dimanche 11 septembre 2011

Mobile de camions couleurs

James Sacré a longtemps sillonné les routes américaines. Ses longs et minutieux périples se retrouvaient déjà au cœur de l’imposant America Solitudes. Cette fois, son voyage se fait de façon tout aussi précise mais plus directe. Deux éléments, liés au regard et à la route, servent d’appuis (et peut-être aussi de déclencheurs) à son projet. D’abord le livre Mobile (sous-titré Éléments pour une représentation des États-Unis) que Michel Butor publia en 1962, jouant sur l’homonymie des noms de villes des différents états pour jeter les bases de ses parcours listés, sinueux, concrets, détaillés, et ensuite le rôle essentiel, presque de tissage du territoire, qui est celui des grands camions colorés chargés de relier les différents points du continent en roulant d’une ville à l’autre, traversant les paysages sans les voir et emportant avec eux, dans leur fumée, dans leur chant lancinant, un peu des rêves de ceux qui les regardent s’éloigner et disparaître derrière la ligne d’horizon.

« C’est évidemment sur les grands axes routiers
Qu’on voit lancée toute leur force
Mais souvent les voilà où tu n’aurais pas cru, par exemple
La route quittée, sur une étroite bande de terre labourée
Juste avant d’arriver au pueblo de San Felipe
Une cabine motrice blanche avec sur le plancher de la remorque
Un tracteur agricole jaune l’ensemble
Sur un fond gris sali de vert, collines basses
Et l’ampleur du ciel au-dessus, ou l’ampleur du temps. »

La complicité entre Butor et Sacré est discrète mais très présente. Des fragments de Mobile prennent place dans le texte et l’ensemble donne à voir une série de photos réalisées par Butor aux États-Unis entre 1960 et 1965. Photos de villes où les camions ne sont pas visibles. Leur circulation n’a lieu que dans les poèmes. C’est là que James Sacré les cadre en un clin d’œil. Il surveille les aires de repos ou les parkings de restaurants pour poser son regard et ses mots sur les couleurs et leurs contrastes, sur les chromes qui brillent au soleil, sur les hauts pots d’échappement en forme d’oreilles dressées de part et d’autre du capot, sur « le museau carré », sur le nez busqué et grillagé, sur les cabines aménagées, sur les longues remorques de ces bâtiments silencieux qui bientôt vont se réveiller, repartir, bondir, rouler sur la route 66 ou plus loin encore, dans « les solitudes du Malpays »,

« Vont-ils vraiment
Tirer avec eux tout ce mauvais pays de laves noires et de genévriers
Jusqu’à Boston ou Chicago, jusqu’à Philadelphie ? »

Sacré aime sentir les camions se glisser et bouger dans ses poèmes. Il remplace parfois à distance des conducteurs « pas visibles dans leur cabine haut fermée ». Dans son livre, le trafic est soutenu. La mécanique répond au quart de tour. C’est « un cœur qui bat fort ». Qui rythme le travail incessant et le roulement permanent de ces véhicules qui traversent son imaginaire.

James Sacré : Mobile de camions couleurs, photographies de Michel Butor, Éditions Virgile.

samedi 3 septembre 2011

Terreferme

Terreferme est, après Fondrie (Cheyne, 2002), le deuxième volet de la tétralogie « La rêverie au travail » à travers laquelle Jean-Pascal Dubost entend écrire, décrire, percer, interroger les quatre éléments présents « dans la vie réelle » ainsi que leurs rapports directs « sur les activités humaines dans certains secteurs économiques dont ils sont ressource, matière ou énergie ».

