffit plus. Il lui faut l’université. Il s’attelle à une thèse d’état. Et, vlan, y balance dix ans de vie. Pour rien, pour tout. Pour exister. Pour assouvir son besoin de reconnaissance. Pour calmer ses ardeurs, ses ambitions, son désarroi, son mal être.

L’équipage hétéroclite clopine ainsi, bon an mal an, sur les chemins tortueux de Bretagne et d’ailleurs tout en songeant de plus en plus fort à la survivance du clan nouveau.

« Là-dessus, elle et lui sont d’accord. C’est une nécessité pour étayer. Le couple et tout le reste. La procréation, elle s’y sent tenue. Pour ne pas démériter de l’exemple maternel. Pour accomplir son office terrestre et qu’ensuite les nues la reprennent. »

Une première fille naîtra. Puis une seconde. Différentes, cherchant l’une et l’autre leur place dans l’étrange cocon familial. Si la cadette (plus immédiate et désinvolte) s’en sort plutôt bien, il n’en va pas de même pour l’aînée qui, pensive et soucieuse, garde en intérieur ce qui l’oppresse. En réalité, ce qui l’empêche de vivre, de respirer, de penser correctement, c’est lui, uniquement lui, le père, avec ses propos, ses fulminations, ses certitudes, ses manières de chef qui s’autoproclame garant de tout savoir en maniant mots et théories pour imposer sa suprématie.

« L’aînée reste embrochée sur chaque aspérité. Ne veut pas se dérober au percement de la fraise tourneuse. Veut tout sentir à fond jusqu’à la douleur, jusqu’à sang giclé. Veut tellement savoir, veut tellement comprendre qu’elle en a les yeux laqués et vernissés. »

Cet homme, le père, Ysé Ténédim réussit – grâce à une écriture lancinante, grâce à ces phrases qui rabotent (lamelle après lamelle) et cognent en ne ratant jamais leur cible – à le rendre facilement familier et détestable. Le portrait qu’elle en brosse est à charge. Celle (narratrice) qui a, ici, devoir de le transmettre n’est autre que l’aînée. Qui a fini par trouver l’usage et la force des mots pour se sauver. Elle décrit, en détails, à flux continu, comment deux êtres si mal assemblés ont pu créer un tel gâchis autour d’eux.

Ce qu’il y a de gâté en elle, le sera pour longtemps.

« Des années après, des années et des années, chaque fois que l’aînée trouvera dans la boîte aux lettres une enveloppe couverte de l’écriture paternelle, ce sera frisson et sursaut, l’impression de toucher le feu, celui qui corrode, qui fait des cloques et des trous. »

Livre fermé, difficile de ne pas revenir sur l’écriture de Ysé Ténédim. Etonnante, elle ne cherche jamais la séduction. Préfère poser avec rigueur une langue qui n’en invente pas moins ses propres formes, laissant filtrer, entre blues et litanies, ce filet de voix permanent, tendu à l’extrême.

Ysé Ténédim : Enfant gâtée, Les Contre-bandiers éditeurs.




vendredi 22 juillet 2011

Pierre Peuchmaurd

« La poésie, elle, naît de l’unité du monde et la prouve. La transformation de la matière est sa matière. Elle dit le corps de l’homme, le cœur des bêtes, le vide des ciels, " le lait noir des légendes ". Elle ne porte que la voix du désir, et les poètes par où elle parle sont des accidents du désir ».

Ce qu’écrivait Pierre Peuchmaurd, en préface au Château Périlleux de Jean-Yves Bériou (L’escampette, 2003), pourrait, mot pour mot, s’appliquer à sa propre poésie. Pas besoin d’autres clés que celles qui ouvrent au désir pour entrer dans celle-ci. La langue est y sûre et simple. Les mots et la syntaxe le sont aussi. La métaphore s’invite le long des routes. Elle les borde et puis déborde. Il faut flâner, avancer. Le poème respire, se pare d’air pur et de grande légèreté. La plupart du temps, il vient de loin. Murit dans une paresse féconde. Décide seul de sa venue en empruntant des chemins de traverse sur lesquels des animaux fabuleux se promènent également. Il y a, entre talus, taillis, cascades ou déversoirs, des loups « bleus, un peu phosphorescents », de grands fauves, des éphémères, des nocturnes et parfois même « des anges cannibales ». Pour les voir, les surprendre, les suivre, il convient de faire vibrer sa capacité d’étonnement. S’offre alors, sous le calque de la réalité, un monde connu, un peu secret et pourtant évident.