Si Fondrie s’attachait au feu de la fusion, Terreferme, comme son titre l’indique, est tournée vers la terre, celle que l’on ouvre, que l’on laboure, celle où l’on sème, sue, récolte. Autrement dit la terre liée à la ferme et plus précisément à ce que l’on nommait « ferme modèle », concept apparu dès le dix-huitième siècle mais qui ne vit le jour qu’au dix-neuvième, faisant en particulier une belle incursion aux alentours de Segré. C’est là, dans le pays du Haut-Anjou Ségréen, que Jean-Pascal Dubost fut, il y a quelques temps, en résidence d’écriture. Il en profita pour arpenter la contrée en quête des vestiges encore visibles de ces fermes dont l’une, située à Bourg d’Iré, vit le jour sous l’impulsion du comte Alfred de Falloux (auteur de la loi du même nom) lorsqu’il rentra au pays « en homme politique déchu par le coup d’état du 2 décembre 1851 ».

« De Falloux fit supprimer fossés et chemins creux, fit terrasser, niveler, drainer, assainir, irriguer et imagina cette ferme régulière et symétrique, sans fantaisie, reposant sur un principe énoncé dans son idylle historico-philosophique Dix ans d’agriculture. »

Dans ces fermes, chaque bâtiment a une affectation distincte. Hommes, bêtes, fourrage et matériels ont chacun leur espace. Les constructions se font souvent en U. Parfois, un système ferroviaire avec « wagonnets facilitant l’évacuation du fumier et diminuant la pénibilité du travail » traverse les bâtiments. Impératifs sanitaires, économiques et industriels sont extrêmement liés.

J.P. Dubost sillonne la campagne en voiture. Il prend notes et photos. Il écrit de courtes biographies des personnages ayant marqué les lieux. Il consulte les registres, repère les failles, scrute le paysage et finit par rencontrer l’un des derniers témoins d’une époque révolue : Alfred Liaigre, commis chez l’éleveur Huet de 1939 à 1945. Ce qu’il dit, et que l’auteur enregistre puis retranscrit, nous plonge au cœur du bocage, de ses us et coutumes, de ses duretés à la tâche, des exigences des patrons et châtelains d’époque.

« L’homme a d’évidence ici cherché à construire un “paysage modèle” et notre rêverie notera le bocage lentement défait par l’action agricole, les talus arasés, les souches mortes, les émousses mourantes, les racines déchaussées, les champs ouverts… »

Dans ce livre, écrit « en vers injustifiés », la poésie n’est pas là où on l’attend. Elle est dans les interstices, dans la matière, dans la densité de la langue, dans la respiration soutenue, dans les proses sinueuses où circulent réflexions, descriptions, repères économiques, architecture, histoire, économie. Un livre plein d’herbe, de terre, de tuffeau, de schiste noir, d’odeurs, de cadastres, de boue, de borriques débondées et de cidre frais, un livre que l’auteur, qui parle de « paresse travaillée », verrait bien étincelant de « bouésie ».

Jean-Pascal Dubost : Terreferme , éditions  L’idée bleue.
Logo : Carrière de Misengrain, photographie de Jean-Pascal Dubost.

vendredi 26 août 2011

Vent de cendre

Hervé Carn semblait s’être un peu éloigné de la poésie pour privilégier, durant la dernière décennie, la prose, la narration, avec, en point d’orgue, son roman La Procession d’Echternach  paru chez Léo Scheer en 2006. Auparavant, il avait donné un très vivant Julien Gracq  (éd. L’Atelier des brisants), une évocation personnelle à situer du côté de la rencontre, de l’amitié et de la complicité.

Il revient, et bien en poésie cette fois, avec Vent de cendre, triptyque qui bouscule l’habituel parcours de tout un chacun ici-bas pour en substituer un autre : qui va de la mort à l’ombre pour revenir « au pays d’avant-naître » (expression empruntée à Roger Gilbert-Lecomte). Cet itinéraire délicat et angoissant passe grâce au lent murmure qui habite ces pages et qui, relié au vent, s’immisce là où se trouvent des brèches, des creux, des interstices. 

« Tu sortais, tu sifflais,
Tu appelais la nuit,
Car la nuit, pensais-tu,
Pouvait recouvrir les êtres
D’une tranquillité d’oubli. »


Le  Vent de cendre qu’Hervé Carn suit à la trace vient de loin, de régions brûlantes, pour se calmer au contact des corps inertes, des arbres en attente et des vagues échevelées. Au bout du compte, il n’aura cependant « pas eu la force de ne pas mourir »


Hervé Carn, Vent de cendre, éditions Dumerchez (2, rue du Château, BP 70218 – 60332 Liancourt cedex).

mardi 16 août 2011

Les Alentours

Michel Dugué offre une parole de grande retenue. Son attention au paysage s’y révèle toujours fertile. L'auteur d'Un Hiver de Bretagne (roman, Ubacs, 1985) ou du Chemin Aveugle (récit, Apogée, 2002) publie peu en poésie : il aura  fallu attendre six ans entre la sortie de son recueil Le Jour contemporain (Folle Avoine, 1999) et celle des Alentours (2005) où il nous rappelle, avec discrétion, combien les sous-bois, les chemins de traverse, les sentiers du bord de mer recèlent de bruissements infimes. Reste à les percevoir et à les transmettre... Le suivre au fil de ses longues marches en solitaire est sans nul doute l’option la plus sûre pour y parvenir. On met nos pas dans les siens. On se laisse guider. En lisière du monde, dans ce grand dehors où il isole et cisèle talus, roches, fragments de vies, échos furtifs et présences invisibles. Rien ne lui échappe. Il s’avère constamment à l’écoute, patient et enclin à la réflexion. 

Ici, il s’arrête. Observe « un morceau de vitrail. Mesure le temps qu’il faut pour que la lumière s’y réfléchisse ». 

Ailleurs, et plus tard, passé l’averse, la pénombre, on retrouve à nouveau cette lumière, très présente chez lui. Cette fois, elle « se retend
 
comme si des mains agiles
avaient recousu les bords,
ravivé l’air et
le bleu des ardoises. »
 
Cette voix, apparemment simple et posée, est en réalité teintée de nuances. La capter demande d’aller la rejoindre là où elle vibre, c’est à dire dans la fragilité et le secret des lieux que cet auteur arpente, sans relâche.



vendredi 5 août 2011

Little Man

Familier des voyages immobiles et traqueur capable d’attraper in extremis et à toute heure des lignes imaginaires partant pour l’Ouest américain, Thomas Vinau arpente le quotidien de façon presque minimaliste. Il fixe avec légèreté ce qui se voit peu ou pas. De l’infime, de la poussière, des « riens » qui zèbrent sa pensée et dessinent une perception de l’instant que ses poèmes brefs isolent avec tact. À l’intérieur, des pépites. Qui brillent et éclatent au fil de séquences où se mêlent désarroi, rêve, bien-être et besoin d’écarter les murs du bureau pour qu’y entre un peu du souffle et de l’espace de ceux qu’ils vénèrent : Brautigan, Cravan, Hopper, Bukowski et tant d’autres.

« La peur a ses habitudes
l’heure clignote en rouge
chaque nuit
la lune se fiche de moi
pendant que je deviens minuscule. »

Little Man, l’un de ses récents recueils, titre emprunté à Tom Waits, poursuit la mise à jour, par fragments, de ce monde peu visible qu’il cherche à sonder. Il fouille du côté des anomalies, des brindilles, des ronces, des restes de brume ou de nuit blanche. Y trouve de l’infiniment petit. Posé sur une ligne de partage où l’équilibre entre le doute et la sagesse reste, à l’image de l’existence même, extrêmement précaire. Il ne s’inquiète pas pour autant. Prend note. Écrit. Continue le chantier sans fin qu’il a ouvert il y a quelques années et qui comprend déjà de nombreux titres, tels L’âne de Richard Brautigan (éditions du soir au matin), Hoppercity (éditions Nuit Myrtide), Fuyard debout (Gros textes) ou La poésie est un sale type (éditions de La Vachette alternative) ou encore, tout récemment,  Un pas de côté, premier livre des éditions Pointe Sarène (5 traverse de l'orée du bois, 06370 Mouans-Sartoux.

Thomas Vinau : Little Man, éditions Asphodèle (23 rue de la Matrasserie – 44340 Bouguenais).