« On ne me voit pas souvent devant une page blanche – ce qui m’épargne, à ce que je crois comprendre, bien des angoisses. Et, bien sûr, ce n’est pas une heure d’embauche, c’est un coup de grâce qui vient quand il veut, souvent quand je suis le plus absent à moi-même et à toute idée d’écriture ».

Ces moments brefs, suscités « presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose », ces moments qui conduisent au poème, Laurent Albarracin en parle on ne peut mieux, évoquant à travers eux « une poétique du lâcher prise », dans le bel essai qui permet d’entrer dans le premier livre consacré à l’œuvre de Pierre Peuchmaurd. Il suit pas à pas le parcours de celui qui fut l’un de ses amis, « témoin élégant », décédé en avril 2009, en s’arrêtant posément sur tous les éléments qui aident à mieux éclairer son écriture. Cela va bien sûr de ses liens avec le surréalisme (« le surréalisme a été, reste une des passions de ma vie, et certainement son axe moral ») à la présence toujours vive (et parfois sur-réelle) des animaux au sein de beaucoup de ses poèmes en passant par sa fascination pour le cycle du roi Arthur. « Le fils de l’ours et de la pluie, le chevalier rouillé, c’était moi. » (Arthur ou le système de l’ours, (L’éther Vague / Patrice Thierry, 1994).

« À bien des égards, cette poésie est inactuelle, elle se fiche comme de l’an quarante (lui préférant l’an de grâce !) des enjeux de la poésie postmoderne (le langage n’est pas son objet, ni la représentation), elle ne cherche pas les effets de style, ça n’est pas la manière qui compte, mais bien ce qui est dit : le monde retourné à sa simplicité déroutante, réduit à quelques scènes primitives, monde en proie à l’éperdu. »

Laurent Albarracin, sans jamais forcé le trait, avance avec calme et méthode, entrouvrant les portes, détaillant l’intérieur des pièces et invitant ensuite le lecteur à aller y voir de plus près. Un choix de poèmes, un étonnant autoportrait en forme de récit (L’Année dernière à Cazillac), deux entretiens et divers documents touchant tout particulièrement à l’activité éditoriale (création des éditions Maintenant, Toril et Myrddin) de Pierre Peuchmaurd complètent un ensemble où figurent aussi un cahier photos et une conséquente notice bibliographique.

« On avance dans une allée grise et verte
et l’homme qui marche devant nous
c’est Pierre Reverdy
On le reconnaît au halo de réverbère
qu’il porte autour du cou
on le reconnaît à la courbe de son destin
semblable à celle du nôtre,
plus ancienne et plus jeune. »

(La Rousse, extraits, éditions Pierre Mainard, 2006).

Pierre Peuchmaurd par Laurent Albarracin, éditions des Vanneaux.

jeudi 14 juillet 2011

La patience de Mauricette

« Je passe du temps ici ou là, aujourd’hui et avant dans l'autrefois quand j’étais jeune à Saint-Venant Deûlémont Houplines Armentières. C’est pour ma santé variable. Éclaircies dans la bruine. Je sais encore le mot mantra pour répéter mon nom. Je m’appelle Mauricette Beaussart. Je suis née à Haverskerque. C’est ma biographie. Une maladie m’a attrapée. »

Mauricette Beaussart a eu une vie littéraire (fragmentée et à éclipses) avant de prendre place dans le deuxième roman de Lucien Suel, publié à La Table Ronde en 2009 et désormais disponible en Folio. Un temps, elle fut d’ailleurs présente sur internet, y tenant, épisodiquement, un blog. Certains lecteurs l’ont sans doute également croisée dans Cadavre grand m’a raconté, une Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, publiée par Ivar Ch’Vavar aux éditions du Corridor Bleu en 2006. D’autres auront remarqué la chronique intitulée « Vapeurs » qu’elle donnait tous les mois à Guy Ferdinande pour sa revue « Le Dépli amoureux ». D’autres encore, plus rares, ont peut-être eu entre les mains un petit livre gris, publié à Lyon à l’enseigne des éditions de Garenne. Ce livre, Lettres de l’asile, écrit en 1989, alors que Mauricette était hospitalisée à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Venant, n’aurait pas vu le jour sans l’entremise et l’amitié de Christophe Moreel. Tous deux s’étaient rencontrés un an plus tôt lors d’un stage d’informatique et tous deux se retrouvent à nouveau, vingt ans plus tard, dans un contexte plus difficile, plus délicat. L’un de ces moments où le fil de l’existence, déjà tendu à l’extrême, peut définitivement se casser.

Mauricette, maintenant âgée de soixante-quinze ans ("je suis vieille maintenant"), a subitement disparu de l’hôpital d’Armentières où elle était soignée en psychiatrie. Son ami Christophe  tente de la retrouver. Pour ce faire, il lui faut interroger tout autant le passé que le présent. C’est cette équation, plus facile à poser qu’à résoudre, que Lucien Suel grave noir sur blanc dès le début du livre. Il le fait avec tact et minutie. En donnant, d’emblée, corps à celle dont la présence, mélancolique et fissurée, va clairement s’imposer. Cette femme, dont il esquisse le portrait en couvrant, de façon fragmentaire, trois quarts de siècle, est d’une grande richesse intérieure. À la fin de chaque chapitre, des extraits d’un long monologue, presque psalmodiés, transcrits dans un phrasé aléatoire et percutant, viennent (en italiques) en attester en posant la voix de celle qui sait ce qui résulte du mot souffrance .

« Mon sommeil est invisible. J’ai eu peur, je crois aux rêves ça va s’arranger et je sens que ça va s’aggraver. Je compte les pommes de terre dans le seau pour dormir. Mais j’ai aussi des cachets, trois fois par jour. Pas au goûter. Juste du jus de fruits et du pain d’épices. J’ai commencé la folie en revenant du cimetière. Ma jeunesse a été perturbée. Je n’étais pas sûre d’être là. »

Hantée par des images récurrentes, des fantômes qui ne la quittent jamais (la mère morte en couches, le petit frère noyé un dimanche de Pâques, le père pendu avec sa ceinture) et des peurs attisées par une culpabilité quasi originelle, Mauricette Beaussart met toute sa patience, son acceptation, sa curiosité et sa soif de savoir pour continuer, malgré tout, à aller de l’avant, à rêver, à s’évader.

« Je ne vais pas m’engluer dans la ressasse du passé. Avant de partir, je vais retirer ces pages. Je laisserai le reste derrière moi sur le dessus-de-lit. J’ai vu le chemin parcouru à reculons. Je sais la chose qui me rend la plus malade. C’est la douleur dans ma vie mais la souffrance devient l’amour du monde sous mes pieds et dans mes yeux. On m’a visitée. Je ne guérirais peut-être pas complètement mais je suis passée à un grand amour sur la planète. Le poème de la terre, d’une enfance innocente. Je ne suis pas malheureuse. Je suis libre. Je continue. »

Après Mort d’un jardinier, Lucien Suel nous fait entrer dans un roman de forte humanité, un roman où passé et présent (collés à la terre et aux paysages du Nord) s’épaulent  avec force pour donner vie, voix et chair à celle qui, finalement, ne disparaît (aux yeux des autres) que pour mieux se retrouver.

Lucien Suel : La patience de Mauricette, Folio, 2011.

mardi 5 juillet 2011

Derrière le fleuve

L’eau coule en permanence dans les livres de Joël Bastard. Elle sait souvent se faire discrète, souterraine, ne devenant visible qu’en lisière, dans un coude, à la sortie d’un sous-bois ou d’un bloc de pierres. En d’autres occasions, elle peut aisément se donner, offrir ses reflets, prendre un peu du ciel, des arbres, des silhouettes humaines en se montrant claire, imprévisible, vitale. C’est ainsi dans Casaluna (Gallimard, 2007) qui trouve son titre dans le nom d’une rivière corse qu’il n’a jamais cessé de sonder. Ce l’est aussi dans Bakofé (Al Manar, 2009) et ce l’est à nouveau dans ce journal écrit durant l’hivernage 2005 à Ségou Koura au Mali. La vie sur place est indissociable du grand fleuve Niger. Le village vit avec et sait combien, en plus d’être force d’eau, le fleuve est également griot que l’on doit écouter.

« Sans cesse le fleuve est pris dans les mains. Est pris en main ! »

 « Le vent tresse le fleuve à perte de vue. Barrière d’eau pâle pour des jardins lointains. »

 « Boubous retroussés. Les longues jambes en feu s’éteignent dans le fleuve aveugle. »

« Le voyage a commencé bien avant ma naissance » avoue Joël Bastard au tout début de son livre. Il s’en expliquera peu après. Dira ce qu’il doit à son père marin faisant escale en Afrique bien avant lui. De temps en temps, d’autres références viendront. Elles resteront brèves, fil tendu et discret, associées aux notes qu’il prend quotidiennement en vivant au milieu des villageois.

Pendant deux mois, il partage leur quotidien. Il se met à l’écoute de leur mémoire. Décrit le fragile équilibre qui se maintient entre modernité et coutumes ancestrales. Il écrit dans « des carnets de travers » des moments de vie, entrecoupés de réflexions et de citations, en gardant constamment à l’esprit que ce qu’il voit, entend, enregistre, imagine ou pressent n’est qu’une infime partie de la réalité. Les évidences locales renferment des secrets qu’il ne percevra jamais. Ils viennent de trop loin. Il en est conscient. Ne s’en émeut pas. Il est là pour vivre en tentant de réduire la distance qui existe entre ce qu’il connait et ce qu’il découvre. Il est aussi là pour donner de la lumière à ce qui reste trop souvent dans l’ombre.

« Le soir venu, les courbatures du langage prennent le frais sur la terrasse. Les pieds en éventail devant le dictionnaire fermé du fleuve. »

« Hier soir je n’ai pas pris mon carnet sur moi. Comme si pour une fois je ne voulais pas qu’il voie ce que je devais vivre. »

Joël Bastard fait passer, en peu de mots, avec un lexique approprié si nécessaire, son étonnement aux autres. « Je suis en fait débordé par tout ce que je vois et vis ». Il est disponible, attentif, prêt à recevoir ce qui n’est souvent que suggéré. Et ici c’est le fleuve, et lui seul, qui suggère. C’est lui qui souffle, parle, décide et collecte les murmures des riverains...

« J’entends les claquettes d’Ousmane en cuisine. Une chanson à la radio fait danser les mouches sur la table émiettée. Un rat pointe son museau près du fourneau amélioré. Du vent, des feuilles plus que sèches qui tombent, cognent la terre. Le vacarme des roniers dans le ciel. Ousmane claque des doigts. Le repas est bientôt sur la table. »

Joël Bastard : Derrière le fleuve, éditions Al Manar.

dimanche 26 juin 2011

Lenz

Lenz, assurément l’un des plus beaux textes de la littérature allemande du dix-neuvième siècle, c’est d’abord l’histoire vraie, retracée avec grande précision par Büchner (1813-1837), d’un dramaturge traversant la montagne pour se rendre, en janvier 1778, chez un pasteur alsacien à qui on lui a recommandé de confier son âme malade.

« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. »

L’écrivain que Büchner suit, cinquante plus tard (on situe l’écriture de ce texte en 1835), s’appelle Jakob-Michael-Reinhold Lenz. Il fut élève de Kant, admirait Shakespeare, avait vécu cinq ans à Strasbourg et était déjà connu pour quelques pièces (Le Précepteur, que Brecht adaptera au vingtième siècle, Le Soldat, Le Nouveau Menoza) quand il entreprend le voyage dans la montagne.

Le pasteur Oberlin qu’il va ainsi rejoindre (traversant les bourrasques, les brumes, les sommets enneigés et les nuages difformes) est un luthérien éclairé et respecté que de nombreux intellectuels visitent régulièrement.

« Oberlin lui souhaita la bienvenue, il le prenait pour un ouvrier : "soyez le bienvenu chez moi, bien que je ne vous connaisse point. - Je suis un ami de (...) et je vous transmets son bonjour. - Votre nom si je puis me permettre ? - Lenz. - Ah ! tiens donc, n’avez-vous pas été édité ? N’ai-je pas lu quelques drames qu’on attribue à une personne de ce nom ?" »

Ce que Büchner met en scène dans cette nouvelle étonnamment dense demeure un épisode très court (à peine quelques semaines) de la vie de Lenz : son séjour chez Oberlin et son comportement de plus en plus agité et perturbé, oscillant entre angoisse, folie et dérèglement guidé par un imaginaire mystique en proie à d’extrêmes tentations. Le résultat escompté (le calme, l’harmonie) sera au final totalement inversé.

« Le 3 février, il entendit dire qu’un enfant, qu’on appelait Frédérique, était mort à Fouday ; il s’empara de cette nouvelle comme d’une idée fixe. Se retira dans sa chambre, et jeûna pendant un jour. Le 4, il entra subitement dans la salle où se trouvait Mme Oberlin. Il s’était enduit le visage de cendre et réclamait un vieux sac ; elle eut peur, on lui donna ce qu’il demandait. Il s’enveloppa dans le sac comme un pénitent et prit la route de Fouday. »

La suite, tous ceux qui ont un jour ou l’autre vibré à la lecture de cet ensemble maintes fois publié la connaissent. Il va non seulement se rendre dans la chambre de l’enfant mort mais la toucher, lui parler, lui prendre les mains ("suppliant Dieu de se signaler à lui par un miracle") et tenter d’initier une impossible résurrection... Plus tard, il ira baiser la terre de la tombe, arrachera un bout de fleur, marchera vite, ralentira, se cognera la tête contre les murs, tentera de se suicider de différentes façons, forçant Oberlin à se séparer de lui...

« Lenz avait le regard paisiblement perdu dans le paysage, aucun pressentiment, aucune contraction en lui ; rien qu’une angoisse sourde qui montait en lui à mesure que les objets se dissipaient dans les ténèbres. »

L’écrivain Lenz - qu’on abandonne ici à l’entrée de Strasbourg - laissa ensuite "aller sa vie". Il multiplia les errances. Plusieurs années passèrent... On retrouva un jour son corps dans une rue à Moscou.

Cette édition de poche s’avère judicieuse à plus d’un titre. L’œuvre de Georg Büchner (il s’agit, en l’occurence, de son unique nouvelle, traduite et présentée par Jean-Pierre Lefèbvre) est suivie de deux textes importants et très complémentaires : Monsieur L... , celui du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (qui inspira l’auteur de Woyzeck) et celui de Paul Celan, Le Dialogue dans la montagne, relié, lui aussi, à l’itinéraire de Lenz :

« Il s’en alla et s’en venait, s’en venait comme ça sur la route, sur la belle, sur l’incomparable route, s’en alla comme Lenz, par la montagne, lui qu’on avait fait habiter en bas, à sa place, dans les zones basses, lui, le juif, s’en venait et s’en venait. »

Georg Büchner : Lenz, suivi de Monsieur L. (Jean-Frédéric Oberlin) et du  Dialogue dans la montagne (Paul Celan), collection Points / Seuil.